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28 novembre 2013 4 28 /11 /novembre /2013 15:45

Pour l'esprit étiologique qui chercherait à rapporter tous les malheurs du monde -- que celui qui se croit incapable de pareille sottise réfléchisse un peu avant de lui jeter la première pierre, ou peut-être la deuxième ! -- à une cause unique, péché originel, faute séminale, vice de conception, tare cosmogénétique, le temps serait le suspect numéro un -- un candidat autrement plus sérieux à tout le moins que Pandore ou Prométhée, Eve ou Adam, le serpent, le diable ou Dieu lui-même, qui sont tous d'entrée de jeu placés sous son empire. Les théistes les plus naïfs rétorqueront (trop) vite que Dieu a créé le temps, ex nihilo par-dessus le marché. Mais outre que parmi eux les "fondamentalistes"  seraient bien en peine de "fonder" cette affirmation sur des textes anciens (bibliques par exemple), où la question de l'origine du "temps" se pose encore moins que celle de l'"espace", de "l'être" ou du "langage" en tant que tels (tous ces grands omniprésents longtemps passés inaperçus tant ils allaient sans dire), elle se désagrège d'elle-même dès lors qu'on conçoit la "création" comme un acte, aussi instantané et initial qu'on se le figure; et pas seulement à cause du "sujet", fût-il impersonnel, qui devrait (chrono)logiquement précéder le verbe créer; aussi en tant que simple événement, avec un "après" et un "avant", même si "avant" il (n')y a "rien" et/ou "Dieu"; autrement dit, comme n'importe quel verbe, d'action ou d'état, transitif ou non, "créer" ne se pense que comme il se dit: dans un "temps" qui l'englobe et qu'il est dès lors bien incapable de "créer" Le temps ne se laisse pas "créer" si facilement (même par un Dieu Tout-Puissant). Le commencement comme la fin lui appartiennent, ils peuvent bien tout inclure et enclore, excepté lui.

Des théologiens un peu plus subtils croiront se tirer de ce mauvais pas en identifiant d'une manière ou d'une autre "Dieu" à "l'être" et au "temps", quitte à passer le reste de leur carrière à tenter de l'en distinguer. Du "temps" (comme de "l'espace" ou de l'"être", ou à peine autrement du "langage") on peut bien dire, mieux même, ce que dit de "Dieu" le saint Paul des Actes des Apôtres (xvii), en spermologos d'Aréopage, mâtiné de stoïcisme en l'espèce: "en lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes". Point de "chose", d'"événement", de "changement", de "devenir", de "fait" ni de "possibilité" qui ne dépende de lui. Apparition, naissance, croissance, formation, évolution, création, innovation, technique, intelligence, mémoire, tout cela relève du temps au même titre qu'usure, érosion, vieillissement, déchéance, mort, effacement, oubli.

La question de la temporalité (de l'être) n'est pas moins apte que celle de l'être (tout court) à susciter l'étonnement philosophique inaugural. L'interrogation de Villon, Mais où sont les neiges d'antan ? vaut bien sur ce seuil celle de Leibniz. Comme "rien" nous semble a priori plus "facile", plus "naturel", plus "simple" que "quelque chose" ("quelque chose" demande toujours justification, explication, un pourquoi et/ou un comment, alors que "rien" semble pouvoir s'en passer; ce qui ne manque pas d'offrir à la réflexion une interrogation encore plus "originaire", quoique seconde, sur elle-même), l'"éternel", fixe, immuable ou intemporel (p. ex. l'"idée" d'une forme géométrique, sphère, pavé, pyramide, cercle, triangle, rectangle, ligne ou point) nous semble aussi plus "simple", plus "élémentaire"  que toute "réalité soumise (aussi) au temps". Tout se passe comme si le temps ne pouvait être conçu que comme un caractère accessoire et accidentel, un attribut inessentiel, secondairement, fortuitement, arbitrairement "attaché" et "accroché" à un "être" qui en soi s'en passerait fort bien, qui n'aurait nullement besoin de temps pour être. Et qui dit attaché ou accroché dit détachable ou décrochable. Rien de plus facile en effet à l'imagination qu'un "être" immuable, comme un tableau ou un paysage qui serait sans avoir jamais à être peint ni formé, ni regardé, ni dégradé; ni restauré, ni détruit.  Ainsi et "l'être" et "le temps" dissociés par l'analyse deviennent des "abstractions" contraires et hiérarchisées ("l'être" premier, le "temps" second !), et l'être temporel une combinaison d'abstractions, autrement dit une complication supplémentaire et acidentelle; alors que l'être-temporel (l'étant, l'estant) est notre unique "donné" sensible, le plus primaire, le plus immédiat, en-deçà de toute analyse et de toute synthèse. Les apories de la "chose" kantienne, admirablement relevées et éprouvées par Heidegger, qui (comme tout le monde) n'est jamais si génial que lorsqu'il applique sa pensée au texte d'un autre, rejoignent ici les paradoxes taoïstes; ceux qui soulignent, par exemple, que dans telle pierre ronde et blanche le "dur", le "rond" et le "blanc" sont un (il n'y a pas là une "chose" inconsistante, informe et incolore qui recevrait en plus les caractères de la dureté, de la rondeur et de la blancheur). Le temps, la durée de la "chose" passe (à tort évidemment, mais par une illusion cognitive irrépressible) pour un de ces caractères supplémentaires, inessentiels, comme le lieu surtout, qui en la datant la situe -- entre commencement et fin, naissance et mort, apparition et disparition, composition et décomposition. 

Dire l'étant, c'est-à-dire l'étant-en-son-temps, sans rien en retrancher, et surtout pas le temps qui le "caractérise essentiellement", mais sans lui ajouter non plus l'illusion d'une totalisation ou d'une somme qui excéderait ses "parties" en les englobant comme un contenant un contenu, sans faire du temps lui-même en le spatialisant et en l'arrêtant ainsi subrepticement un tel contenant, voilà peut-être le problème poétique majeur de la pensée. Depuis Héraclite au moins on n'aura guère trouvé à cela meilleur nom que l'aiwn, l'"éon", avec son allant qui ne va nulle part, n'étant-qu'en-passant, jouant et se jouant, de lui-même comme de toutes choses, dont le saeculum latin n'offre qu'une traduction appesantie. Eternel peut-être, everlasting plutôt qu'eternal, mais d'une éternité concrète et humble, au ras des choses. 

  

אֶת-הַכּל עָשָׂה יָפֶה בְעִתּוֹ גַּם אֶת-הָעלָם נָתַן בְּלִבָּם--מִבְּלִי אֲשֶׁר לא-יִמְצָא הָאָדָם אֶת-הַמַּעֲשֶׂה אֲשֶׁר-עָשָׂה הָאֱלהִים מֵראשׁ וְעַד-סוֹף 

sun ta panta epoihsen kala en kairw autou kai ge sun ton aiwna edwken en kardia autwn opwV mh eurh o anqrwpoV to poihma o epoihsen o qeoV ap archV kai mecri telouV.

cuncta fecit bona in tempore suo et mundum tradidit disputationi eorum ut non inveniat homo opus quod operatus est Deus ab initio usque ad finem.

(Qohéleth-Ecclésiaste, iii, 11)

הָעלָם: qu'aurait donc mis (donné, selon l'hébreu et le grec, livré, transmis, traduit, trahi, selon le latin) "Dieu" au "cœur" (ou dans la "tête", selon l'équivalence fonctionnelle de la cardiologie biblique; dans les disputes ou débats, selon le latin) des hommes, pour que ceux--ci ne parviennent pas à "trouver" ou à "inventer" son "œuvre", son "poème"", du commencement à la fin ? L'éternité, comme on traduit parfois, ou bien le temps, non pas le temps de chaque chose, où celle-ci est belle en son temps (בְעִתּוֹ, en kairw autou, in tempore suo), mais l'impossible totalisation du temps de toutes choses -- celle qui fait précisément du tout "vanité" ou futilité ? עלָם, c'est le lointain, l'illimitable, en direction du passé l'immémorial, "depuis toujours", en direction de l'avenir le perpétuel, le sans-fin-prévisible, "pour toujours, à jamais"; en hébreu rabbinique le monde, comme le reflète déjà la Vulgate latine, sans doute sous l'influence des interlocuteurs juifs de saint Jérôme.

Il se souvenait avoir pleuré, comme pour une mort, en rangeant les premiers vêtements de son enfant pourtant bien vivante, que jamais plus elle ne porterait; et ri aussitôt de ses larmes, celles de la jouissouffrance éternelle du temps qui voudrait en même temps pleurer et rire de chaque chose en son temps, mais n'y parvient que rarement.

Jamais plus, chaque chose, chaque instant, chaque mo(uve)ment. Toujours premier, toujours dernier, malgré l'éternel retour des semblables. Rien de nouveau sous le soleil quand tout y est nouveau, même le soleil.

Il réécoutait la Música callada de Mompou, jouée par l'auteur,  pour la première et la dernière fois.

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26 novembre 2013 2 26 /11 /novembre /2013 14:14

                    sur le seuil

    il s'est arrêté

                                            net

juste en-deçà

                      là où il y a                                     encore

                                          ce qu'

          au-delà

      il sait                                                              déjà

                 que                                                      plus jamais

                                il n'y aura

                                           du nom

                                       et du nombre

                                       et du genre

                                            du verbe

                                        et du sujet

                                        et de l'objet

                                        et de l'adjectif

                                        et de l'adverbe

                                             de l'action

                                        et de la passion

                                             du mouvement

                                        et des choses

                                            des couleurs

                                        et des formes

                                        et des forces

                                             du même

                                         et de l'autre

                                              du visage

                                          et de la voix

                                               de la présence

                                               de l'absence

                                               de la distance

                                               de la connaissance

                                           et de l'ignorance

                                               de l'amour

                                           et de la haine

                                                du désir

                                            et de la peur

                                                du divin

                                                de l'humain

                                                de l'animal

                                                du végétal

                                                du minéral

                                                de la lumière

                                             et des ténèbres

non

rien de rien

il ne regrette rien

tout le porte au-devant

qu'est-ce donc qui le retient ?

                            -- l'autre probablement  --

                       pour l'aider ?

                       -- comment ?

  reste qu'arrivé le premier

il voudrait entrer le dernier

Ἐξῆλθεν οὖν Πέτρος καὶ ἄλλος μαθητής, καὶ ἤρχοντο εἰς τὸ μνημεῖον. ἔτρεχον δὲ οἱ δύο ὁμοῦ: καὶ ἄλλος μαθητὴς προέδραμεν τάχιον τοῦ Πέτρου καὶ ἦλθεν πρῶτος εἰς τὸ μνημεῖον, καὶ παρακύψας βλέπει κείμενα τὰ ὀθόνια, οὐ μέντοι εἰσῆλθεν. ἔρχεται οὖν καὶ Σίμων Πέτρος ἀκολουθῶν αὐτῷ, καὶ εἰσῆλθεν εἰς τὸ μνημεῖον: καὶ θεωρεῖ τὰ ὀθόνια κείμενα, καὶ τὸ σουδάριον, ἦν ἐπὶ τῆς κεφαλῆς αὐτοῦ, οὐ μετὰ τῶν ὀθονίων κείμενον ἀλλὰ χωρὶς ἐντετυλιγμένον εἰς ἕνα τόπον. τότε οὖν εἰσῆλθεν καὶ ἄλλος μαθητὴς ἐλθὼν πρῶτος εἰς τὸ μνημεῖον, καὶ εἶδεν καὶ ἐπίστευσεν: (Evangile selon saint Jean xx, 3-8).

ἐμοὶ γὰρ τὸ ζῆν Χριστὸς καὶ τὸ ἀποθανεῖν κέρδος. εἰ δὲ τὸ ζῆν ἐν σαρκί, τοῦτό μοι καρπὸς ἔργου: καὶ τί αἱρήσομαι οὐ γνωρίζω. συνέχομαι δὲ ἐκ τῶν δύο, τὴν ἐπιθυμίαν ἔχων εἰς τὸ ἀναλῦσαι καὶ σὺν Χριστῷ εἶναι, πολλῷ [γὰρ] μᾶλλον κρεῖσσον: τὸ δὲ ἐπιμένειν [ἐν] τῇ σαρκὶ ἀναγκαιότερον δι' ὑμᾶς. (Epître de saint Paul aux Philippiens, i, 21-24).

                                                

                                         

 

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22 novembre 2013 5 22 /11 /novembre /2013 23:41

Si contraire à l'épître de saint Paul aux Romains qu'elle s'efforce de paraître, l'épître de saint Jacques lui doit beaucoup -- et pas seulement le plus apparent, comme ces formules qu'elle lui emprunte pour les retourner symétriquement et ostensiblement contre ses thèses (p. ex. ii, 14ss). Ainsi l'idée paulinienne d'assigner la loi -- non seulement la Torah, non spécialement en celle-ci ou ailleurs un code de type "rituel", mais tout autant et même de préférence les prescriptions "morales", et avec elles le "principe" même de la loi (nomoV) -- à une place médiane et à une fonction intermédiaire, sinon médiatrice, et en même temps antithétique et interruptrice, entre la "promesse" (epaggelia) et la "bonne nouvelle" (euaggelion) dont elle fait ressortir par contraste l'affinité, voire l'identité: cette "originalité" majeure de Romains ii--iv a peut-être marqué de son empreinte, moins verbale que structurelle, l'assimilation de la loi au miroir (esoptron) en Jacques i, 22-25. Le miroir: moyen de réflexion, instrument singulièrement antithétique au service de l'identité, que l'on oppose à soi pour se voir, fût-ce à l'envers.

Il est vrai que l'image (!) du miroir a d'autres "sources" (!!), notamment dans la littérature sapientiale judéo-hellénistique que l'auteur de l'épître de Jacques affectionne. La Sagesse, "personnifiée" dès les Proverbes (viii), déjà identifiée à la loi par le Siracide (xxiv, 23), devient dans le livre de la Sagesse (de Salomon, vii, 26) un miroir (esoptron) -- miroir ici du Dieu éternel, comme le sera également le logoV philonien. C'est dire déjà qu'au lieu (à la place et au poste) du miroir la loi et le Christ (pour autant du moins que celui-ci s'identifie au logoV, image et de Dieu et de l'Homme [Adam] image de Dieu, cf. Genèse i, 26s; Jean i,1ss; 2 Corinthiens iv, 4; Colossiens i, 15; Hébreux i, 3) sont à la fois concurrents et interchangeables. Le Christ-miroir fait loi, la loi-miroir tient lieu de Christ-logoV.

[Je note en passant, à titre de curiosité, que la seule référence apparente de la Bible hébraïque au "miroir" (instrument), par un terme du reste plutôt banal et non spécialisé, qui signifie ailleurs "vision" ou "image", se trouve en Exode xxxviii, 8 (26 dans la Septante, qui le traduit esoptron): les bassins de purification du sanctuaire sont faits du métal des miroirs des hiérodules, ces "femmes de l'entrée de la tente" qui assuraient selon toute vraisemblance dans la religion traditionnelle la fonction dite de "prostitution sacrée" (cf. 1 Samuel ii, 22; 2 Rois xxiii, 7).]

La "métaphore" du miroir est aussi paulinienne, antérieure à l'épître aux Romains: en 1 Corinthiens xiii, 12, seul autre emploi du mot esoptron dans le Nouveau Testament, elle ne s'applique pas à la loi ni même au Christ: elle dit seulement (il faut penser ici à la réflexion médiocre des miroirs de métal plus ou moins bien poli de l'Antiquité) l'insuffisance de la "vision" ou de la "connaissance" présente, confuse, obscure, "en énigme" (en ainigmati), partielle (ek merouV), par rapport à la "vision" ou à la "connaissance" future, "parfaite" (teleioV), "face à face" (proswpon proV proswpon), accomplissant et parachevant (c.-à-d. aussi achevant) la réciprocité que le miroir (pré-)figure (je connaîtrai comme j'ai été connu, epignwsomai kaqwV kai epegnwsqen). Une autre "métaphore" optique lui est associée (par l'emploi du verbe apparenté katoptrizomai, d'ailleurs ambigu: contempler, ou refléter [comme] [dans] un miroir ?) qui est bien appliquée à la Torah (non en tant que "loi", mais en tant que "lettre", gramma, écriture et livre, opposée à "l'esprit", et "ancienne alliance" ou "ancien testament", palaia diaqhkh, opposée à la "nouvelle alliance"), dans la correspondance corinthienne (2 Corinthiens iii, sorte de midrash sur Exode xxxiv): c'est celle du voile (kalumma) de Moïse, qui empêchait les Israélites de voir la "gloire" (ou le rayonnement: les fameuses "cornes-de-Moïse" dues à l'ambivalence de l'hébreu qrn) issue de son face-à-face avec Yahvé, et qui empêcherait encore celui qui le lit (qui lit la Torah-de-Moïse) de voir cette "gloire" (laquelle est au passage dévaluée comme passagère ou transitoire). Gloire dont le dévoilement, apo- ou ana-calypse, serait pleinement et définitivement opéré en revanche dans le rapport im-médiat (et naturellement "chrétien") au Christ-Seigneur-Esprit, semblable au face-à-face sans voile entre Moïse et Yahvé: ἡμεῖς δὲ πάντες ἀνακεκαλυμμένῳ προσώπῳ τὴν δόξαν κυρίου κατοπτριζόμενοι τὴν αὐτὴν εἰκόνα μεταμορφούμεθα ἀπὸ δόξης εἰς δόξαν, καθάπερ ἀπὸ κυρίου πνεύματος. Nous tous qui, le visage dé-voilé, regardons-comme-dans un-miroir (ou: reflétons-comme-un-miroir) la gloire du Seigneur, nous sommes trans-formés en la même image, de gloire en gloire, de par le Seigneur-Esprit (v. 18) . En somme la "loi" serait surtout utile quand on s'en passe, quand on l'a dépassée, quand elle a elle-même conduit à se passer d'elle.

Bien entendu, la fonction que l'épître de Jacques attribue à la loi -- même si son auteur n'entend plus du tout par là la "loi-de-Moïse", la Torah ni comme livre ni comme alliance-testament et encore moins comme code "rituel", mais une loi essentiellement morale, sans contours précis, idéalisée comme "loi parfaite", "loi de la liberté" ou "loi royale" (i, 25; ii, 9) -- n'est pas aussi réduite. Elle n'est jamais passée ni dépassée. Elle "permet" (comme on dit si maladroitement et si justement des choses, objets, outils, instruments, machines utiles dont on dépend quand on les utilise) de se voir. Il est d'ailleurs remarquable que cette vision spéculaire ne soit pas associée (comme il pourrait sembler naturel) à la simple lecture-audition (même croyante ou intelligente) de la loi mais à sa pratique persévérante (autre reprise à contrepied de Romains, ii, 13).

Γίνεσθε δὲ ποιηταὶ λόγου καὶ μὴ μόνον ἀκροαταὶ παραλογιζόμενοι ἑαυτούς. ὅτι εἴ τις ἀκροατὴς λόγου ἐστὶν καὶ οὐ ποιητής, οὗτος ἔοικεν ἀνδρὶ κατανοοῦντι τὸ πρόσωπον τῆς γενέσεως αὐτοῦ ἐν ἐσόπτρῳ: κατενόησεν γὰρ ἑαυτὸν καὶ ἀπελήλυθεν καὶ εὐθέως ἐπελάθετο ὁποῖος ἦν. δὲ παρακύψας εἰς νόμον τέλειον τὸν τῆς ἐλευθερίας καὶ παραμείνας, οὐκ ἀκροατὴς ἐπιλησμονῆς γενόμενος ἀλλὰ ποιητὴς ἔργου, οὗτος μακάριος ἐν τῇ ποιήσει αὐτοῦ ἔσται.
Devenez des faiseurs (pratiquants, "poètes") de (la) parole et pas seulement des auditeurs, vous trompant vous-mêmes par de fausses paroles (ou de faux raisonnements, vous "paralogisant" vous-mêmes). Car si quelqu'un est un auditeur de parole et non un faiseur, celui-là ressemble à un homme qui regarde son visage naturel (ou de naissance) dans un miroir. Car il se regarde, et il s'en va, et il oublie aussitôt comment (ou quel, quel genre de personne) il est. Mais celui qui plonge ses regards dans la loi parfaite de la liberté et y demeure, non en auditeur oublieux mais en faiseur d'acte (ou d'œuvre), celui-là sera heureux dans son faire (dans sa "poésie").

Le rôle de la loi-miroir ne se limite donc pas pour l'auteur à celui de révélateur du péché (cf. Romains iii, 19s; v, 20; vii, 7ss) -- un miroir qui montrerait surtout la laideur, et qui servirait de repoussoir à et vers la "foi" et la "grâce". Elle est véritable moyen et instrument de liberté pour autant qu'elle conduit à et dans l'action (l'œuvre). Pensée en définitive très riche et profonde grâce à la pensée paulinienne qu'elle intègre à contresens.

Lors de mes tout premiers contacts (académiques et un peu trop schématisants) avec la "doctrine" de Kierkegaard, telle qu'elle s'enseigne et s'apprend avant qu'on le lise (ou non), d'un Kierkegaard réagissant à la dialectique hégélienne un peu comme "saint Jacques" à "saint Paul" (et, s'agissant de Kierkegaard, réagissant aussi à une lecture luthérienne de saint Paul), je me rappelle avoir été frappé par l'analogie symétrique des "stades" (ou "étapes" du "sujet" vers l'Individu, l'Unique, den Enkelte) n° 1 et 3, esthétique et religieux, disposés de part et d'autre, respectivement en-deçà et au-delà, du "stade" éthique médian (n° 2). Il n'y avait manifestement pas progression linéaire de 1 à 3, de l'esthétique à l'éthique et de l'éthique au religieux -- les extrêmes,  l'esthétique et le religieux, se ressemblaient trop; le moyen terme, l'éthique, tranchait sur l'un et l'autre et tout en les séparant les reliait et les rabattait pour ainsi dire l'un contre l'autre (si l'on était en manque d'images, on parlerait de charnière). C'est que le stade médian et médiateur avait précisément une fonction spéculaire, de miroir, le religieux n'étant jamais que l'esthétique réfléchie, par confrontation à l'éthique (qui occupait donc, mutatis mutandis, la place antithétique du travail du négatif dans l'anti-modèle hégelien renversé, parodié et caricaturé).

Impossible, vu mes lectures et influences de l'époque, de ne pas rapprocher cela du "stade du miroir" lacanien, qui est aussi, par-delà la coupure symbolique du langage et du nom qui ont séparé radicalement le "sujet" de toute chose, et d'abord de lui-même, exultation de l'enfant se possédant enfin, promesse de bonheur réfléchi et con-scient en dépit de toute conscience de soi (déjà) malheureuse.

Ne pas fuir devant le miroir. Ne pas fuir devant la loi, si repoussante que soit l'image de soi qu'elle présente au premier abord, si terrible que s'en annonce le jugement. On songe au rôle de la loi dans la parabole (également midrashique quoique située dans une église) du Procès de Kafka -- celle qui interdit à chacun l'unique passage pour lui seul possible. Ne pas fuir non plus devant le Christ miroir, lorsque son accueil a priori universel et inconditionnel de toute image divine et humaine se révèle, à la réflexion, tout aussi sévère. Devant cela tenir, soutenir sans ciller ni détourner les yeux l'étrange regard qui se rend à lui-même. Rester. Demeurer. Persévérer. L'au-delà sans doute n'est rien d'autre que l'en-deçà, mais une fois arrivé là, c'est le seul chemin vers l'en-deçà qui reste -- ouvert et fermé à la fois, possible et impossible.

Also sprach Narziß.

http://oudenologia.over-blog.com/article-ecce-homo-ou-idiologie-46485284.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-solipsisme-104129003.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-article-sans-titre-63189863.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-levee-d-ecrou-91336442.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-en-deca-du-miroir-108374137.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-ereignis-ou-conte-a-rebours-106551218.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-a-l-ombre-d-une-grosse-moustache-112912429.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-enfin-seuls-114860654.html

http://oudenologia.over-blog.com/article-reality-touch-ou-le-on-de-chose-116028604.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-reflexions-bibliques-115780244.html
etc.

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19 novembre 2013 2 19 /11 /novembre /2013 22:37

πᾶν δὲ οὐκ ἐκ πίστεως ἁμαρτία ἐστίν  -- or tout ce qui ne relève pas de la foi est péché (Romains xiv, 23)

J'évoquais ailleurs "l'effet pervers" de paralysie qui peut résulter de cette sentence péremptoire de saint Paul, même strictement cadrée par son contexte (les scrupules de conscience des "faibles" -- par exemple, dans le cas décrit plus explicitement aux chapitres viii et x de la première épître aux Corinthiens, des 'judéo-chrétiens" réticents à toute participation à un culte "païen", fût-ce sous la forme indirecte et anodine des "idolothytes", ces "viandes sacrifiées aux idoles" provenant de victimes offertes dans un temple puis vendues sur le marché à tout venant, dévot ou profane -- scrupules auxquels lesdits "faibles" étaient parfois tentés de passer outre pour faire comme les "forts", sans être eux-mêmes tout à fait convaincus de bien faire en agissant ainsi). J'aurais pu préciser que cet effet n'était nullement voulu par "l'auteur", qui s'adressait non pas aux "faibles" mais aux "forts", pour engager ceux-ci à renoncer à leurs "droits" plutôt que de "scandaliser" les "faibles". "Scandale" ("pierre d'achoppement", "occasion de chute") mineur peut-être s'il amenait le "faible" à juger la liberté du "fort" (v. 2ss), à le considérer comme un "infidèle" tout en campant lui-même sur ses positions; majeur s'il le conduisait au contraire à agir contre sa conscience (v. 13ss), sans la "foi" (c.-à-d., en l'espèce: sans être convaincu de son droit d'agir ainsi), en doutant ou en hésitant (διακρινόμενος); car alors il était "condamné" (κατακέκριται) -- puisque tout ce qui ne relève pas de la foi est péché.

La "bonne intention" de "l'auteur" est donc hors de cause -- ce chapitre est d'ailleurs une des très rares pages de la Bible qui passerait encore aujourd'hui haut-la-main l'examen du "politiquement correct", qui paraîtra même aux modernes un "modèle de tolérance". Il n'entend surtout pas accabler les "faibles", au contraire, il les entoure d'égards.

Pourtant il y a effet pervers. Plus d'un à vrai dire, qui même s'ils jouent l'un contre l'autre ne se neutralisent pas pour autant, mais se compliquent et localement s'aggravent. J'ai souvent évoqué par le passé celui qui, sous prétexte de ne pas "scandaliser" les "faibles", laissait à ces derniers le dernier mot et la haute main sur toutes choses pratiques, au point d'annuler en fait, sinon en droit, la "liberté" des "forts". D'où (au moins en partie) l'image publique tenace d'une Eglise systématiquement alignée  (notamment en morale) sur sa frange la plus sourcilleuse, la plus conservatrice, la plus rétrograde, la plus réactionnaire, jugée digne de tous les égards, en dépit des discours de "liberté chrétienne", et au risque de "scandaliser" ceux du dehors.  Il faut d'ailleurs noter à ce propos la confusion fatale entre la version paulinienne et la version évangélique (plus exactement synoptique) du "scandale": les "petits" que les disciples de Jésus sont fortement exhortés à ne pas "scandaliser" ne sont précisément pas des leurs (Marc ix, 38ss//), tandis que les "faibles" de saint Paul, eux, font partie intégrante de "l'Eglise"; et à force d'égards ne tardent pas à en devenir la partie dominante, au point de se confondre avec "l'Eglise". 

Un autre effet pervers, celui que j'évoquais au début de ce billet, résulte du fait (prévisible) que le message adressé aux "forts" à propos des "faibles" finit toujours par tomber aussi dans l'oreille d'un "faible" -- je veux dire d'un "faible" vraiment "faible", qui n'entend pas profiter de sa "faiblesse", ni de la prévenance et de la sollicitude un rien condescendantes des "forts" à son égard, pour constituer ou rallier un parti ou un lobby des "faibles", lequel devient vite très puissant, non seulement par effet de nombre et de masse, mais à cause du principe d'"amour" contraignant les forts à toujours céder aux "faibles" . Pour celui-là (pensons-le au singulier, conformément à son isolement de principe, même si son "cas" est des plus fréquents), une sentence comme "tout ce qui ne relève pas de la foi est péché" contribuera à renforcer ses scrupules; il s'ensuivra peut-être, s'il se tient à ses scrupules, une véritable paralysie morale ("dans le doute, abstiens-toi", cela peut aller très loin en effet dès lors qu'il n'y a plus rien pour arrêter le doute); et, s'il les transgresse, un abîme de culpabilité et de "mauvaise conscience" -- en tout cas un surcroît d'angoisse et de solitude. Au nom de "l'amour", la tolérance un tantinet lâche de la parénèse paulinienne de l'épître aux Romains peut s'avérer finalement pire pour celui-là qu'une intolérance de la "liberté" qui au nom de la seule "foi" (ou de la "connaissance" si souvent opposée à "l'amour") oserait dire brutalement: "tout est permis (cf. 1 Corinthiens vi, 12; x, 23) -- et tant pis pour les 'faibles' qui n'en sont pas convaincus: qu'ils changent, qu'ils se fassent à la 'liberté' des 'forts', ou qu'ils s'en aillent." (Ce sera à peu près le propos de l'épître aux Galates -- il suffisait d'attendre un peu -- mais pour le meilleur comme pour le pire, a fortiori dans un "canon", tous les écrits restent.)

Cela dit, malgré ses effets pervers et aussi grâce à ceux-ci, la sentence n'en est pas moins fascinante, d'autant que sa forme sentencieuse justement, gnomique, axiomatique, de "vérité générale" (πᾶν, tout), lui fait naturellement déborder son contexte "original" où d'ailleurs elle n'opérait, rhétoriquement, qu'en vertu de sa valeur (présumée) d'évidence plus large, générale, absolue et incontestable. Tout ce qui ne relève pas de la foi est péché, c'est en effet le strict corollaire logique de la thèse, centrale dans l'épître aux Romains, de la "justification" et du "salut" par la foi seule. On pourrait rêver d'une Eglise, d'une société, d'une "culture" ou d'une civilisation qui aurait pris un tel principe au sérieux et qui entendrait effectivement vivre par la foi (au sens surtout de fides qua creditur, la foi "subjective") -- pour qui la foi constituerait la seule justification possible de tout acte et de toute parole et où il n'y aurait ni compromis, ni zone neutre, entre elle et la faute; où le doute (ou l'hésitation) aurait dès lors un effet littéralement paralysant. Imaginer un "monde" où tous ceux qui ne croient pas vraiment à ce qu'ils font ou à ce qu'ils disent (autant dire tout le monde, hors précisément l'exception de la foi qui n'occupe jamais qu'une partie infinitésimale d'une "existence") s'arrêteraient, bon gré mal gré, net ou progressivement, mais assez vite tout de même, submergés par l'inertie irrésistible d'une honte irrépressible, c'est imaginer une version plutôt séduisante de la fin du "monde" -- de ce "monde"-, de ce "monde"-ci et peut-être de tout "monde" possible.

A contrario, il est remarquable qu'une religion de la "foi" ait débouché sur une civilisation ("post-chrétienne") fondée sur le principe du doute (dont le doute cartésien n'est qu'une expression considérable, parce que méthodique, parmi d'autres), et  par conséquent circonscrite dans l'horizon et le champ de la question et de l'alternative -- où "penser", "théoriquement" et "pratiquement", c'est toujours se demander si (ob, whether): si ceci ou cela est "vrai" ou "faux", ou "bien" ou "mal". Où la seule "liberté" possible est de "choix" ou de "décision", fût-ce dans l'indécidable. Où la foi même ne peut plus être autre chose qu'une question, un choix ou une décision du même ordre, fût-ce un pari ou un saut (cf. Pascal et Kierkegaard) -- à la limite depuis déjà longtemps atteinte, un problème de "consommation" comme un autre (que choisir ?).  La foi, elle, ne se demande jamais si -- quand elle vient à se poser la question, elle a déjà cessé de croire, elle a instantanément cessé d'"être". (Cf. http://oudenologia.over-blog.com/pages/croire-malgre-les-croyances-ou-de-la-foi-qui-sauve-2669228.html.)

Il y a, au passage, dans le même chapitre une autre sentence péremptoire et généralisante (de "tout" [ce qui ne relève pas de la foi...] à "rien", ou plutôt à "personne") qui m'est chère, vestige de la première théologie paulinienne du "corps du Christ" (1 Corinthiens xii--xiv) évoquée beaucoup plus sommairement  dans l'épître aux Romains (xii, 4ss): οὐδεὶς γὰρ ἡμῶν ἑαυτῷ ζῇ, καὶ οὐδεὶς ἑαυτῷ ἀποθνῄσκει -- nul d'entre nous, en effet, ne vit pour lui-même, et nul ne meurt pour lui-même (xiv, 7). Expression audacieuse, pour qui veut l'entendre, de la communauté des destins (ou des "vocations") même antagonistes dans le Christ "Seigneur des morts et des vivants" qui les subsume (v. 8s). Il y avait là place pour accueillir, en théorie mais surtout pas en pratique, et la "foi" qui fait vivre libre et le "doute" qui paralyse et tue -- c'était évidemment compter sans la "charité" qui ne veut jamais en rester à la théorie, et qui dès qu'elle s'en mêle en pratique mêle tout dans une médiocrité générale qui à force de tolérance ne tolère plus ni vie ni mort, ni vraie liberté ni rigueur cadavérique. Obligeant finalement tout le monde à faire semblant, ou à faire comme si: les "forts" à feindre la faiblesse comme s'ils étaient faibles, les "faibles" à feindre une foi et une liberté qui leur sied tout aussi mal. La sagesse discriminatoire (autre dérivé de diakrinomai) qu'à tort ou à raison on devine chez le "Jacques" de l'épître aux Galates, qui résistait de toutes ses forces au mélange de la "foi" pagano-chrétienne avec l'observance de la "loi", tenant à préserver entre elles une distance respectable (qui pouvait d'ailleurs fort bien être aussi respectueuse de part et d'autre), afin de les garder toutes deux intactes, n'a certes pas été entendue, mais elle ne manquait pas de bon sens. Il ne prêchait pas seulement pour sa paroisse: un "christianisme" sans (égards pour les) "faibles" eût aussi été plus "fort" et plus "libre".

[Note lexicale, sémantique et exégétique: sans surprise, le vocabulaire du doute ou de l'hésitation, diakrnw ktl., est beaucoup plus rare dans le N.T. que celui de la "foi"; Dia-krinein, dérivé de krinein = juger, apparenté à kata-krinein = condamner (on appréciera ainsi un peu mieux le "jeu de mots" de Romains xiv, 23a, δὲ διακρινόμενος ἐὰν φάγῃ κατακέκριται, celui qui doute est condamné -- ou se condamne -- s'il mange), c'est d'abord "distinguer" ou "discerner", "faire la différence" (Matthieu xvi, 3, du discernement météorologique image de celui des "signes des temps"; 1 Corinthiens iv, 7, autre question fameuse, τίς γάρ σε διακρίνει; qui est-ce qui te distingue ?; vi, 5, cas de "jugement" ou d'"arbitrage"; xi, 29, "discerner le corps [du Christ]" dans l'eucharistie, 31, autre jeu de mots avec krinein, εἰ δὲ ἑαυτοὺς διεκρίνομεν, οὐκ ἂν ἐκρινόμεθα, si nous nous jugions-discernions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés; xii, 10, le discernement des esprits; xiv, 29, discernement des paroles des "prophètes"; Hébreux v, 14, discernement du bien et du mal), d'où en mauvaise part "discrimination" (Actes xv, 9; Jacques ii, 4); avec parfois un sens "polémique" de débat ou de dispute (Actes xi, 2; Romains xiv, 1, notre chapitre; Jude 9). Il ne s'oppose comme doute-hésitation à la "foi" qu'en Matthieu xxi, 21 // Marc xi, 23; Actes x, 20; xi, 12; Romains iv, 20; Jacques i, 6; Jude 22. Le synonyme partiel distazw, moins ambigu, n'est employé que deux fois chez Matthieu (xiv, 31; xxviii, 17, "douter").]

 


 

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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 01:12

A revoir (encore) Stalker (cette fois-ci en DVD, avec de touchants témoignages de collaborateurs de Tarkovski en "suppléments"), une nouvelle moisson de détails que je n'avais pas remarqués auparavant -- ou pas assez remarqués pour ne pas les découvrir à nouveau. Ainsi, vers la fin, le plan sur l'imposante bibliothèque du "stalker" de retour chez lui, qui (sauf inattention de ma part) ne figurait pas dans la scène matinale, au début du film: l'homme de la "foi", qui tout au long du récit et des dialogues pouvait paraître fruste, naïf, purement "intuitif" face à la science du "professeur" et à la culture sophistiquée de l'"écrivain", se révèle, après coup, un grand lecteur -- note biblio-graphique en fin de volume à ses récitations, bibliques (les pèlerins d'Emmaüs selon saint Luc, la fermeture du livre du monde dans l'Apocalypse de saint Jean) ou poétiques (notamment d'Arséni Tarkovski, le père, déjà beaucoup [ré]cité dans Le Miroir -- en particulier ici le superbe Voici-l'été-fini, avec son leitmotiv "mais ça ne suffit pas"). Ou, un peu plus tôt, le subtil changement d'angle sur les trois personnages arrêtés au seuil de la Chambre balayée d'une averse puis baignée d'un rayon de soleil couchant (on repense ici aux semblables éclaircies de grâce inutile des Communiants, de Cris et chuchotements ou de Saraband, de Bergman): avec la caméra le spectateur, contrairement aux protagonistes et sans même s'en apercevoir immédiatement, aura pénétré, à ses risques et périls, dans ce Saint des saints qui n'en reste pas moins vide, à quelques poissons près.

Mais c'est encore le mot de "ruine", dont la relation à l'œuvre est beaucoup plus générale et extérieure (le site de la Zone est, de toute évidence et tout bêtement, une "ruine" -- et une "friche" --  industrielle) qui me hante le plus. Peut-être parce que je l'avais trouvé le même jour, au hasard de l'internet, dans un article d'un théologien évangélique qui fut jadis mon professeur et à qui je garde profonds respect, reconnaissance et affection, malgré tout ce qui m'a opposé à lui dès le premier jour. (Je n'avais jamais lu cet article, mais j'en avais assez longuement parlé avec son auteur vers l'époque de sa parution pour avoir l'impression de bien le connaître.) La mort, la première et a fortiori la seconde s'il y a lieu, l'enfer des "réprouvés" selon lui, mais aussi bien la vie éternelle des "élus" selon moi (j'ai constaté avec plaisir à le lire que ma réaction spontanée rejoignait sur ce point, sans le savoir, la théologie barthienne qui m'avait quelque temps fasciné, nourri et soutenu), ce ne serait pas l'anéantissement mais la "ruine" de la vie, la dé-struction de l'ek-sistence, les vestiges désaffectés de l'être et du monde, défigurés ou transfigurés -- qu'on songe à l'au-delà rustique de Svidrigaïlov dans Crime et châtiment ou aux enfers plus administratifs, mais tout aussi sordides, de l'Orphée de Cocteau. La ruine, araignées, cadavres, fantômes inclus ou non, est en tout cas le théâtre de la mort, et du passé en général, qui ne cessent de s'y jouer, du présent et de l'avenir des vivants et des mortels autant que pour ceux-ci. Où un espace sans étendue et un temps sans durée réinvestissent à jamais (ou du moins jusqu'à une destruction ou une restauration véritables, qui les effaceraient en tant que ruines) ces lieux bien réels et suprêmement datés où la nature peu à peu reprend ses droits, comme on dit, sur la culture et l'artifice, rédimant et recomposant à sa façon les formes effondrées ou éventrées. En ruine, abîmé, inutilisable, hors service, relevé de sa fonction, non seulement toute architecture mais aussi tout ce qui s'y trouve, le moindre objet manufacturé, le moindre artefact témoin d'une volonté révolue, du pistolet-mitrailleur à l'icône sous l'eau vive ou croupissante, révèle sa puissance sacrée. Sacrées en effet, les ruines de l'usine électrique non moins que celles des églises d'Irlande ou d'ailleurs, où se plaisait aussi Zarathoustra. Rien de plus terrible que la neige dans une église, dit à peu près Andrei Roublev, après le sac de Vladimir, à Théophane déjà mort, qui ne répond pas -- l'image s'en charge, quand le cheval entre à son tour avec la neige dans le sanctuaire jonché de cadavres. 

Sur les ruines successives d'un temple, affairée sur place ou ailleurs, en exil ou en diaspora,  à les pleurer ou à les reconstruire en nouveau temple, en synagogue ou en Eglise, en lettre ou en esprit, l'Ecriture juive et chrétienne. Si toute ruine fait texte, enchevêtrement inextricable, indéchiffrable, indéfrichable, de signes et de traces d'intentions défuntes, d'espoirs et de terreurs désormais privés et de corps et d'objet, tout texte aussi fait ruine, où la foi seule s'aventure, à ses risques et périls, comme dans un temple mystérieux ou un labyrinthe fatal. Seul espace de liberté où la peur et le désir se jouent encore, peut-être pour rien, où l'on peut croire, peut-être aussi illusoirement, se perdre et se trouver.

Il dépend de celui qui passe / Que je sois tombe ou trésor / Que je parle ou me taise / Ceci ne tient qu'à toi / Ami, n'entre pas sans désir. L'invitation, la mise en garde de Valéry inscrite sur le mur du Palais de Chaillot vaut pour tout temple et tout tombeau, toute ruine et tout texte, partout où par la foi le désir et la peur ensemble se risquent, à la rencontre incertaine du passé et de l'avenir, vers une présence toute d'absence. Aux marges du monde fonctionnel, organisé, sécurisé, là où celui-ci cède, s'effondre et débouche en dépit de toute clôture sur son envers et son enfer, où s'arrêtent son contrôle et ses mesures de sécurité en même temps que sa raison, si formellement qu'elle en interdise l'accès, la zone, intacte, intangible, où le jeu de la foi et du miracle reste merveilleusement et cruellement possible, comme en ce temps jadis qui n'a pourtant jamais eu lieu.

  

 

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13 novembre 2013 3 13 /11 /novembre /2013 16:53

L'amour rend la vie insupportable. Merveilleuse d'abord, puis littéralement insupportable. C'est son grand défaut mais aussi son grand mérite, de rendre ainsi tour à tour aimables, en les transfigurant successivement, la vie puis la mort, n'éclairant peut-être celle-ci qu'en assombrissant celle-là, facilitant cependant de l'une à l'autre le passage. Fulgurante, étincelante, joyeuse, son alliance avec la première, grave et définitive avec la seconde -- la même pourtant.

שִׂימֵנִי כַחוֹתָם עַל-לִבֶּךָ כַּחוֹתָם עַל-זְרוֹעֶךָ
כִּי-עַזָּה כַמָּוֶת אַהֲבָה קָשָׁה כִשְׁאוֹל קִנְאָה
רְשָׁפֶיהָ רִשְׁפֵּי אֵשׁ שַׁלְהֶבֶתְיָה 
מַיִם רַבִּים לא יוּכְלוּ לְכַבּוֹת אֶת-הָאַהֲבָה וּנְהָרוֹת לא יִשְׁטְפוּהָ
אִם-יִתֵּן אִישׁ אֶת-כָּל-הוֹן בֵּיתוֹ בָּאַהֲבָה--בּוֹז יָבוּזוּ לוֹ 
 
Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras,
Car l'amour est fort comme la mort, la passion (jalousie) inflexible (dure) comme les enfers;
Son ardeur est de feu, (sa) flamme (celle de Yah).
De grandes eaux ne sauraient éteindre l'amour, des fleuves ne pourraient l'emporter.
Quand un homme donnerait tous les biens de sa maison contre l'amour, il n'en tirerait que mépris.

(Cantique des cantiques viii, 6s)

La mémoire, comme elle fait souvent de ce qu'elle aime, déforme volontiers l'épilogue du Cantique des cantiques -- en particulier la comparaison "fort comme la mort", que la récitation change communément en "plus fort que la mort". Faisant ainsi place, sans doute, à un désir de happy ending, de victoire de l'amour sur la mort, salut in extremis, apothéose dans la mort même ou résurrection triomphale après coup. Et même quand revenant à la lettre du texte elle se corrige, ramenant à contrecœur le comparatif de la supériorité à l'égalité, elle conserve encore par-devers elle, en fraude, quelque chose de son "erreur" -- comme un bénéfice douteux de son lapsus, qui en était peut-être d'ailleurs la cause, par elle-même introduite ou investie en premier lieu: l'idée (le préjugé) tenace d'un antagonisme entre "l'amour" et "la mort". Le "comme" dirait alors la puissance égale de deux adversaires: rapport de force peu rassurant en soi, mais qui laisserait encore toutes ses chances à chacun, et toute sa place au jeu, combat, défi, challenge, gageure ou pari, avec un secret espoir qu'en dépit de l'égalité annoncée l'amour gagne, si possible à tous les coups malgré l'improbabilité de la choseIl n'en est évidemment rien dans le texte. Entre "l'amour" et "la mort", pas l'ombre d'une opposition mais similitude et affinité, pour ne pas dire complicité. La force irrésistible et la dureté inexorable de l'une sont aussi celles de l'autre. Et si l'on veut impliquer au vers suivant la divinité, comme l'état critique du texte le permet sans y contraindre (שַׁלְהֶבֶתְיָה שַׁלְהֶבֶתְי יָה = שַׁלְהֶבֶתְיָה ?), alors le dieu plus évoqué qu'invoqué -- un Yah(vé) au demeurant très "baaliforme", celui du feu-du-ciel -- aura lui aussi partie liée avec "l'amour et la mort", à l'instar de ses cousins levantins (cf. le cycle de Baal d'Ougarit, dont on a souvent relevé -- et peut-être quelquefois exagéré -- les ressemblances avec le Cantique des cantiques) ou mésopotamiens (Mardouk et surtout Tammouz).

Reste que face au risque de l'amour et de la mort, incalculable et inévitable dès le premier mot de leur enchaînement, le seul geste qui vaille, la seule mise qui aille, est -- "littéralement", "métaphoriquement" -- graphique. Infiniment risquée, fragile, vulnérable, toujours menacée d'effacement ou de rature, indélébile pourtant à sa manière, la signature, la trace ou la marque -- le sceau -- de l'autre inscrite sur un cœur (comme un certain Yahvé regrettera de ne l'avoir pas assez fait de son alliance, Jérémie xxxi) et sur un bras (cf. Deutéronome vi).

Dans ma pipe je brûlerai / mes souvenirs d'enfance / mes rêves inachevés / mes restes d'espérance / Et je ne garderai / pour habiller mon âme / que l'idée d'un rosier / et qu'un prénom de femme. (Brel, bien sûr, Le dernier repas).

*
*           *

http://oudenologia.over-blog.com/article-ephphatha-40081347.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-aufhebung-50030906.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-anticlimax-92416851.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-oudenogenealogie-105727478.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-cure-d-ame-111905574.html

τοῦτο φρονεῖτε ἐν ὑμῖν καὶ ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ,
ὃς ἐν μορφῇ θεοῦ ὑπάρχων
οὐχ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο
τὸ εἶναι ἴσα θεῷ,
ἀλλὰ ἑαυτὸν ἐκένωσεν
μορφὴν δούλου
λαβών,
ἐν ὁμοιώματι ἀνθρώπων γενόμενος:
καὶ σχήματι εὑρεθεὶς ὡς ἄνθρωπος
ἐταπείνωσεν ἑαυτὸν
γενόμενος ὑπήκοος μέχρι θανάτου,
θανάτου δὲ
σταυροῦ.
διὸ καὶ θεὸς αὐτὸν ὑπερύψωσεν
καὶ ἐχαρίσατο αὐτῷ τὸ ὄνομα
τὸ ὑπὲρ πᾶν ὄνομα,
ἵνα ἐν τῷ ὀνόματι Ἰησοῦ
πᾶν γόνυ κάμψῃ
ἐπουρανίων καὶ ἐπιγείων καὶ καταχθονίων,
καὶ πᾶσα γλῶσσα ἐξομολογήσηται ὅτι
κύριος Ἰησοῦς Χριστὸς
εἰς δόξαν θεοῦ πατρός.

Ayez en(tre) vous la pensée qui (était) dans le (en) Christ Jésus,
lui qui, existant en forme de Dieu,
ne s'est pas saisi de l'aubaine
d'être l'égal de Dieu;
mais il s'est vidé (de) lui-même,

prenant forme d'esclave,
devenant à la ressemblance des hommes;
et, se trouvant en apparence d'homme,
il s'est abaissé lui-même,

devenant obéissant jusqu'à la mort
-- la mort de la croix.
C'est pourquoi Dieu l'a élevé
et lui a accordé le nom
au-dessus de tout nom,
afin qu'au nom de Jésus
tout genou fléchisse
au ciel, sur terre et aux enfers,
et que toute langue reconnaisse
que Jésus le Christ est Seigneur
à la gloire de Dieu le Père.
(Epître aux Philippiens ii, 5ss)

En relisant il y a quelques jours, grâce à la NNWT, cette célèbre hymne christologique, j'y ai retrouvé (sans véritable surprise) ce télescopage de deux "métaphores" de sens "propre" ou "concret" opposé (accident littéraire, à vrai dire, on ne peut plus courant) qui m'avait longtemps laissé perplexe, entre "kénôse" et "métamorphose": se vider (a priori: de l'intérieur) pour changer de forme ou d'apparence (a priori: extérieure, même s'il n'est nullement nécessaire d'y voir une forme imposée de l'extérieur, sur le modèle du moulage, selon une représentation rudimentaire de l'idée ou du type platonicien marquant de son empreinte une "matière" informe; même une forme "propre", produite pour ainsi dire de l'intérieur -- celle d'un corps ou d'un arbre par exemple -- est saisie ou perçue comme telle, c'est-à-dire comme forme, "de l'extérieur"). Il est tentant (et peut-être prudent) pour le commentateur d'atténuer cette contradiction formelle en traitant la "kénôse" christique comme une pure abstraction, un concept sans image. Il trouvera d'ailleurs à cela un excellent prétexte dans les autres emplois pauliniens et plutôt juridiques du même verbe, qui signifient l'"annulation" d'un principe, d'un titre ou d'un droit -- comme vidé de lui-même, mais en pareil contexte toute métaphore "vive" tend à s'estomper (Romains iv, 14; 1 Corinthiens i, 17; ix, 15; 2 Corinthiens ix, 3). Toutefois l'hymne, apparemment citée, ne semble relever ni de la même paternité ni du même registre. Il serait encore plus tentant (mais nettement moins prudent) de substituer à la lettre du texte une métaphore contraire, par exemple celle du dépouillement. On enlèverait, on retirerait (on quitterait, au sens régional du verbe ou au sens espagnol de quitarse) une "forme" comme un vêtement pour en "revêtir" une autre (image très fréquente dans le Nouveau Testament, cf. Jean xiii, 4ss; Romains xiii, 12ss; 1 Corinthiens xv, 53ss; 2 Corinthiens v, 2s; Galates iii, 27; Ephésiens iv, 22ss;  vi, 11ss; Colossiens ii, 11ss; iii, 9ss; 1 Thessaloniciens v, 8; 2 Pierre i, 14). Mais ce n'est pas ce que dit ce texte-ci. Le Christ d'origine divine, suivant un parcours inverse de l'Adam qui voulut devenir l'égal des dieux (cf. Genèse iii, 5.22), ne se dévêt de rien mais se vide (de) lui-même pour prendre forme humaine et finalement mourir sur la croix. Formulation non seulement bizarre mais embarrassante pour toutes les christologies répertoriées, orthodoxes ou hétérodoxes; car si celles-ci diffèrent, d'abord sur le rapport exact du "Jésus terrestre" à la "nature humaine", ensuite sur celui du "Christ pré-existant" à la "nature divine", toutes supposent une continuité interne d'un bout à l'autre de la métamorphose, la conservation du plus intérieur ou du plus intime faisant identité ou du moins ipséité du même ("sujet") du début à la fin du fil narratif. Elles peuvent bien admettre de sa part un "dépouillement" d'"attributs" divins plus ou moins "extérieurs", mais non l'éclipse et encore moins la perte sans reste de ce "x" invariant tout le long du récit par lequel le sujet reste envers et contre tout le même -- dans la doctrine cappadocienne et chalcédonienne de "l'union hypostatique", ce "x" sera précisément l'hypo-stase, le "sujet" divin substantiel (sub-jectum, sub-stantia), subsistant pour ainsi dire nu d'une vêture à l'autre, mais toujours divin et toujours lui-même, et capable dès lors d'en-hypo-stasier, d'assumer ou de revêtir dans l'"in-carnation" la "chair", la "nature humaine", supposée symétriquement "anhypostatique", c'est-à-dire dépourvue en l'occurrence d'hypostase propre (en version latine, la personne divine assumant ou revêtant une nature humaine "impersonnelle"). Au risque de simplifier et de schématiser jusqu'à la caricature une pensée assurément nuancée et complexe: le Christ terrestre, aussi bien orthodoxe qu'hétérodoxe (gnostique, docétique, etc.), doit être et rester divin (ou du moins supra-humain, pour ne pas oublier l'arianisme tardif) à l'intérieur pour devenir (ou paraître) humain à l'extérieur. Que le Christ divin se vide au lieu de se dépouiller, cela ne fait décidément l'affaire de personne. S'il se vide, si de l'origine ou de la "nature" divine il ne garde rien, sinon peut-être le vide même, le défaut, le manque ou l'absence d'une trace effacée ou d'un souvenir oublié, c'est une tout autre "christologie" qui se dessine -- et ne se dessine plus que de l'extérieur, en manquant par définition l'essentiel, car l'absence même d'intérieur, qui rendrait paradoxalement la métamorphose possible, elle ne saurait l'atteindre.

Le mythe christique ainsi conté -- de manière, j'y insiste, non "spécifiquement paulinienne"; si on retrouve à peu près le même "jeu" d'apparence ou de ressemblance quant à "l'humanité du Christ" en Romains viii, 3, il n'y a pas, en revanche, la moindre solution de continuité dans son identité ou sa nature de "Fils de DIeu" -- trouve alors d'autres échos néotestamentaires, et notamment évangéliques. Par exemple (Marc viii, 34s etc.): Εἴ τις θέλει ὀπίσω μου ἀκολουθεῖν, ἀπαρνησάσθω ἑαυτὸν καὶ ἀράτω τὸν σταυρὸν αὐτοῦ καὶ ἀκολουθείτω μοι. ὃς γὰρ ἐὰν θέλῃ τὴν ψυχὴν αὐτοῦ σῶσαι ἀπολέσει αὐτήν: ὃς δ' ἂν ἀπολέσει τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ἕνεκεν ἐμοῦ καὶ τοῦ εὐαγγελίου σώσει αὐτήν -- si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renie lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive: car quiconque veut sauver sa vie / son âme la perdra; mais celui qui perd sa vie / son âme à cause de moi et de la bonne nouvelle (l'évangile) la sauvera.

*
*           *

 

Quel rapport entre ces deux textes archi-connus, hormis le hasard qui les a réunis d'abord dans le même "livre" et ici sur une même "page" ? Aucun évidemment: rien à voir, rien à savoir. Commun pourtant -- et peut-être à "toute écriture", mais plus ou moins apparent -- le mouvement vers la profondeur inépuisable, sans fond, d'une certaine pensée-de-la-mort, sûre de son allant par-delà toute agonie, tout combat, toute résistance; un mourir qui devance la mort en allant au-devant d'elle, en se rendant à elle; à la fois don et perte de soi, inséparable de l'élan de "l'amour", passant dans l'écriture par le détour du trope et la légèreté superficiellement superficielle de la figure de style. Où, à la lettre, "l'être"  se moque éperdument de "l'être".
http://oudenologia.over-blog.com/article-discursus-47606800.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-aphorisme-commente-helas-88155846.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-assomption-metaphorique-102129250.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-aupres-de-sophie-120014707.html

 

P.S.: Me trottaient dans la tête, pendant que j'écrivais ces lignes, de nombreuses réminiscences que je m'efforçais de tenir à distance, pour ne pas compliquer davantage. En particulier du délicieux Ailleurs d'Henri Michaux, que je venais de lire. On y trouve notamment (Au pays de la magie) ce prodige de l'eau qui peut conserver un peu sa forme entre deux récipients. Et puis (sans aucun rapport avec l'image précédente, encore que...) cette réaction d'un habitant du même pays au récit des stigmates du Christ chez certains saints européens (citation de mémoire): "Après deux mille ans, il vous vampirise encore !"

Et Pascal (Brunschvicg 425; à lire en chantier ici), naturellement, que j'étais persuadé (à tort, apparemment) d'avoir déjà cité tant j'y ai fait allusion:
Que l'homme sans la foi ne peut connaître le vrai bien, ni la justice.
Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu'ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n'y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre.
Et cependant depuis un si grand nombre d'années jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous les temps, de tous âges, et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d'arriver au bien par nos efforts. Mais l'exemple nous instruit peu. Il n'est jamais si parfaitement semblable qu'il n'y ait quelque délicate différence et c'est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre, et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l'expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu'à la mort qui en est un comble éternel.
Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par Dieu même. Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu'il l'a quitté c'est une chose étrange qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu'il a perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu'à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.
Les uns le cherchent dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés.
D'autres qui en ont en effet plus approché ont considéré qu'il est nécessaire que ce bien universel que tous les hommes désirent -ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul et qui étant partagées affligent plus leurs possesseurs par le manque de la partie qu'ils n'ont pas, qu'elles ne les contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré, et leur raison est que ce désir étant naturel à l'homme puisqu'il est nécessairement dans tous et qu'il ne peut pas ne le pas avoir, ils en concluent...

Le vide pascalien est encore vide d'un plein; souvenir, nostalgie, manque d'un Dieu "objet", "réel", "étant", qui le remplirait -- complément de plénitude au double sens du plhrwma. Presque spontanément nous le renverserions en plénitude de vide -- du God-shaped hole au Hole-shaped God, selon la caricature apologétique courante de l'argument: du vide (trou) en forme de Dieu au Dieu en forme de vide (trou). De la pantoufle de Cendrillon qui attend le retour de son pied unique et irremplaçable aux chaussures de Van Gogh qui n'attendent plus rien, dont la béance même constituent et destituent à la fois l'épiphanie paradoxale. Dans la kénôse christique c'est précisément le vide qui nous paraît désormais "essentiel". Sans dénier l'anachronisme, voire le contresens probable de cette lecture, on remarquera que dans le texte même c'est déjà lui, ou plutôt le mouvement réfléchi vers lui (se vider, et aussi ailleurs se dépouiller ou se renier "soi-même") qui du divin à l'humain fait leçon, et modèle et école.
http://oudenologia.over-blog.com/article-homeward-bound-91972069.html

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10 novembre 2013 7 10 /11 /novembre /2013 17:45

par mille routes
de toutes parts
s'acheminent
les langues épuisées
avec leurs verbes et leurs sujets
aussi vieux et fatigués qu'elles
vers le sommet tautologique
de la montagne sémantique
où converge leur pèlerinage
et s'achève leur ascension
puis commence leur déclin
leur dissémination à tout vent
אֶהְיֶה
אֲשֶׁר
אֶהְיֶה
voilà en somme
depuis qu'elles parlent
ce qu'elles voulaient dire
et quand enfin elles l'ont dit
d'une manière ou d'une autre
tout étonnées d'une telle énormité
qui veut tout dire et ne veut rien dire
plus question pour elles désormais
d'ignorer qu'elles n'ont plus rien à dire

que jamais elles n'ont rien eu à dire
et si elles continuent à parler
comme si de rien n'était
pour donner le change
de tout et de rien
 c'est maintenant pour ne rien dire
en redescendant tranquillement
vers la silencieuse espérance
des langues et des lettres mortes 
 

Quand je relis, du coup -- c'est l'un de ces textes tellement connus qu'on ose à peine y faire allusion, et qu'on se donne encore plus rarement la peine de les relire -- le chapitre iii de l'Exode, ce n'est pas tant sa construction qui me frappe (elle me donne plutôt l'impression d'un aimable bric-à-brac), ni sa langue (classique, relativement tardive) que la concentration ou l'accumulation inhabituelles de richesses symboliques, paraboliques (midrashiques, haggadiques) ou paradoxales qui semblent être autant le germe que le  fruit d'une longue tradition de surlecture ou de surinterprétation -- où il est donc particulièrement dificile de faire la part de l'exégèse et de l'éiségèse, de ce qui se trouve "effectivement" dans le texte et en ressort, et de ce qu'à force de le lire ou de le réciter on ne peut s'empêcher d'y introduire ou d'y projeter. 

Ainsi le feu qui ne consume pas (qui brûle et ne brûle pas, selon les deux emplois contraires du même verbe aux v. 2 et 3,  בּעֵר ... לא-יִבְעַר); l'étonnement ou la curiosité humaine (pourquoi, מַדּוּעַ) comme motif ou moteur du mouvement de détour ou d'écart (אָסֻרָה-נָּא... סָר, v. 3 et 4) qui occasionne ou provoque la révélation, plus exactement le passage de la vision à l'audition et de l'image (ou du phénomène, הַמַּרְאֶה) à la parole divine; mouvement aussitôt arrêté et dépossédé de lui-même et de ses moyens par celle-ci (n'approche pas d'ici, אַל-תִּקְרַב , ôte les sandales de tes pieds, שַׁל-נְעָלֶיךָ מֵעַל רַגְלֶיךָ, v. 5), qui arrête le regard sans même l'interdire (v. 6).

Puis le dialogue (de sourds ?) sur le sujet -- qui (מִי, v. 11s): qui suis-je (מִי אָנכִי) ? -- je serai avec toi (כִּי-אֶהְיֶה עִמָּךְ, avec déjà, la forme verbale qui va revenir dans la formule unique אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה du v. 14, ici cependant dans une tournure encore assez courante, cf. iv, 12.15; Genèse xxvi, 3; xxxi, 3; Deutéronome xxxi, 23; Josué i, 5; iii, 7; vi, 16; 2 Samuel vii, 9 // 1 Chroniques xvii, 8), c'est moi qui t'envoie (אָנכִי שְׁלַחְתִּיךָ); promesse appuyée d'un drôle de "signe" (הָאוֹת): l'envoyé pourrait espérer un signe précurseur et immédiat, un présage qui lui garantirait l'authenticité et le succès de sa mission; celui qu'on lui annonce est futur et rétrospectif: une fois la mission accomplie, il saura qu'il était envoyé, du lieu où (et du dieu à qui) elle le ramènera.

Enfin la question du nom divin (מַה-שְּׁמוֹ, v. 13) et sa réponse énigmatique, en deux ou trois mots (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה, v. 14) marqués de la même initiale ('aleph, première lettre de l'alphabet qui fera notamment la joie de la qabbale et de Borges): chiasme minimal (A-B-A') à effet de miroir, dont l'élément central qui enchaîne et sépare les deux extrêmes identiques est un relatif particulièrement équivoque, précipitant une cascade d'ambivalences. Pour commencer, on ne peut (que) décider si c'est une réponse ou un refus de réponse (cf. Genèse xxxii, 20; Juges xiii, 18) -- la reprise du seul אֶהְיֶה à la fin du v. 14, à la place du nom divin lui-même (אֶהְיֶה שְׁלָחַנִי אֲלֵיכֶם, Je-suis/serai m'a envoyé vers vous) oriente peut-être la lecture dans le premier sens, ou du moins complique l'hypothèse d'un simple refus. Reste, dans le cas de la réponse, à savoir si celle-ci livre ou non un "sens" du nom divin Yhwh, par la pirouette d'une étymologie approximative (pas forcément "populaire" pour autant) ou d'un simple "jeu de mots", et/ou une sorte de "définition", positive ou négative, de l'"identité" ou de la "nature" de son porteur -- "sens" et "définition" éventuels qui se subdivisent ou se démultiplient à leur tour en fonction des sens possibles du verbe hyh et de son "aspect" (inaccompli; présent continuel ou progressif, imparfait, futur), ainsi que du relatif אֲשֶׁר qui réunit ses deux occurrences en une séquence qui à la fois semble se refermer en boucle et s'ouvrir sur une réitérabilité infinie (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה) -- toutes "possibilités" que la multiplicité des traductions ne font que révéler en optant pour l'une aux dépens de toutes les autres: je suis / serai / deviens / deviendrai / qui / ce que / comme / (le fait) que / je suis / serai / deviendrai, voire j'adviens / adviendrai comme j'adviens / adviendrai, ou bien je suis (etc.) celui qui est (etc.)...  Cf. déjà la Septante, egw eimi o wn, je suis l'étant = celui qui est, et la paraphrase barbare de l'Apocalypse de saint Jean, i, 4 etc., o wn kai o hn kai o ercomenoV, l'étant, l'était (sic) et le venant, que l'on traduit d'ordinaire pudiquement par "celui qui est, (celui) qui était et (celui) qui vient". Les rares analogies structurelles du corpus hébreu ne l'éclairent guère, dans la mesure où elles n'engagent justement pas un "verbe d'état" comme hyh mais des verbes d'action (ou de parole) transitifs (et donc que la fonction du relatif, en rapport avec un complément d'objet et non un attribut du sujet, y diffère). Ainsi Exode xxxiii, 19 (le meilleur "parallèle" de loin, non seulement parce qu'il se trouve dans le même "livre", mais parce qu'il y est encore question du "nom" divin dont Yhwh dévoile cette fois-ci le seul "bon côté", son bien, dit-il, en autorisant Moïse à voir non sa face mais son dos -- ou son derrière, v. 20ss): אֲנִי אַעֲבִיר כָּל-טוּבִי עַל-פָּנֶיך וְקָרָאתִי בְשֵׁם יְהוָה לְפָנֶיךָ וְחַנּתִי אֶת-אֲשֶׁר אָחן וְרִחַמְתִּי אֶת-אֲשֶׁר אֲרַחֵםquant à moi, je ferai passer tout mon "bien" devant toi, et j'invoquerai le nom de Yhwh devant toi: je ferai grâce à qui je ferai grâce et j'aurai compassion de qui j'aurai compassion. Ou encore une lecture possible d'Ezéchiel xii, 25, texte plutôt "négatif" (jugement, châtiment): כִּי אֲנִי יְהוָה אֲדַבֵּר אֵת אֲשֶׁר אֲדַבֵּר דָּבָר וְיֵעָשֶׂה, car moi, Yhwh, je dirai ce que je dirai -- une parole (une chose), et elle se fera (s'accomplira). Il en ressort tout au plus une certaine idée d'"arbitraire" du "pouvoir" et du (bon ou mauvais) "vouloir" souverains. Mais qu'en est-il de cet "arbitraire" quand il est réfléchi, qu'il se retourne sur ou contre lui-même, sur ou contre son propre "être" ? Les autres textes souvent rapprochés d'Exode iii, 14 pour l'emploi du même verbe à la même forme (première personne de l'inaccompli) n'ont pas cette structure chiastique ou spéculaire. On songe surtout à Osée i, 9, en mauvaise part, qui semble une contradiction expresse de la promesse de l'Exode : אַתֶּם לא עַמִּי וְאָנכִי לא-אֶהְיֶה לָכֶם vous n'êtes pas mon peuple, et moi, je ne suis/serai pas à/pour vous. Et aux cas plus nombreux mais aussi formellement plus éloignés où le אֶהְיֶה divin est employé avec divers attributs, comparaisons ou métaphores: je suis/serai son père (à propos de Salomon, 2 Samuel vii, 14 etc.), leur dieu (à propos d'Israël ou de Juda, Jérémie xi, 4 etc.), comme celui qui enlève le joug (Osée xi, 4), comme la rosée (xiv, 6), une muraille, une (ou en) gloire (Zacharie ii, 9)

A tout prendre, אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה ne dit peut-être rien de plus, ni de moins, que l'autre formule célèbre qui revient trois fois dans ce chapitre: je suis (sans verbe cette fois-ci) le dieu d'Abraham, le dieu d'Isaac et le dieu de Jacob (v. 6, + de ton père; v. 15, + de vos pères; v. 16, sans répétition du mot "dieu"; cf. ii, 24; iv, 5; vi, 3 etc.). Phrase beaucoup plus claire, (mais)  qui a encore davantage nourri -- ce simple fait mériterait réflexion -- les traditions juives et même chrétiennes (cf. Marc xii, 26 //)  et où l'on a lu, aussi, le mystère de la permanence ou du retour du même (divin) à travers ce qui change ou passe (cf. Psaumes ciii, 15ss) -- en termes plus philosophiques, si l'on veut, l'identité paradoxale de la différence. Ce qui n'est pas loin non plus de l'autre formule énigmatique d'auto-affirmation divine du deutéro-Isaïe (xli, 4 etc.; on notera d'ailleurs les connotations temporelles de cette première occurrence du recueil: celui qui convoque les générations dès le commencement..Moi, Yhwh, je suis le premier, et, avec les derniers, c'est encore moi ou je suis le même), אֲנִי-הוּא, littéralement  "moi, lui", traduite dans la Septante par un egw eimi (je suis, c'est moi) absolu (sans attribut) qui a manifestement inspiré le quatrième évangile (Jean viii, 24 etc.).

Il y va en tout cas -- en chaque langue, en chaque grammaire différemment --  du nombre du sujet -- singulier de l'un, du zéro, de l'infini ou de l'indénombrable.

 

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8 novembre 2013 5 08 /11 /novembre /2013 12:48

Parviendrons-nous un jour à dépaver nos voies des (bonnes) intentions qui toujours les reconduisent quelque part, c'est-à-dire à l'enfermement de quelque enfer, rarement nouveau d'ailleurs malgré les apparences ? Est-il besoin pour ce faire de les renvoyer -- les intentions -- à la gueule de qui que ce soit ? Souvent, certes, ce ne serait pas volé; et quand même ce ne serait pas juste, si c'était là la seule justification du dépavagel'injustice servirait peut-être à quelque chose (le moyen pour une fois justifiant la fin). 

Juste au-dessous, non le paradis sans doute mais, toujours vierge, la plage, ou le désert, le sable ou la poussière, où la mer ou le vent effacent un peu plus vite les traces, juste assez pour ne leur laisser le temps de faire ni chemin ni ornière. ni signe ni sens.

Vertus antiques, ancestrales, immémoriales, païennes, perses, juives, grecques, épiques, tragiques, philosophiques, romaines, chrétiennes, barbares, féodales, aristocratiques, humanistes, réformatrices, rationnelles, bourgeoises, libérales, révolutionnaires, impériales, sociales, scientifiques, techniques, contre et avec les vices qui à chaque pas vous ont servi de repoussoir, de prétexte et d'appui vous nous avez menés, portés, poussés, tirés, envoyés tout juste  où nous sommes rendus. Cela sans doute n'a jamais été votre but: l'enchaînement et la courte vue de vos bonnes intentions successives y auront suffi.

Sans devoir -- même de vacance, le désir, la terreur, le plaisir, la douleur, l'ennui même auraient-ils un autre goût ?

Toujours déjà devoir : dette de reconnaissance ou de ressentiment envers le passé, l'histoire, l'origine, l'héritage, les pères, le fait accompli, à quoi renvoie, relie, rattache chaque trait de trace, de marque, de cicatrice, de forme, de figure, de visage, de dessin, de signe, de symbole, de caractère, trait de l'être dans chaque trait de lettre; dette aussitôt convertie en devoir (devoir faire, dire, payer, faire payer) présent et futur. Traite au porteur ou lettre de crédit indéfiniment valable, payable, si contresignée soit-elle, toujours en souffrance et en instance de règlement au prochain qui la re-présentera sous le masque protéiforme de l'Autre. Usure infinie d'un crédit illimité, d'une générosité d'autant plus trompeuse qu'elle est, de la part de l'émetteur qui le lance et le relance,  sincère et désintéressée -- pay it later, pay it back or pay it forward, pay it nonetheless -- offre toujours déjà acceptée et soussignée. Débiteur aussi le créancier qui croit devoir faire valoir son droit en réclamant ou en revendiquant son dû. De ces enchaînements logiques, juridiques, moraux, économiques, fiduciaires, l'homme du langage et de la représentation, de la parole donnée, de la parole d'honneur, de la responsabilité et du règlement de comptes, ne saurait se dégager qu'à se renier lui-même, tout aussi faussement d'ailleurs.

Toute grâce, toute fraîcheur, toute innocence en ce système ne fait irruption que par contrebande, de façon illégitime, injustifiée, injustifiable. Sous l'espèce du faux, de l'escroquerie (cf. Luc xvi, 1ss; et http://oudenologia.over-blog.com/article-lois-de-la-nature-lois-du-marche-120640982.html), du travestissement ou de l'imposture  (cf. 1 Corinthiens ii, 6ss). La simplicité de la colombe sous la ruse du serpent, l'agneau sous le pelage du loup. Ne se dévoilant que l'instant d'un éclat de rire enfantin, mourant ou amoureux.

 

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4 novembre 2013 1 04 /11 /novembre /2013 23:07

Ce qui rend une pensée intéressante ou stimulante, attrayante ou séduisante, fascinante ou enthousiasmante, est parfois aux antipodes des "vertus" qu'elle prône. Cette remarque (nietzschéenne entre autres) vaut pour les pensées religieuses, et notamment les "théologies", même embryonnaires ou rudimentaires comme peuvent l'être celles de la Bible, autant sinon davantage que pour maintes philosophies et idéologies politiques. Ce qui fait aimer saint Paul, saint Jean, saint Marc, saint Matthieu ou saint Jacques, malgré ce qui les différencie et souvent les oppose, le (quelquefois malin) plaisir qu'on éprouve à les lire et à les comprendre (ne serait-ce qu'en partie et en partie de travers), cela tient peut-être surtout à ce qu'ils ont de moins "saint". Une supériorité, parfois insolente ou méprisante, d'audace péremptoire ou de subtilité sophistique, de posture radicale ou provocatrice. Un certain culot en somme, qui peut aller jusqu'à la mauvaise foi du "raisonnement circulaire" crânement assumé, est inséparable de leur "originalité" ou de leur "profondeur" et contribue à faire leur "charme" -- ou leur "grâce". Ceux-là ont beau prêcher l'humilité ou l'obéissance (c'est, sous des formes et à des degrés divers, le cas de tous les précités), leur pensée est foncièrement orgueilleuse, et c'est aussi cela qui la rend remarquable -- c'est par là qu'elle se détache, qu'elle brille, qu'elle ne passe pas inaperçue.

A contrario, ce qui paraît théologiquement plus terne ou fade, moins "original" et moins "profond", voire franchement décevant, s'avère souvent être aussi une pensée plus humble, parce que plus assujettie ou inféodée, plus authentiquement "au service" d'une "cause" non seulement divine mais collective, et donc également d'une manière d'"institution" (p. ex., dans le Nouveau Testament, saint Luc et les Actes des Apôtres, les Pastorales, la première épître de saint Pierre; qui sont moins des textes d'"auteur" ou même d'"école" que des textes d'"Eglise"). On y entend, sinon le fonctionnaire, du moins le disciple, dévoué, appliqué, zélé, parfois même doué, plutôt que le génie de l'apôtre (l'opposition kierkegaardienne entre le génie et l'apôtre pointe malgré elle entre ces deux figures une affinité certaine).

L'attrait n'est pas seulement celui, bien sûr anachronique, de "l'hérésie" en germe, par opposition à la banalité rétrospective de "l'orthodoxie" -- quoique cette distinction ne soit pas non plus tout à fait hors sujet, les exemples ci-dessus rangés dans l'une ou l'autre catégorie (selon des critères évidemment subjectifs, dès lors qu'il y va de l'intérêt ou du goût, même largement partagés) le montrent assez. Les meilleurs textes étaient assez riches pour nourrir à la fois les diverses "hérésies" qui les ont prolongés et l'"orthodoxie" qui les a récupérés. Cela dit, les textes "proto-orthodoxes" eux-mêmes ne sont pas systématiquement dépourvus de qualités littéraires ni même théologiques: on peut apprécier la solennité irénique de l'épître aux Ephésiens, ou même la verve hargneuse mais inventive de l'épître de Jude, pour des raisons de "fond" ou de "forme".

On comprend cependant les mises en garde pastorales des ci-devant "directeurs de conscience" contre les dangers spirituels de la théologie, fût-elle orthodoxe, traditionnelle ou biblique. Et les scrupules à son égard de plus d'un croyant tant soit peu sensible aux enjeux de la "chair" et de l'"esprit" jusque dans les activités "intellectuelles" (cf. http://oudenologia.over-blog.com/article-la-chair-et-l-esprit-110683374.html). Il ne s'agit pas seulement du risque de "perdre la foi" ou de verser dans "l'hérésie", ni même de se faire une trop haute opinion de soi. Dans le cadre strict de la piété la plus fervente, de l'orthodoxie la plus sourcilleuse, du respect et de la reconnaissance les plus sincères envers les "maîtres" qu'on ne prétend ni égaler ni (encore moins) dépasser, ce n'est certes pas au plus humble de chacun que la pensée, surtout intéressante, fait appel. Les Grecs ne s'y étaient pas trompés: dans le rayonnement et l'attraction de la pensée il y va de l'économie du désir et de la jouissance, autrement dit d'une érotique, qui ne brille jamais par la modestie quand même elle en joue (et alors avec une certaine perversité).

Cette méditation (beaucoup trop) générale me revient d'une réflexion thématique précise: on a souvent noté que la notion de pardon (plus exactement de rémission des péchés ou des offenses, hormis précisément la connotation "technique" de ce terme en français moderne: le mot grec reste simple, un de ces "mots des pauvres gens" comme disait Ferré) est pour ainsi dire dédaignée par les "grandes" théologies du Nouveau Testament. Dans la théologie paulinienne habituellement considérée comme la plus "aboutie", celle de l'épître aux Romains, elle est éclipsée par le concept de "justification"; dans la théologie johannique, par la révélation de l'origine divine impeccable des "élus". Qui, s'estimant "justifié" et placé au-dessus de la loi, ou par engendrement divin au-dessus du péché (cf. à ce sujet les paradoxes de la Première épître de saint Jean, i, 8ss; ii,1s.29; iii, 6s; v, 18), pourrait encore accorder une importance plus qu'accessoire au simple pardon ?  Ce n'est pas par hasard si le troisième terme de la formule luthérienne qui synthétise à sa manière les théologies paulinienne et johannique (semper simul peccator et justus et pœnitens) est si souvent oublié: les deux premiers le rendent logiquement superflu. Quant aux théologies "fortes" qui au contraire accordent au pardon une place centrale, elles le dénaturent souvent à force d'insistance et de surenchère -- comme on disait naguère, elles le surdéterminent. Lorsque le pardon (au sens strict de rémission des péchés) devient un signe d'autorité christique ou apostolique (Marc ii,1ss//; Jean xx, 23), ou se trouve pris dans une logique de finalité ou de nécessité (pardonner pour être pardonné, Matthieu vi, 12-15; xviii, 21ss), les "pauvres gens" n'y retrouvent plus leur "pardon" de tous les jours, humble, modeste, voire léger ou superficiel, ni tout à fait gratuit ni tout à fait calculé, pas vraiment pensé, qui ne change pas grand-chose mais qui rend tout de même la vie plus vivable. Cela, ils le reconnaîtront peut-être davantage dans l'évangile "théologiquement faible" de saint Luc (i; 77; iv, 18; vii, 47s; xvii, 3s; xviii, 13s -- où le "justifié" emprunté à une théologie paulinienne mécomprise ne signifie pas autre chose que "pardonné"; xxiii, 34; xxiv, 47). 

[On pourra penser ici à la postérité lointaine de ces antiques pensées religieuses, jusque dans la laïcité occidentale moderne -- où le pardon aussi est tantôt évacué, par exemple dans les domaines judiciaire (cf. par contraste les tribunaux islamiques où il joue encore un rôle, marginal mais réel, qui n'annule pas le châtiment mais peut ou non l'atténuer) ou économique (la rémission des offenses étant aussi, au sens propre, remise de dette), tantôt au contraire surdramatisé, par exemple en psychologie (résilience etc.). Et on pourrait  en dire à peu près autant de beaucoup de choses, notamment des surdéterminations anciennes et actuelles de "l'amour" (cf. http://oudenologia.over-blog.com/article-reflexions-bibliques-115780244.html; http://oudenologia.over-blog.com/article-biotypographies-120623192.html.]

[Les exemples de théologies bibliques "orgueilleuses" se sont limités ici au Nouveau Testament, mais l'Ancien n'en manque pas non plus. L'élévation d'un dieu ethnique ou local au rang de dieu national, puis suprême et finalement unique, par l'opération combinée (ce qui ne signifie certes pas concertée et n'enlève rien à leurs différences, à leurs rivalités ni à leurs antagonismes) de théologies sacerdotales, royales, prophétiques ou sapientiales, finalement apocalyptiques, en témoigne. Le fidèle le plus "humble" (encore que le thème de l'humilité soit ici loin du niveau d'obsession qu'il atteint dans le NT, et surtout qu'il évoque plus souvent une condition matérielle, celle du pauvre qui n'a nullement choisi de l'être, qu'une quelconque "vertu" morale) jouit comme par procuration (de cette jouissance de l'Autre chère à Lacan ?) de la grandeur, de la puissance et de la gloire de son dieu. Pour ne rien dire de l'audace de principe, pas spécialement "biblique" d'ailleurs mais commune à toute littérature mythologique ou épique, qui consiste à faire parler et agir ces dieux en qui pourtant l'on "croit" et que l'on "craint" aussi sincèrement que possible. Cela posé, les textes qui s'inscrivent à contresens de la doxologie dominante (les réquisitoires de Job, le scepticisme distancié de Qohéleth) n'en sont pas moins "orgueilleux" à leur manière (plus résolument humaine sans doute). Il n'empêche que tous ces textes différemment marquent, impressionnent, beaucoup plus que ceux qui ne prétendent ni à une connaissance particulière, ni à une critique (d'une connaissance particuiière) de la divinité -- les Proverbes par exemple.]

 

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3 novembre 2013 7 03 /11 /novembre /2013 12:12

Parmi ses premières expériences religieuses -- dans cette zone indécise où la frontière artificielle entre religion et superstition hésite, ou devrait hésiter, à se dessiner, et où se joue souvent le plus intime -- il y en avait eu de passablement obscures. Improbables aussi, ou inespérées, anachroniques et anatopiques compte tenu de sa date et de son (mi-)lieu de naissance qui ne l'y prédisposaient guère; rendues néanmoins possibles, voire inévitables, par cet effet d'enclave subculturelle (en l'occurrence la "secte", nourrie ou gavée de texte biblique plus ou moins bien digéré; pour d'autres ce sera une religion ou une "culture" traditionnelle mais minoritaire) qu'aucune société au sens large, si moderne, rationnelle et éclairée qu'elle se veuille, ne saurait exclure.

Ainsi, privilège d'un sacrilège plutôt rare dans sa génération, il avait pu, voilà bientôt quarante ans, tenter Dieu.

[Cette expression mérite sans doute quelque explication. A un lecteur francophone non averti elle rappellera surtout la locution tenter le diable, dont le sens n'est d'ailleurs pas si éloigné qu'on pourrait le croire.

Il faut (une fois de plus) revenir à l'hébreu et à ses traductions. Tenter dans ce sens très particulier est en effet un lointain héritier de la racine hébraïque nsh, qui signifie plus généralement éprouver ou mettre à l'épreuve (mais aussi quelquefois essayer, comme le tenter français). La tentation que les traductions françaises (des familles lexicales de l'hébreu nsh et de son équivalent grec quasi-systématique, peirazw) ont pris l'habitude de distinguer de l'épreuve est tout au plus une variété d'épreuve, ou un aspect de l'épreuve, que du reste les langues "bibliques" elles-mêmes ne se sont nullement souciées de distinguer. Or cette notion d'épreuve (toute tentation incluse, donc) est un lieu de divergence théologique multiple.

Selon la grande majorité des textes, le dieu (ou "Dieu") éprouve les hommes, individuellement ou collectivement, de mille et une manières, le plus souvent désagréables (cf. Genèse xxii, 1; Exode xv, 25; xvi, 4; xx, 20; Deutéronome iv, 34; viii, 2.16; xiii, 4; xxxiii, 8; Juges ii, 22; iii, 1ss; Psaumes xxvi, 2; 2 Chroniques xxxii, 31; Judith viii, 25s; Sagesse iii, 5; xviii, 20; xi, 8; Siracide ii, 1; iv, 17 [la Sagesse occupe ici la place habituelle de Dieu]; 1 Maccabées ii, 52; Matthieu vi, 13 // Luc xi, 4; Matthieu xxvi, 41//). Il le fait -- c'est écrit noir sur blanc dans les textes les plus "naïfs", souvent d'ailleurs faussement naïfs; entendre par là les moins sujets à la crainte ou à la pudeur, sincère ou affectée, de l'anthropomorphisme théologique -- pour voir ou pour savoir qui ils sont, ce qu'ils valent, ce qui est dans leur "cœur" (ce qui peut signifier tout simplement ce qu'ils pensent; le dieu ne lit pas toujours les pensées), à partir de ce qu'ils font dans une situation donnée -- l'épreuve précisément. C'est donc une sorte d'expérience, au sens cognitif et quasi scientifique du terme, qui lui permet  de connaître ce que sans elle (M. de Lapalisse n'aurait pas dit mieux) il ne connaîtrait pas. Mais selon d'autres textes, très minoritaires il est vrai (Jacques, i, 13ss; cf. Siracide xv, 11ss), il ne saurait être question pour "Dieu" d'agir ainsi, et surtout pas de tenter ou d'éprouver par le "mal". Du mal pourtant, au sens existentiel ou moral, du "malheur" et du "scandale", de l'occasion de "péché", voire de l'incitation à la "faute", il n'en manque pas dans les exemples bibliques d'"épreuve" d'origine divine. Pour un "monothéisme dualiste" tel qu'il apparaît dans certains courants du judaïsme tardif et du christianisme primitif, le rôle de probateur / tentateur qui incombait précédemment au dieu (ou même à "Dieu") échoit au diable (Matthieu iv, 1ss // Marc 1,13; Luc iv,2ss; 1 Corinthiens vii, 5; 1 Thessaloniciens iii, 5; Apocalypse ii, 10 -- on repensera naturellement, quoique avec un autre vocabulaire, à la réécriture de 2 Samuel 24 en 2 Chroniques 21, où "Satan" prend la relève de "Yahvé" quand il s'agit de pousser à la faute).

En sens contraire, l'homme peut aussi éprouver, mettre à l'épreuve, tenter selon les traductions traditionnelles, le dieu (ou "Dieu"), notamment en le mettant en demeure ou au défi de se manifester ou d'intervenir. Le sens du verbe n'est alors pas très différent: là aussi il s'agit d'une expérience, visant à savoir ce qu'on ne saurait pas sans elle (ce qui de la part d'un mortel peut paraître encore plus compréhensible que d'un dieu, et surtout de "Dieu"). Dans la plupart des textes cet acte est présenté sous un jour très négatif; il prend alors une allure de provocation. Exode 17,1ss est à cet égard le récit paradigmatique: son "lieu" même, désigné par le toponyme Massa, traduit (et non transcrit comme le sont habituellement les noms de lieux) Peirasmos en grec, est rapporté à nsh ou à (ek)peirazw avec le sens d'"Epreuve" (ou, au sens négatif que paraît imposer le contexte, de Défi ou de Provocation), v. 7. Parmi les autres textes qui comportent la même idée -- éprouver, tenter, défier, provoquer le dieu (ou "Dieu"), beaucoup font d'ailleurs référence ou allusion à  l'épisode de Massa (cf. Nombres xiv, 22; Deutéronome vi, 16; noter cependant la lecture opposée du récit de Massa en xxxiii, 8, où c'est le dieu qui éprouve -- et approuve -- le clan sacerdotal de "Lévi"; Psaumes lxxviii,18.41.56; xcv, 8s; cvi, 14; Judith viii, 12; Sagesse i, 2; Siracide xviii, 23; Matthieu iv, 7// Luc iv, 12: Jésus éprouvé-tenté par le diable refuse d'éprouver-tenter Dieu; Actes v, 9, où l'esprit prend la place de Dieu; xv, 10; 1 Corinthiens x, 9, où selon la leçon la plus probable c'est le Christ -- avant Jésus ! -- qui est éprouvé, défié ou provoqué; Hébreux iii, 8s). Mais là encore il y a des voix contraires:  Yahvé se laisse quelquefois éprouver (on pourrait tout aussi bien dire tenter, défier, provoquer) -- par le "juge" Gédéon qui lui demande (non sans crainte) un signe lui garantissant le succès de sa mission (Juges vi, 39), ou par le roi Achaz à qui il propose lui-même, par le truchement du prophète Isaïe, de demander un "signe"; Achaz d'ailleurs s'y refuse, de crainte précisément de tenter Yahvé (Isaïe vii, 11s). Un synonyme de nsh, bhn, souvent associé la métaphore de l'épreuve ou de la purification des métaux, et employé notamment dans la célèbre formule selon laquelle le dieu (Dieu) "sonde (éprouve) le cœur et les reins" (cf. Genèse xlii, 15s; Jérémie vi, 27; ix, 6; xi, 20; xii, 3; xvii, 10; xx, 12; Zacharie xiii, 9; Psaume vii, 10; xi, 4s; xvii, 3; xxvi, 2 en parallèle avec nsh; lxvi, 10; lxxxi, 8; Job vii, 18; xxiii, 10; xxxiv, 36; xcv, 9, idem; cxxxix, 23; Job vii, 18;  Proverbes xvii, 3), est utilisé de façon tout à fait semblable en Malachie iii, 10: Yahvé invite les Judéens à le "mettre à l'épreuve" par leur obéissance, en payant leurs dîmes, pour constater qu'ils en seront récompensés par la prospérité -- quoique au v. 15 la même expression soit prise en mauvaise part (ceux qui mettent Yahvé à l'épreuve n'échapperont pas).  Bien que le vocabulaire de l'épreuve-tentation ne soit pas employé dans l'état actuel du texte, les tirades de Job ou même de certains psaumes tentant (!) de forcer Dieu à répondre ou à se manifester, non sans un brin de menace ou de chantage quelquefois (quand nous serons morts il sera trop tard, les morts ne te célébreront plus, qu'en sera-t-il -- si tu nous abandonnes -- de ton nom ou de ta réputation auprès des autres peuples, etc.), n'en sont pas très éloignées. Entre l'épreuve, tentation ou provocation de Dieu sacrilège et un certain type d'audace du désespoir dans la prière, la frontière, encore une fois, est incertaine.]

L'ambivalence sémantique, exégétique et théologique de la formule ne lui était toutefois, à ce point, d'aucun secours. Tenter Dieu, il l'avait indéniablement fait de la façon la plus coupable (ou plus exactement la plus sacrilège) dans un sens, la plus stupide dans plus d'un autre -- l'image du jeune Mussolini prétendant prouver l'inexistence de Dieu en lui donnant une minute pour le foudroyer, dans l'excellent Vincere de Marco Bellocchio (2009), peut en donner une idée.

Il avait à peine quatorze ans. L'année précédente, il s'était "converti", en l'espace d'une nuit décisivement, basculant soudain dans une vision du monde insoupçonnée où Dieu non seulement existait, mais était connu sans l'ombre d'un doute ni même d'un mystère. Une vérité révélée, indiscutable, explicite, univoque et cohérente. Mais depuis quelques mois toutes ces certitudes lui étaient redevenues questions, quand elles ne lui paraissaient pas pures niaiseries. Il avait cessé de les professer, d'y croire et, plus profondément encore, de les aimer. Il les avait quittées intérieurement, désavouées ouvertement même dans ses contacts avec l'extérieur (scolaire), mais il n'avait pas encore rompu tout lien avec elles, encore moins avec ceux qui y tenaient. C'est alors qu'il avait tenté Dieu, le Dieu qui faisait corps avec tout cela, en le mettant en demeure de se manifester. Qu'est-ce qui l'avait amené à cette prière impie ? Qu'y avait-il exactement demandé ? Il ne s'en souvenait plus guère. Sans doute avait-il défié ce DIeu de le démasquer (il ne faisait d'ailleurs guère d'effort de dissimulation) et de le châtier, par quelque blâme ou exclusion communautaire, peut-être par la mort. Ce qu'il se rappelait très bien en revanche, c'est qu'il avait fixé une date, estimant sans doute que celle-ci passée il en aurait le cœur net, dans un sens ou dans l'autre. Une date: un nom de mois, un nombre de quantième; l'année allait de soi.

La date passa, naturellement, sans que rien d'extraordinaire ne se produisît. Il ne se souvenait pas d'en avoir tiré sur le coup de conclusion particulière; peut-être même au jour J n'y pensait-il déjà plus. Sa double vie, de moins en moins double du reste, de plus en plus dehors et de moins en moins dedans, n'en fut pas autrement affectée. Un soir cependant, quelques mois plus tard, sans rapport direct ou du moins conscient avec cette expérience, il s'effondra, se repentant tout aussi brutalement qu'il s'était converti. Il ne pouvait pas vivre sans Dieu, telle était ce soir-là sa seule certitude, qui l'emportait sur tout le reste  Il confessa son esquisse d'apostasie, renouvela son engagement, redoubla de zèle, et ses doutes disparurent comme par enchantement. Il rompit tout contact avec "l'extérieur", quitta le lycée, et devint un "permanent" du mouvement.

Mais cette expérience l'avait marqué, plus qu'il ne l'aurait cru, d'une trace plus profonde et plus indélébile que tous ses doutes pourtant rationnels. Chaque fois que la date revenait, il ne pouvait s'empêcher de la remarquer. Elle se rappelait à lui et le rappelait à la "culpabilité" de son sacrilège, faute (culpa) d'ailleurs plus "sacrale" que "morale". Il n'en attendait rien de précis, mais il n'en éprouvait pas moins à son approche un pressentiment vague de malheur, de malédiction ou de jugement, qui s'éloignait aussitôt qu'à nouveau elle passait, le frôlant sans l'atteindre.

Il n'avait pas vu dans l'effondrement et la repentance de sa quinzième année une "réponse" à son défi. Ç'aurait pourtant été bien son genre, à ce Dieu-là, de répondre en son temps et à sa manière, par la bouche même de l'impertinent. Quand, près de quatorze ans plus tard (et à une autre saison), il fut "exclu" pour de bon et pour "apostasie", plus "croyant" que jamais, à sa manière désormais, il en éprouva beaucoup de peine mais pas la moindre culpabilité. Il ne manqua évidemment pas de repenser à son défi d'adolescent, mais il lui sembla alors que la malédiction s'était changée en bénédiction.

Pourtant la date fatidique revint, tenace. Elle le retrouva tour à tour enthousiaste, mystique, insouciant, amoureux, frivole, désespéré, père, soucieux, affairé, pontifiant, combattant, rusant, désabusé, fatigué, ironique, philosophe (la vie, quoi). Le plus souvent il ne lui prêtait guère attention mais il la remarquait  -- quelquefois après coup. Comme d'autres, qui ne s'estiment pas superstitieux pour un sou et ne s'abaisseraient ni à l'avouer ni à modifier en quoi que ce soit leur calendrier ou leur comportement, remarquent quand même un vendredi 13. L'inquiétude qu'elle réveillait en lui avait perdu depuis longtemps tout fondement rationnel (elle en avait un, paradoxalement, quand elle se rapportait à un Dieu précis). Elle s'était faite légère, superficielle, diffuse, insaisissable, elle convoquait à chaque fois d'autres craintes, celle de la mort étant naturellement la plus constante; elle pouvait même se passer de crainte, dès lors que la mort même paraissait bienvenue; elle n'en était pas moins fidèle au rendez-vous. Et d'autant plus mystérieusement inquiétante.

Elle lui revenait, cette fois-ci, pour la quarantième fois. Quelques jours à l'avance, il l'avait assez remarquée pour faire le calcul. Nombre riche d'harmoniques religieuses ou superstitieuses: "quarante ans dans le désert", depuis Massa. La fin de l'épreuve, la Terre promise enfin peut-être, mais pour les autres.

Presque sans crainte, presque sans désir, il était bien décidé cette fois à la regarder venir. 

 

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