Angoisse et volupté de disparaître.
Communicantes, depuis les terreurs et les jeux de l'enfance; convertibles l'une en l'autre, éventuellement, dans les deux sens; irréductibles l'une et l'autre à l'indifférence qu'affecte à leur endroit la raison, bien ou mal partagée par l'objectivité et la neutralité du tiers qui s'imaginerait ici être assez peu partie pour se faire juge. Tel les jugerait respectivement égocentrique et égoïste -- ou bien, malheureusement et heureusement égoïstes.
Pareil jugement appellerait au moins deux réserves:
1) Il n'est pas dit que cette ambivalence affective soit l'apanage d'un sujet individuel susceptible de dire je, ego. Une collectivité, couple, famille, clan, classe, parti, nation, civilisation, espèce même, pourrait bien envisager sa disparition à la première personne du pluriel avec des sentiments analogues; peut-être éprouverait-elle seulement, à son échelle, de plus grandes difficultés à les exprimer. Si elle y parvienait quand même, il faudrait alors transposer l'égocentrisme en un autre -centrisme (le choix ne manque pas), et/ou parler d'égoïsme à plusieurs. Reste que la perspective (réfléchie) de sa disparition obnubile peu ou prou son sujet, individuel ou collectif, à l'avenir des autres, de ce qui ne disparaîtra pas, du moins pas tout de suite ou pas en même temps -- condition de son angoisse et de sa volupté.
2) Il semble y avoir aussi, entre elles, une asymétrie: l'angoisse enferme en soi, la volupté ouvre, dans le sens du débordement ou de l'accueil. On exagérerait à peine en disant contre l'opinion générale qu'il n'y a pas plus d'angoisse partagée que de volupté solitaire. L'avantage de la seconde étant alors de déboucher sur autre que soi, même s'il ne s'agit pas d'un ou d'une autre -- d'un semblable.
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La relecture récente d'un chapitre de l'Ancien Testament lui avait fait retrouver avec plaisir un joli verset (2 Samuel xiv, 14) qui l'avait marqué de longue date, en dépit -- ou peut-être un peu à cause -- de son ambiguïté partielle:
כִּי-מוֹת נָמוּת--וְכַמַּיִם הַנִּגָּרִים אַרְצָה אֲשֶׁר לא יֵאָסֵפוּ וְלא-יִשָּׂא אֱלהִים נֶפֶשׁ וְחָשַׁב מַחֲשָׁבוֹת לְבִלְתִּי יִדַּח מִמֶּנּוּ נִדָּח
En effet nous mour(r)ons / comme les eaux répandues à terre ne se rassemblent pas / le dieu ne lève pas d'âme / (mais) il fait en sorte (litt. il pense des pensées = il fait des plans pour) que le banni ne soit pas banni loin de lui.
Sans doute étaient-ce surtout les deux premières propositions, dont le sens ne présentait pas de difficulté, qui avaient d'abord attiré son attention: représentation liquide et liquéfiante de la mort comme désagrégation ou dislocation irréversible, effusion sans recueillement, dissémination sans récolte, perte sans recouvrement, à l'opposé à la fois de la formule classique du mort "réuni à ses pères" (ad patres), et de toutes les formes du retour (de l'esprit, de l'âme) à Dieu -- encore que la (dis-)solution aqueuse, du sang comme de l'eau, n'échappât point à l'horizon incalculable du retour par la terre à l'indifférencié primordial, océanique et souterrain, des cosmologies anciennes.
Beaucoup plus problématique était la troisième proposition, qu'il avait traduite obscurément par le dieu ne lève pas d'âme. En hébreu biblique elle pouvait suggérer au moins trois sens fort différents:
1) le dieu ne relève pas les morts: vérité générale, parfaitement illustrée par l'image précédente, et dont l'expression était fréquente dans la Bible hébraïque (cf. xii, 23; Psaume lxxxviii, 6,11; Job vii, 9s; x, 21s; xiv; xvi, 22) où la croyance à la résurrection des morts n'apparaissait a contrario que dans des textes très tardifs (surtout Daniel xii).
2) le dieu n'enlève pas la vie, qui s'accorderait au contraire à l'expression de grâce qui suivait.
3) à la rigueur, sur le modèle d'expressions voisines ([re]lever le visage ou la tête de quelqu'un au sens de "faire acception de personne" = être partial), le dieu ne fait pas de faveur -- qui aurait un rapport plus distant, mais de distance sensiblement égale, à ce qui précédait et suivait.
Le contexte n'aidait guère à choisir: une série de règlements de comptes, de style très méditerranéen, entre les fils du roi David: Absalom (dont le futur Salomon serait comme la réplique positive) était en exil après avoir tué son demi-frère Amnon, qui avait violé sa sœur (demi-sœur d'Amnon, sœur à part entière d'Absalom, nuance significative en situation de polygamie royale). Pour faire rentrer Absalom en grâce, Joab, chef de guerre de David, recourait (un peu comme le prophète Nathan au chapitre xii) à une mise en scène dramatique, fictive et décalée de la situation (Hamlet n'avait rien inventé). Une femme, veuve, vient implorer la grâce du roi: un de ses deux fils a tué l'autre, et elle le supplie de suspendre exceptionnellement le cours normal de la vengeance clanique qui entraînerait la disparition de sa famille. Quand le roi a accédé à sa requête, elle pointe son incohérence. Selon la même logique, il devrait aussi mettre un terme au ban de son propre fils. Le verset précité se situait à ce point du discours. David finirait par suivre, en deux temps, le conseil de la femme et de Joab: il autoriserait d'abord Absalom à revenir à Jérusalem, sans le recevoir; puis il lui restaurerait sa faveur, et s'en mordrait bientôt les doigts.
Le sens général de la phrase était limpide: la mort étant une perte irrémédiable, il fallait sauver le vivant pendant qu'il l'était, et cela justifiait en principe toutes les entorses à la loi écrite ou coutumière. On retrouverait le même principe jusque dans les évangiles chrétiens et dans la piqqouah nephesh rabbinique -- malgré de part et d'autre la croyance à la résurrection et à la survie de l'âme. Mais ce principe d'exception à la règle ne saurait constituer une règle. On verrait d'ailleurs au chapitre xxi David livrer des hommes du clan de Saül (de parfaits innocents au regard du concept deutéronomique et moderne de la responsabilité individuelle, cf. Deutéronome xxiv, 16) au clan de Gabaon pour que s'accomplît la vengeance clanique, dont la non-satisfaction avait entraîné une famine -- par un automatisme qui n'avait rien à envier à la nemesiV grecque, laquelle avait d'ailleurs un équivalent assez exact dans la qçp hébraïque, "colère", "indignation" souvent sans sujet qui s'imposait aux dieux autant qu'aux hommes pour corriger un désordre. Là, le dieu comme le roi se soumettait à la loi de la vengeance.
Ce qui était beaucoup moins clair, dans l'exégèse de la phrase et bien au-delà, c'était la position du divin, qui était pourtant invoqué sans qu'on pût savoir au juste à quel titre et à quelle fin. Elle se donnait d'abord pour négative. Ou bien (1) il ne fait rien contre la règle ou l'arbitraire de la mort, il ne sauve personne, ou bien (2) il ne fait rien pour, il ne tue personne, ou bien (3) il ne fait pas d'exception, dans un sens ou dans l'autre. Par rapport au jeu de la vie et de la mort, à ce qu'on pouvait aussi bien appeler "la réalité", il se tenait comme en retrait, mais il ne s'en désintéressait pas pour autant. Car dans son coin -- c'était l'affirmation positive de la quatrième proposition -- il n'en pensait pas moins: il calculait, spéculait, composait avec la réalité pour lui ménager des issues, parfois inattendues. Le verbe hšb (avec un complément d'objet dérivé, חָשַׁב מַחֲשָׁבוֹת, il pense des pensées, il fait des plans, formule qui d'ailleurs décrivait souvent en mauvaise part les complots des intrigants) rappelait la conclusion émouvante du roman de Joseph, où le protagoniste rassurait ses frères qui avaient projeté de le tuer et avaient finalement jugé plus expédient de le vendre comme esclave: וְאַתֶּם חֲשַׁבְתֶּם עָלַי רָעָה אֱלהִים חֲשָׁבָהּ לְטבָה, Vous, vous aviez pensé contre moi en mal, le dieu l'avait pensé en bien. Ce que captait assez justement le proverbe espagnol Dios escribe derecho en renglones torcidos, Dieu écrit droit sur des lignes tordues.
La visée de cette pensée divine et néanmoins obscurément calculatrice, c'était bien sûr, selon l'interprétation orientée de Joab, celle du stratagème théâtral lui-même: que le banni (Absalom) ne reste pas banni. Mais l'expression disait quelque chose de plus sur le bannissement (מִמֶּנּוּ, banni de lui, loin de lui, i.e. du dieu), qui devait rappeler à son destinataire un souvenir: David en effet avait lui-même été exilé, quelques chapitres plus tôt, et, protestant contre son sort, il en avait énoncé la conséquence "religieuse" selon l'opinion générale: qui était banni de sa terre, de son lieu, de sa communauté, était ipso facto éloigné, aliéné de ses dieux et voué à en "servir" d'autres, ceux de la terre d'exil (cf. 1 Samuel xxvi, 19s). Or la suite de l'histoire évidemment montrait -- c'en était même l'un des enjeux majeurs au temps de la rédaction, marqué par l'exil des derniers rois de la "maison de David" à Babylone, cf. la conclusion de l'ensemble, 2 Rois xxiv--xxv -- qu'il n'en était rien. Si la divinité n'intervenait pas dans l'histoire, en tout cas pas de façon tonitruante ou triomphale,, les exclus ou les perdants de l'histoire n'étaient pas bannis de ses "pensées" ou de ses "plans" où se tramait l'avenir (cf. p. ex. Jérémie xxiv). Ils pouvaient même y jouer -- pour le meilleur et pour le pire, s'agissant d'Absalom -- un rôle de premier plan.
Sans doute la grâce divine, à se mêler d'histoire petite ou grande, fictive ou réelle, n'avait jamais gagné en lisibilité et en fiabilité, mais tel était le prix de son éventuelle pertinence: qu'elle s'y risque avec les mortels et les événements aléatoires, fût-ce obscurément et à la marge. Là, elle apparaissait tout autre qu'une faveur souveraine et souverainement efficace, mais au moins elle apparaissait quelquefois, à la faveur d'une interprétation elle-même risquée et peut-être gratuite.
Etrangement ce texte lui rappelait -- per obscura ad obscuriora -- la formule encore plus sibylline de Qohéleth (iii, 15):
מַה-שֶּׁהָיָה כְּבָר הוּא וַאֲשֶׁר לִהְיוֹת כְּבָר הָיָה וְהָאֱלהִים יְבַקֵּשׁ אֶת-נִרְדָּף
Ce qui a été, c'est ce qui sera; et ce qui doit être, c'est ce qui a été; le dieu cherche ce qui est poursuivi.
Poursuite de l'avenir ou du passé (recherche du temps perdu ou des neiges d'antan), de la justice (v. 16) ou de l'intérêt (מַה-יִּתְרוֹן, que reste-t-il, quel avantage, à quoi bon, i, 3 etc.), du fugitif toujours, poursuite (ou pâture) du vent, ou de l'esprit (רְעוּת רוּחַ, i, 14 etc.), dont le retour pourtant, comme celui des eaux à jamais perdues, ne faisait pas de doute (i, 4ss). De la vanité-futilité d'Abel la victime (הֲבֵל, i, 2 et Genèse iv) au signe de la grâce et de l'errance de Caïn le meurtrier, rien ne passe et rien ne se passe que ce qui passe.