LE MODÉRATEUR: Chers maîtres, pères et mères, dieux et déesses, anges et démons, personnages, figures et monstres mythiques, légendaires, littéraires ou historiques, bons, méchants et (surtout) autres, immortels par nature ou immortalisés par vos œuvres, celles que vous avez faites comme celles qui vous ont faits -- je voudrais sans nommer personne n'oublier personne, mais je n'y parviendrai pas ! -- merci du fond du cœur d'avoir si aimablement répondu à mon invitation. C'est d'autant plus chic de votre part que ne suis pas de votre monde, bien que -- comme tout le monde -- je l'habite.
Non content de me poser en convocateur, il me faut m'imposer en interprète, médiocre évidemment. Je vous connais et vous entends inégalement. Quelques-uns d'entre vous m'ont permis de leur devenir un peu familier, dans le meilleur et (j'espère sans trop d'impudence) dans le pire sens du mot. D'autres, plus nombreux, innombrables au vrai, sont tout au plus pour moi des noms associés à quelques sentences mal comprises ou, pis encore, à des "idées" probablement inexactes. Que ceux-là voient dans la distance, l'obscurité ou le silence relatifs ou absolus où je les tiens des marques de mon insuffisance et de mon respect -- en aucun cas d'un quelconque mépris: tous, je le sais bien, vous avez été importants, précieux, irremplaçables. Si jeune que soit par rapport à la vôtre ma vieillesse, elle a heureusement -- pour moi -- passé l'âge ingrat des choix et des rejets présomptueux.
Je vous ai appelés, vous vous en seriez doutés, au chevet de mon "époque"; parce que son état me paraissait grave, plus que critique, désespérée peut-être. Certes vous en avez vu d'autres, et votre présence à ses côtés suffirait à lui redonner des couleurs et à alléger la sévérité du diagnostic et du pronostic, sans même en modifier la teneur. Et alors ? semblez-vous déjà dire, sans avoir encore rien dit. Nos mondes, nos peuples, nos langues, nos villes, nos temples, nos écoles, nos livres aussi ont péri. Oubliés ou mécompris, nous ne nous en portons pas plus mal. De temps à autre une évocation, une convocation comme celle-ci nous amuse, nous distrait -- à peine -- de notre temps et de notre lieu, mais elle ne nous en éloigne pas et ne saurait nous en déposséder. "Mort: immortel", écrivait dans ta langue l'un des derniers arrivants parmi nous. C'est en mourant qu'on apprend l'immortalité, comme impossibilité ou indifférence de mourir. Seriez-vous les derniers à passer par là que votre sort ne serait ni pire ni meilleur que le nôtre. Quant à nous, n'avons-nous pas vécu en chacune de nos disparitions la disparition, sans lendemain, en dépit des lendemains qui ne seraient plus nôtres ?
Reste que de là où je me trouve, j'éprouve le besoin de vous entendre et de vous faire parler, et pas seulement comme je viens de le faire, globalement et malgré vous -- de vous prier, s'il vous plaît et comme il vous plaira, de prendre tour à tour la parole. Loin de moi, je tiens à vous rassurer tout de suite sur ce point, l'intention de vous demander des comptes. Sans doute vous êtes bien pour quelque chose dans la situation (pour moi) "présente", mais cela ne diminue en rien notre responsabilité. J'espère de vous réflexion et conseil.
Parmi les nombreuses difficultés que j'envisage au seuil de ce colloque, la première est celle de vous nommer et de vous distinguer les uns des autres. Sur vous l'illusion de l'individualité (avec ce qu'elle présume d'indivisibilité, de continuité ou d'homogénéité "interne", et de séparation, de discontinuité et d'hétérogénéité "externe", en somme d'identité de "chacun" et de différence avec "les autres") n'a guère de prise. Je ne vous crois -- par conséquent -- pas trop sourcilleux sur les droits d'auteur et de propriété intellectuelle, mais je ferai de mon mieux. D'ailleurs je vois déjà au premier rang quelqu'un que je connais un peu demander la parole. Comment vous nommer: "Dieu", "le Dieu unique" ?
LE DIEU UNIQUE, souriant; quelques chuchotements et rires étouffés dans l'assemblée: Comme vous voudrez. On m'a assez reproché, non sans raison, d'avoir pris la place des autres pour que je me permette encore, et un peu plus modestement, de dire un mot en leur nom à tous. Ici, bien entendu, une fois n'est pas coutume, je parle sous leur contrôle: ils me corrigeront s'ils le jugent nécessaire, ce dont je ne doute guère.
C'est justement de cette place, que j'ai prise (un temps et aux yeux de quelques-uns, n'exagérons rien), que je voudrais parler. Cette place donc que j'ai prise, je ne l'ai pas inventée: c'est peut-être bien la seule chose que je n'ai jamais prétendu "créer" ! Comme l'ont tant répété certains de mes collègues athées ici présents -- et qui, soit dit en passant, ne doivent être beaucoup moins étonnés que moi d'être ici présents ! -- cette place, qui fut avant la mienne celle des dieux et des démons de toutes sortes, et des esprits et des ancêtres, cette place qui a été peu ou prou la nôtre à tous, c'est vous, les mortels, qui nous l'avez ménagée et assignée, en marge de votre "réalité", avant et après, au-dessus, au-dessous et ailleurs. Ailleurs, mais pas trop loin non plus. Pourquoi ? J'ai ma petite idée là-dessus. C'est surtout qu'il vous fallait un public. Pour vous juger peut-être, vous approuver ou vous désapprouver, vous récompenser ou vous punir, vous encourager ou vous décourager, mais en tout cas pour vous regarder et vous écouter. Être spectateurs et auditeurs, juges, bienfaiteurs et bourreaux les uns des autres ne vous a jamais suffi. Et si vous ne nous avez pas toujours voulus bienveillants ni justes, il est toujours allé de soi parmi vous que nous devions nous intéresser à vous. Le pauvre Job, qui est ici des nôtres, se souvient sans doute de la tête qu'il a faite le jour où j'ai tenté de lui suggérer que les préoccupations humaines étaient le cadet de mes soucis...
Or il me semble que c'est encore à ce titre que nous avons été aujourd'hui convoqués. Dites-moi si je me trompe: plus encore que de la "réflexion" ou des "conseils", certainement plus qu'une quelconque "intervention" à laquelle vous ne croyez pas vous-même, c'est notre sentiment de spectateurs que vous nous demandez sur le spectacle. Qu'il nous plaise ou nous répugne, qu'il nous comble de volupté ou nous mette en fureur, qu'il nous fasse rire ou pleurer, qu'il nous ennuie même à mourir, qu'il nous indiffère à la rigueur, mais que nous soyons quand même là pour y assister jusqu'à la fin.
Je joue le jeu, en ce qui me concerne. J'ai été parfois ému, presque enthousiaste (un mot qui ne me sied guère, ou qui me sied trop bien), indigné, furieux, dégoûté, indifférent. Mais le sentiment qui l'a emporté, c'est sans doute la pitié. Zarathoustra, que je salue -- Zarathoustra-le-Jeune, l'alter ego de l'ami Nietzsche, que je salue également, non pas Zoroastre l'Ancien qui m'a précédé et qui sait bien que je lui dois (presque) tout -- m'en a même fait mourir, de cette pitié pour l'homme, ou -- ce qui revient à peu près au même -- de la main de l'homme ne supportant plus ma pitié.
C'était bien vu, je dois le dire, mais encore optimiste: être spectateur et référent captif, unique de surcroît et compatissant, forcément compatissant, de toutes les tristesses, de toutes les angoisses, de toutes les hontes, de toutes les médiocrités et mesquineries humaines, il y avait de quoi en crever en effet, tout immortel qu'on me crût. Bien rares furent ceux qui eurent pitié de moi -- ce qui n'arrangeait rien, au contraire, mais c'était quand même une attention délicate de leur part.
Que faire ? Pour faire quelque chose il fallait d'autres noms et d'autres visages, à qui j'ai volontiers cédé la place -- comme je leur cède maintenant la parole, si le cœur leur en dit."
(A suivre... qui sait ?)