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Maurizio Manco, "l'ami florentin" plusieurs fois désigné dans les pages de ce blog, vient de publier en italien quelques-uns de ses aphorismes dans une anthologie du genre recueillie par Sandro Montalto, Geografie minime, dans la collection Athanor des éditions Joker (http://www.edizionijoker.com/Pagine%20libri/ATH%20-%20Geografie%20minime%20-%20AAVV.html). J'en tente ci-après une traduction, avec son aide:

 

Disappunti*

 

La création du monde, c'est le crime parfait.

La vie humaine est peut-être une maladie infantile des dieux; l'incarnation, une rougeole métaphysique.

J'ai devant moi un nombre de plus en plus restreint de petites morts avant de faire connaissance avec leur grande sœur.

Ce qui rend la fin tragique, c'est qu'il est rare que le corps et l'esprit se rendent en même temps.

Ce n'est pas l'homme, mais Dieu qui a besoin de l'autre monde pour remédier à la piètre figure qu'il a faite en celui-ci.

Il manque à ce monde quelque chose d'essentiel, comme la clef de voûte d'un arc; et malgré cela, il tient: c'est cette impossibilité ontologique qui fascine.

La pensée rigoureuse ne se couche pas sur des plumes, elle s'étire sur des clous.

La chute d'un être humain et celle d'une pierre sont sujettes aux mêmes lois physiques: y a-t-il meilleure preuve, confirmation plus douloureuse de l'indifférence de l'univers ? Celui-ci ne nous traite pas en hommes, mais en choses.

C'est le regard de l'homme qui rend sacré ce monde déserté des dieux.

La permanence de l'univers nous avilit. Nous n'apprenons donc pas sans un certain plaisir secret que lui-même, un jour, nous suivra dans l'éternel néant.

Dans le silence de certaines nuits il y a des heures où, en tendant l'oreille, on peut entendre le bruit du ver qui ronge le monde.

Ramener le Multiple à l'Un, c'est le métier de la mort.

La vie nous séduit comme Salomé par la danse des sept voiles, mais c'est notre tête qu'elle demande en trophée.

La vie nous inflige quelquefois des plaies à des endroits où nous ne pouvons pas nous lécher.

Derrière la paroi subtile de l'Être, on peut entendre les pas feutrés du Néant.

L'écrivain est un voleur qui pille surtout sa propre maison.

L'habitude est un voile qui nous cache le fond des choses. La familiarité est mystificatrice.

Au sommet du langage, ardent et glorieux, le silence.

Quelqu'un qui nous regrette quand nous ne serons plus. C'est le plus que nous puissions avoir.

Chercher à passer le plus possible inaperçu, telle est ma stratégie pour me défendre dans la vie. Pour être tout à fait inaccessible, il faudrait la thanatose.

L'univers est en expansion. Abusive.

En relisant Kafka: personne n'a encore imaginé l'horreur d'un cafard qui, en s'éveillant un matin d'un rêve troublant, se trouverait transformé en homme.

Quelle idée se faire de la vie quand il y a du déchet jusque dans l'ADN ?

Il y a, dans la vie de chacun, un moment crucial où l'on se trouve à égale distance de la naissance et de la mort. Et on l'ignore.

La solitude demande du courage. Dieu même ne l'a pas eu.

Les années qui nous restent sont comme des hirondelles sur un fil, prêtes à s'envoler. Vont-elles le faire une à une, comme d'habitude, ou toutes ensemble, dans un confus bruissement d'ailes, ça, on l'ignore.

La mort est virtuose. Son exécution est toujours parfaite.

Se méfier des aphorismes auxquels la force représentative (icasticità) confère un ton définitif trompeur. Celui-ci y compris.

L'état de dégradation de la Terre est typique de l'extrême périphérie de la galaxie.

Recette minimale pour survivre: penser que la vanité de tout ne soit pas forcément incompatible avec la signification de quelque chose, ici et maintenant.

Il y a des questions qui restent à nos côtés, comme de fidèles compagnes, jusqu'au dernier instant fatal, qui est la Réponse.

Le consentement est essentiel. En matière de sexe, son absence peut transformer le plaisir extrême en extrême outrage. On pourrait en dire autant de la vie.

Cela dit quelque chose de l'éternité, et peut-être aussi de l'Éternel, que les seules cellules immortelles soient tumorales.

C'est une astuce de la vie que le cœur soit un muscle involontaire.

Mettre à nu un corps est facile. Mais une âme ?

Épitaphe : il a existé, il a résisté, il s'est désisté.

On n'est jamais prédestiné, pas même par la souffrance. Celle-ci nous arrive, banalement.

Aucune autre planète n'a voulu de la vie. Seule cette idiote de Terre s'est fait avoir.

Être unique, ce n'est pas nécessairement être important. On peut être unique et éphémère, comme les flocons de neige.

Dans le sexe on cherche l'ivresse de sortir de soi, mais on est à chaque fois, inévitablement, renvoyé à soi-même. D'où: omne animal post coitum triste.

Il y a ceux qui mordent la vie à pleines dents, et ceux qui la laissent fondre dans la bouche, comme une hostie.

"Donner le jour" est une métaphore erronée. Engendrer, c'est reclure à l'obscurité.

Le respect pour la nature est une forme de captatio benevolentiae.

Le plus grand défaut du prochain, c'est sa proximité.

Être, c'est s'exercer à ne pas être.

Cette nostalgie qui parfois nous assaille, de quelque chose que nous aurions perdu à venir au monde.

C'est le rire du désespoir devant l'absurde qui rend la vie tolérable.

Le trouble de la chair ne s'apaise jamais vraiment, car ce n'est pas la chair en soi qui nous attire et nous séduit, mais l'énigme qu'elle recèle; de sa nature indéchiffrable, il ne nous est donné qu'en de rares et heureux instants de recueillir une faible trace.

Où la vie est nue, là paraît l'homme, ou la bête.

L'orgasme est bref: on ne tient pas longtemps dans le sein de Dieu.

En relisant saint Augustin: pas besoin de se demander unde malum, mais plutôt unde bonum. Le véritable objet de stupeur, l'authentique anomalie, ce n'est pas qu'il y ait de la méchanceté, mais qu'il y ait de la bonté.

Être du côté du persécuté, sans oublier que si les circonstances changent, il pourrait bien devenir persécuteur.

J'ai le syndrome de Stockholm dans mes rapports avec la vie.

Nous passons notre existence à heurter nos pauvres corps aux encoignures de la vie.

Nous sommes des insectes qui se heurtent obstinément aux vitres de la vie, à la recherche d'une lueur absente.

Seule notre inaptitude providentielle à voir la contemporanéité des événements nous empêche d'être submergés par l'horreur du monde.

Il y a des moments où la beauté poignante du monde enchante malgré lui le désenchanté. Et c'est peut-être son leurre le plus perfide, car cette beauté dissimule, telle une fleur vénéneuse, le rictus hideux de la réalité.

Ils n'avaient pas de divergences d'opinion, faute de matière première.

Tout système philosophique est une tentative désespérée de planter un piquet dans le fleuve qui nous emporte.

Il y a des livres qui, comme de vieux amants rendus experts par une longue habitude, semblent savoir mieux que nous-mêmes ce que nous voulons.

L'homme et la vie : deux amants maladroits.

Quand tu marches en file vers l'abattoir, même les distractions le long du chemin ont l'air de mauvais tours.

Je juge le doute et les certitudes à la quantité de sang versée en leur nom.

C'est une chance que la méchanceté active requière une certaine dose d'effort: la paresse de la majorité constitue ainsi un rempart involontaire contre le développement de la méchanceté du monde. Malheureusement, on peut en dire autant de sa bonté.

Que restera-t-il, à la fin, de toute notre agitation ? Une ondulation imperceptible à la surface du cosmos.

Il me semble que les singes nous regardent avec l'indulgence condescendante que l'on a pour des parents excentriques qui ont voulu trop en faire.

Nous voyons un sens à notre vie comme nous voyons des formes dans les nuages ou des constellations parmi les étoiles.

Il faut être indulgent envers Dieu : après tout, c'est un autodidacte.

Il y en a qui tentent de corrompre jusqu'au jugement de leur for intérieur.

Le bien-être ne fait guère de bonne littérature: le spleen de Baudelaire, l'ennui de Flaubert, la noia de Leopardi, le cafard de Cioran, le tedio de Pessoa, tout cela montre que l'esprit prospère dans la contrariété. La meilleure encre est de sang et de larmes.

Il y a de la noblesse à refuser de s'exhiber dans cette farce, d'être le jongleur d'un quelconque dieu.

Quelque chose a dû mal tourner dans l'acte de création : une interférence étrangère dans le fiat divin, une parcelle d'impureté qui, tombée dans le lait de la vie, l'a fait tourner irrémédiablement.

Ouvrir les pages d'un livre, ouvrir les jambes d'une femme: gestes sacrés, préludes à la volupté.

Personne n'entendra le soupir de soulagement de la Terre quand elle se sera enfin débarrassée de la funeste présence de l'homme, son plus fâcheux locataire.

De temps à autre une âme compatissante nous apporte, à nous reclus de la vie, un gâteau, mais dedans il n'y a pas de lime.

L'écrivain est un dieu mineur : lui aussi joue avec la vie de ses créatures, mais il ne les fait pas souffrir.

Nous pouvons entretenir l'illusion d'être libre dans la seule mesure où nous nous mouvons dans un rayon inférieur à la longueur de la chaîne où nous sommes attachés.

La conduite du monde est la sinécure de Dieu.

Ne nourris pas d'espoirs: impose-leur plutôt un jeûne purificateur.

En relisant Leibniz : substituer quelque chose à rien, c'est une légèreté impardonnable.

Il y a des pensées qui, comme certaines fleurs, ne s'ouvrent que la nuit.

Dans un Jugement vraiment universel, Dieu et les hommes devraient pouvoir changer de rôle.

L'homme ne pourra jamais rien proférer de plus efficace que son premier cri, son expression la plus authentique et la plus éloquente, son meilleur commentaire sur sa venue au monde.

La nature utilise la beauté comme le tortionnaire la musique, pour couvrir les cris des suppliciés.

La vie a tantôt le visage ambigu du hasard, tantôt celui, narquois, de la machination.

Il y a des livres qui s'ouvrent devant nous comme la mer Rouge devant le bâton de Moïse; d'autres où il faut se frayer péniblement un chemin à coups de machette, comme dans une forêt vierge.

Le sens est une mince couche de vernis que l'homme étend sur le non-sens. Mais c'est un vernis de mauvaise qualité, facile à gratter.

Exister sans interruption serait insupportable. Le sommeil, contrepoison de la veille, nous a été accordé comme une trêve nécessaire au rêve de l'être.

Panneau à afficher à l'entrée du monde : "Hier ist kein Warum."

L'univers, cette mise en scène colossale, ce village Potemkine monté par un démiurge paresseux en vue de l'inspection d'un dieu supérieur, qui tarde à se manifester.

La régularité bien ordonnée de l'univers est suspecte : elle rappelle la froide exactitude de la machine, l'efficacité obtuse et mortelle de l'appareil de torture.

Néant, être, néant : triptyque dont les charnières sont la naissance et la mort.

Peut-être avons-nous eu quelque aspiration sacrilège à exister; la réalisation de notre désir impie est alors notre némésis.

Au correcteur armé de crayons rouges et bleus, ce monde peut offrir d'intenses satisfactions.

Mets la vie au clou : le crochet ne tient pas.

On ne sait jamais sous quel caillou se tient, prêt à se dérouler et à mordre, le serpent de la douleur.

On passe de l'enfance à l'âge adulte à travers un cercle de feu où presque tous se brûlent les ailes. Les autres, les rares qui en sortent indemnes, ce sont les poètes.

Chaque homme est un véhicule qui transporte le mystère à travers le temps.

Si j'étais acteur, j'aimerais jouer Godot dans En attendant Godot.

Comme la lumière des étoiles, l'intelligence des choses doit faire un long chemin pour nous atteindre.

Toute vie est une fleur desséchée entre les pages du temps.

Peut-être cheminons-nous sur le revers du monde.

Le mythe du péché originel nous enseigne que l'Eden finit où commence la conscience.

Le fait de se savoir privé de soutien est déjà un soutien.

Comme nous portons un coquillage à l'oreille pour entendre le bruit de la mer, ainsi nous lisons des livres ou contemplons une œuvre d'art: pour entendre la rumeur du sens, tout en sachant qu'il n'y a pas de Sens.

Une poignée de terre te fermera la bouche à jamais : le dernier repas du condamné.

L'écrivain inverse le travail de Dieu : celui-ci transforme la parole en vie, celui-là la vie en parole.

L'art est interrogatif. Quand il se fait affirmatif (assertiva), il n'est pas loin d'être asservi (asservita).

Plus profondes les ténèbres, mieux les étoiles se voient.

La naissance, avec son double mouvement déconcertant d'expulsion et d'accueil, est une introduction adéquate à la nature irréductiblement contradictoire du monde.

Dieu, dit-on, écrit droit sur des lignes tordues. Dommage que ce soit aussi lui qui les trace.

Notre esprit produit peurs et espoirs à jet continu: cependant, en raison de quelque défaut de fabrication malheureux, il se trouve que la capacité de réalisation des premières excède de beaucoup celle des seconds.

A chaque fois que je regarde par la serrure dans l'espoir de surprendre la Vérité nue, elle, de son côté, a bouché le trou.

Il y a des moments où la vie semble inutile, comme la pluie sur la mer.

Nous sommes l'acné sur la face de la terre.

Le poète est celui qui sait aller à la ligne.

Faire l'amour avec sa propre femme, c'est comme faire du tourisme dans sa propre ville.

Le visage humain est un paysage où les saisons ne se répètent pas.

La vérité est un habitat insalubre. On n'y tient pas longtemps.

Nous fermons les yeux des morts parce que ce qu'ils voient nous fait peur.

La flèche est décochée. Suis-la.

A l'école des aspirants créateurs, notre monde sert d'avertissement, comme échantillon des erreurs à éviter. C'est la seule raison pour laquelle cet essai inabouti, résultat d'une expérience foncièrement ratée, n'a pas encore été démantelé.

Le Néant est notre Ithaque.

 

* J'ai renoncé (provisoirement) à traduire le titre, qui évoque à la fois en italien le "carnet de notes" (appunti) et notre désappoint(ement).

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Published by Narkissos - dans Maurizio Manco

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