Pour l'esprit étiologique qui chercherait à rapporter tous les malheurs du monde -- que celui qui se croit incapable de pareille sottise réfléchisse un peu avant de lui jeter la première pierre, ou peut-être la deuxième ! -- à une cause unique, péché originel, faute séminale, vice de conception, tare cosmogénétique, le temps serait le suspect numéro un -- un candidat autrement plus sérieux à tout le moins que Pandore ou Prométhée, Eve ou Adam, le serpent, le diable ou Dieu lui-même, qui sont tous d'entrée de jeu placés sous son empire. Les théistes les plus naïfs rétorqueront (trop) vite que Dieu a créé le temps, ex nihilo par-dessus le marché. Mais outre que parmi eux les "fondamentalistes" seraient bien en peine de "fonder" cette affirmation sur des textes anciens (bibliques par exemple), où la question de l'origine du "temps" se pose encore moins que celle de l'"espace", de "l'être" ou du "langage" en tant que tels (tous ces grands omniprésents longtemps passés inaperçus tant ils allaient sans dire), elle se désagrège d'elle-même dès lors qu'on conçoit la "création" comme un acte, aussi instantané et initial qu'on se le figure; et pas seulement à cause du "sujet", fût-il impersonnel, qui devrait (chrono)logiquement précéder le verbe créer; aussi en tant que simple événement, avec un "après" et un "avant", même si "avant" il (n')y a "rien" et/ou "Dieu"; autrement dit, comme n'importe quel verbe, d'action ou d'état, transitif ou non, "créer" ne se pense que comme il se dit: dans un "temps" qui l'englobe et qu'il est dès lors bien incapable de "créer" Le temps ne se laisse pas "créer" si facilement (même par un Dieu Tout-Puissant). Le commencement comme la fin lui appartiennent, ils peuvent bien tout inclure et enclore, excepté lui.
Des théologiens un peu plus subtils croiront se tirer de ce mauvais pas en identifiant d'une manière ou d'une autre "Dieu" à "l'être" et au "temps", quitte à passer le reste de leur carrière à tenter de l'en distinguer. Du "temps" (comme de "l'espace" ou de l'"être", ou à peine autrement du "langage") on peut bien dire, mieux même, ce que dit de "Dieu" le saint Paul des Actes des Apôtres (xvii), en spermologos d'Aréopage, mâtiné de stoïcisme en l'espèce: "en lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes". Point de "chose", d'"événement", de "changement", de "devenir", de "fait" ni de "possibilité" qui ne dépende de lui. Apparition, naissance, croissance, formation, évolution, création, innovation, technique, intelligence, mémoire, tout cela relève du temps au même titre qu'usure, érosion, vieillissement, déchéance, mort, effacement, oubli.
La question de la temporalité (de l'être) n'est pas moins apte que celle de l'être (tout court) à susciter l'étonnement philosophique inaugural. L'interrogation de Villon, Mais où sont les neiges d'antan ? vaut bien sur ce seuil celle de Leibniz. Comme "rien" nous semble a priori plus "facile", plus "naturel", plus "simple" que "quelque chose" ("quelque chose" demande toujours justification, explication, un pourquoi et/ou un comment, alors que "rien" semble pouvoir s'en passer; ce qui ne manque pas d'offrir à la réflexion une interrogation encore plus "originaire", quoique seconde, sur elle-même), l'"éternel", fixe, immuable ou intemporel (p. ex. l'"idée" d'une forme géométrique, sphère, pavé, pyramide, cercle, triangle, rectangle, ligne ou point) nous semble aussi plus "simple", plus "élémentaire" que toute "réalité soumise (aussi) au temps". Tout se passe comme si le temps ne pouvait être conçu que comme un caractère accessoire et accidentel, un attribut inessentiel, secondairement, fortuitement, arbitrairement "attaché" et "accroché" à un "être" qui en soi s'en passerait fort bien, qui n'aurait nullement besoin de temps pour être. Et qui dit attaché ou accroché dit détachable ou décrochable. Rien de plus facile en effet à l'imagination qu'un "être" immuable, comme un tableau ou un paysage qui serait sans avoir jamais à être peint ni formé, ni regardé, ni dégradé; ni restauré, ni détruit. Ainsi et "l'être" et "le temps" dissociés par l'analyse deviennent des "abstractions" contraires et hiérarchisées ("l'être" premier, le "temps" second !), et l'être temporel une combinaison d'abstractions, autrement dit une complication supplémentaire et acidentelle; alors que l'être-temporel (l'étant, l'estant) est notre unique "donné" sensible, le plus primaire, le plus immédiat, en-deçà de toute analyse et de toute synthèse. Les apories de la "chose" kantienne, admirablement relevées et éprouvées par Heidegger, qui (comme tout le monde) n'est jamais si génial que lorsqu'il applique sa pensée au texte d'un autre, rejoignent ici les paradoxes taoïstes; ceux qui soulignent, par exemple, que dans telle pierre ronde et blanche le "dur", le "rond" et le "blanc" sont un (il n'y a pas là une "chose" inconsistante, informe et incolore qui recevrait en plus les caractères de la dureté, de la rondeur et de la blancheur). Le temps, la durée de la "chose" passe (à tort évidemment, mais par une illusion cognitive irrépressible) pour un de ces caractères supplémentaires, inessentiels, comme le lieu surtout, qui en la datant la situe -- entre commencement et fin, naissance et mort, apparition et disparition, composition et décomposition.
Dire l'étant, c'est-à-dire l'étant-en-son-temps, sans rien en retrancher, et surtout pas le temps qui le "caractérise essentiellement", mais sans lui ajouter non plus l'illusion d'une totalisation ou d'une somme qui excéderait ses "parties" en les englobant comme un contenant un contenu, sans faire du temps lui-même en le spatialisant et en l'arrêtant ainsi subrepticement un tel contenant, voilà peut-être le problème poétique majeur de la pensée. Depuis Héraclite au moins on n'aura guère trouvé à cela meilleur nom que l'aiwn, l'"éon", avec son allant qui ne va nulle part, n'étant-qu'en-passant, jouant et se jouant, de lui-même comme de toutes choses, dont le saeculum latin n'offre qu'une traduction appesantie. Eternel peut-être, everlasting plutôt qu'eternal, mais d'une éternité concrète et humble, au ras des choses.
אֶת-הַכּל עָשָׂה יָפֶה בְעִתּוֹ גַּם אֶת-הָעלָם נָתַן בְּלִבָּם--מִבְּלִי אֲשֶׁר לא-יִמְצָא הָאָדָם אֶת-הַמַּעֲשֶׂה אֲשֶׁר-עָשָׂה הָאֱלהִים מֵראשׁ וְעַד-סוֹף
sun ta panta epoihsen kala en kairw autou kai ge sun ton aiwna edwken en kardia autwn opwV mh eurh o anqrwpoV to poihma o epoihsen o qeoV ap archV kai mecri telouV.
cuncta fecit bona in tempore suo et mundum tradidit disputationi eorum ut non inveniat homo opus quod operatus est Deus ab initio usque ad finem.
(Qohéleth-Ecclésiaste, iii, 11)
הָעלָם: qu'aurait donc mis (donné, selon l'hébreu et le grec, livré, transmis, traduit, trahi, selon le latin) "Dieu" au "cœur" (ou dans la "tête", selon l'équivalence fonctionnelle de la cardiologie biblique; dans les disputes ou débats, selon le latin) des hommes, pour que ceux--ci ne parviennent pas à "trouver" ou à "inventer" son "œuvre", son "poème"", du commencement à la fin ? L'éternité, comme on traduit parfois, ou bien le temps, non pas le temps de chaque chose, où celle-ci est belle en son temps (בְעִתּוֹ, en kairw autou, in tempore suo), mais l'impossible totalisation du temps de toutes choses -- celle qui fait précisément du tout "vanité" ou futilité ? עלָם, c'est le lointain, l'illimitable, en direction du passé l'immémorial, "depuis toujours", en direction de l'avenir le perpétuel, le sans-fin-prévisible, "pour toujours, à jamais"; en hébreu rabbinique le monde, comme le reflète déjà la Vulgate latine, sans doute sous l'influence des interlocuteurs juifs de saint Jérôme.
Il se souvenait avoir pleuré, comme pour une mort, en rangeant les premiers vêtements de son enfant pourtant bien vivante, que jamais plus elle ne porterait; et ri aussitôt de ses larmes, celles de la jouissouffrance éternelle du temps qui voudrait en même temps pleurer et rire de chaque chose en son temps, mais n'y parvient que rarement.
Jamais plus, chaque chose, chaque instant, chaque mo(uve)ment. Toujours premier, toujours dernier, malgré l'éternel retour des semblables. Rien de nouveau sous le soleil quand tout y est nouveau, même le soleil.
Il réécoutait la Música callada de Mompou, jouée par l'auteur, pour la première et la dernière fois.