Le blog de Narkissos

La principale vertu de la pensée (humaine) est anesthésique, pour le meilleur et pour le pire. Comment lui en faire reproche quand c'est un animal souffrant, sensible, esthétique au plus haut degré, qui l'a inventée, non par caprice sans doute mais par hasard et par nécessité, tandis que -- sinon parce que -- la passion lui devenait intolérable ?

Certes celui-là n'a rien perdu pour attendre: le débit et le crédit de son retard patho-logique, de son différé de jouissance, de son arriéré de souffrance en souffrance, lui sont revenus majorés d'intérêts, de complications, de multiplications, d'additions, de soustractions et de divisions, de calculs, de raffinements, de perversions et d'aggravations en tout genre. Il n'en aurait pas moins connu, entre-temps, la grâce inouïe d'un répit, écart, distance, absence, oubli, distraction ou désertion de la réquisition et de la mobilisation générales de la sensation immédiate. Ce que pourtant lui offraient depuis toujours la nuit, le sommeil, l'ombre, le rocher, l'arbre, l'abri, le nid, le terrier, la tanière, la caverne, la satisfaction provisoire et silencieuse de la faim repue, de la soif étanchée ou de l'appétit sexuel apaisé, cela se donnait désormais, sous l'espèce spéculaire de la réflexion, des airs de conscience, d'éveil et d'occupation supérieures.

Et cependant, comble d'artifice anesthésique, d'astuce et de sinuosité serpentines: ne penser qu'à ça, ne parler que de ça, d'affect, de désir et de passion, de sensation et de sensualité, de sentiment et de "ressenti", même en faisant mine de parler d'autre chose, et pour finir ne même plus prétendre parler d'autre chose, se lover, de glace, au cœur de l'"amour", bifide jusque dans la duplicité de sa langue et de ses guillemets. Au plus près, à l'abri.

De l'arbre de la connaissance à la vigne de Noé, entre deux sommeils et deux éveils, c'est une boucle de malédiction de la terre qui est bouclée. Et quand le dieu se mire en sagesse ou en logos, en esprit, en lumière, en bonté et en amour, la prothèse n'est pas moins anesthésique.

Dire qu'il nous faut encore le tralala de la mort pour nous ouvrir un instant les yeux à la nature vraie de chaque être, de chaque devenir et de chaque durée, au regard de laquelle elle, la mort, n'est pourtant rien d'autre qu'une caricature grossière et redondante.

Ce n'est pas seulement la fin d'un jour ou d'une nuit, d'une œuvre ou d'une vacance, d'une sonate, d'une bouteille ou d'une enfance qu'il faudrait pleurer sans fin; mais, de joie et de chagrin ensemble, tout l'être à même tout le temps, depuis ses plus discrets commencements -- ever, forever, nevermore.

La sainte différance toutefois n'y retrouverait plus ses petits, qu'aussi nous fûmes, de part en part, par ce que chaque présence requérait d'absence et d'oubli.

Il y a des ermites cabotins et des histrions solitaires, qui s'ignorent eux-mêmes comme ils s'ignorent les uns les autres; ils n'en parviennent pas moins, ensemble et séparément, à une indiscutable authenticité.

L'asocial est éminemment social, comme l'athée théiste -- d'autant mieux qu'ils le sont à leur insu.

On ne fait du vrai qu'avec du faux; en proportion variable dans un sens relatif (il faut parfois beaucoup de faux pour une once de vérité, parfois un rien de faux en fait une montagne), mais constante dans un sens absolu.

Le sentiment d'irréalité est de tous le plus réel. Et inversement.

Ce qui donne à penser donne d'abord à danser -- d'abord, ensuite, tout autour et même dedans; pensée, dans le meilleur des cas, un passage, un mouvement dans une suite, un pas dans un enchaînement, un trait formant avec d'autres figure, apparition et disparition vers de nouvelles apparitions. Le transcendantal n'est qu'un moment de la transe.

Chaosmose improvisée de part en part, et cependant minutieusement chorégraphiée à même sa répétition coextensive au spectacle, avec ou sans public; elle ne fait que répéter et ne se répète jamais, prépare tout sans rien préparer, inventant du milieu de son cours son aval et son amont comme ses rives, ses suites et ses origines innombrables, faisant son chemin sans faute et sa forme parfaite du moindre écart comme du plus lointain détour, de chaque faux pas et de chaque impasse. Cinématographie muette et parlante, chantante et dansante, instrumentale et orchestrale, à elle-même son propre projet, sa propre production et sa propre exploitation, son idée et son scénario, son dialogue et son storyboard, son éclairage, son cadrage, son tournage, son moteur et son action, son montage, sa bande originale, sa projection et sa vision, son émotion et sa critique, sa mémoire et son oubli également infaillibles, ensemble créateurs et destructeurs de ne jamais se confondre.

Oui, non, si,

ta liberté, ta vérité,

ton amour, ta joie,

le déploiement infini

de ton essence innombrable,

singulière comme l'univers,

fortuite comme l'histoire,

nécessaire comme la loi,

arbitraire comme la grâce,

toute l'extension intensive

de ta différence absolue

parmi les différences relatives

consiste

dans l'invention,

la découverte,

la trouvaille inouïe,

le secret de Polichinelle

le plus jalousement gardé

d'un rapport à zéro,

au nom, au chiffre, au signe

indice, icône, symbole

de ce qui précisément

n'est pas,

rien ni personne,

jamais, nulle part,

fond sans fond

comme le ciel bleu ou noir

de soleil, de nuage,

de lune ou de constellation,

toujours déjà et encore perdu

chaque fois retrouvé

sur quoi le moindre geste, forme, son, accord, phrase

se détache et se tend, vibre, résonne,

rayonne d'humble gloire,

rosée ou givre translucide

de tel premier matin du monde

qui de n'avoir jamais été

émerveille à jamais la grisaille

de ce petit matin-ci.

(à M., a.m., ante meridiem, anno mundi)