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23 novembre 2015 1 23 /11 /novembre /2015 21:44

De la singularité de l'aphorisme et de celle de l'homme, le nombre se venge semblablement: en les multipliant.

Leçon fossile: l'avenir est minéral.

La conscience est la cruauté la plus raffinée de la nature: elle recèle son propre antidote, mais elle le cache bien. Imago dei ? c'est sous un masque monstrueux que le divin dissimule le secret anesthésique de sa bienheureuse inexistence.

Goûter la mort, cela n'est pas donné également à tout le monde. Goûter la vie non plus, du reste. L'idée (paulinienne) qu'on puisse le faire les uns pour les autres est assurément séduisante, quand elle ne se vérifierait que par sa seule énonciation. Tant qu'à faire, il faudrait la pousser jusqu'à la rédemption du dégoût -- objective, celle-là, sans contrepartie subjective. La plus pure à sa manière.

Si ton inutilité te désole, regarde à quoi aura servi ce qui a servi à quelque chose.

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18 novembre 2015 3 18 /11 /novembre /2015 09:31

En m'annonçant incidemment la publication de quelques-uns de ses aphorismes, Maurizio Manco, déjà entraperçu dans plusieurs billets de ce blog sous le masque de "l'ami florentin", m'a fait ces jours-ci une belle surprise qui m'oblige, et ainsi m'autorise, à révéler son nom -- sinon son identité. Incidemment: il m'écrivait au lendemain des attentats de Paris, et notre correspondance, au tempo dit réel de la messagerie électronique, est vite retournée de l'"actualité" (où l'acte proche, terrible, assourdissant, aveuglant, se dérobait encore, déjà, en se manifestant) à l'écriture -- where else ?

Cela faisait longtemps que nous causions littérature et philosophie. Le hasard, ou la providence, d'un passé religieux en partie commun, suivi d'une dérive en partie similaire, nous avait fait nous rencontrer dans ces parages. Je savais que (pas encore combien) la lecture de Cioran avait été pour lui déterminante.

Je n'ai jamais appris l'italien: j'en suis venu à le comprendre un peu, passivement, par analogie avec le latin et les autres langues romanes que j'ai pratiquées, et surtout par une longue exposition cinématographique, de De Sica a Moretti, mais je suis incapable de le parler ou de l'écrire. Je le lis, quelquefois je le déchiffre, mais je ne le lis pas sans le traduire mentalement. J'étais assez frustré que nos échanges avec Maurizio nécessitent le recours à l'anglais, alors que nos langues "maternelles" sont si proches. Pour le lire au mieux (sinon bien) dans sa langue, il me fallait tenter de l'écrire en français. La brièveté du texte rendait la tentative envisageable, et la tentation forte. Je n'y ai pas résisté. J'avais d'ailleurs d'autant moins lieu d'y résister que l'auteur était là pour corriger gentiment mes plus grossières erreurs, à défaut d'empêcher son texte de lui échapper. Le résultat est ici: http://oudenologia.over-blog.com/disappunti.html

"Tout a été dit cent fois / et beaucoup mieux que par moi." Je ne sais pas (encore) si Maurizio connaît le poème de Boris Vian, mais à l'aphorisme il s'applique à merveille. Difficile d'en écrire un sans se demander (et sans pouvoir aujourd'hui assez facilement vérifier) si ce qu'il dit ne l'a pas déjà été, et de manière semblable. Le risque de plagiat involontaire -- vivre même en est un, disait Cioran -- est massif et dissuasif. Impossible pourtant de ne pas le courir, ce risque, quand on s'est aventuré à penser: d'elle-même la pensée tend à l'aphorisme, celui-ci dût-il se déguiser en formule ou en "mot d'auteur" pour se cacher et frapper par surprise dans un texte poétique ou prosaïque, un dialogue dramatique ou cinématographique. Il faut du courage pour oser une écriture purement, franchement aphoristique. Pecca fortiter, disait Luther.

Maurizio l'a fait, et il a bien fait: ses lectures abondantes -- beaucoup plus que les miennes -- ne sont heureusement pas parvenues à le dissuader de l'écriture. Son "carnet de désappoints" (disappunti renvoyant, par un jeu de mots hélas intraduisible, à appunti, notes prises ou remarques faites) est une petite merveille. D'équilibre et de rythme, d'abord -- c'est aussi pourquoi j'ai finalement préféré traduire le tout dans l'ordre (celui-ci fût-il fortuit, comme il est de règle en régime chaocosmique) plutôt que de citer ça et là tel aphorisme, comme je pensais le faire au départ. Au gré de l'enchaînement des sentences, on passe du frisson ou du vertige au sourire et au rire, par toutes les nuances de l'amertume et de la tendresse. Je ne le citerai pas, pas encore, surtout pas pour l'illustrer: il faut le lire. En traduction ou dans l'original, quitte à le retraduire.

Le percept et l'affect étant en l'espèce indissociables du concept, cela donne (aussi, surtout) à penser. Je n'essaierai pas non plus de dire quoi ni à quoi -- il faut le lire. Mais cela donne encore, après l'avoir lu et relu en pensant avec lui, à réfléchir -- non pas contre lui, mais en retour ou en réponse, comme il sied à la réflexion.

Par-delà la réflexion particulière qu'inspirera séparément chaque aphorisme (je compte bien y revenir plus tard au gré des sujets de ce blog, dont les affinités thématiques avec l'œuvre n'échapperont à personne), les Disappunti de Maurizio Manco me renvoient, dans leur ensemble, à la question de l'origine du propos, autrement dit du point de vue: d'où ça parle, comme on ne dit plus guère, d'où ça pense et fait penser, peser, juger, apprécier; et d'abord d'où ça perçoit, sent, ressent, éprouve, le lieu du discours étant premièrement, et en plus d'un sens, celui de la passion. Je retrouve là, dans une longue et vaste tradition de protestation métaphysique qu'il me plaît de retracer au moins jusqu'à Job, ce que je disais il y a peu (http://oudenologia.over-blog.com/2015/04/artaudoxie-ou-le-corps-s-entete.html) à propos d'Artaud, qui en est peut-être le cas le plus forcené: un héroïsme de la subjectivité (ou, selon le mot d'Artaud, du subjectile), qui ne se rend ni ne (se) déserte, même quand il prône la reddition ou la désertion; qui tient et défend jusqu'au bout la position et la perspective (concept florentin s'il en est !) d'un soi à la nomination et à la définition variables (je, moi, nous, on, homme, conscience, âme, corps), avec d'autant plus d'acharnement -- l'énergie du désespoir -- qu'il la sait intenable et indéfendable. Un parti-pris de soi jusqu'à la mauvaise foi incluse, voilà l'héroïsme et le panache du rôle, auquel Job et ses innombrables émules ne renoncent jamais que par le mépris. La quitterait-on un seul instant, cette posture, pour l'im-posture de quelque ek-stase, d'un impossible pas hors de soi comme dit Khayyâm, que s'évanouiraient et se confondraient aussitôt ses autres fantasmatiques et leur jeu paradoxal: on n'y reconnaîtrait plus ses ennemis jurés (mort, néant, absurde, non-sens, indifférence cosmique) et leur étrange consolation, ni ses amis parjures (Dieu, la vie, la beauté, l'amour) et leur cruauté autrement raffinée. On passerait, de la scène tragi-comique qui nous constitue, tantôt héros tantôt bouffons, à l'écriture du désastre, qui survit, avec et sans nous, à notre destitution.

Alla vetta del linguaggio sta, ardente e glorioso, il silenzio.

[On pourra lire ici -- en italien -- une intéressante interview de Maurizio Manco: http://www.aiplaforisma.org/?p=1497.]

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14 novembre 2015 6 14 /11 /novembre /2015 17:50

DIEU
ou
RIEN

L'AMOUR
ou
LA MORT

SOLIDAIRE
ou
SOLITAIRE

telle est la question
trois ou mille fois
la même
mais où est-elle la question

sitôt posée sitôt bougée
déplacée espacée
jouée touchée sollicitée

itérée altérée allitérée
qui d'un subtil tremblement
du trait de sa lettre
vibre et résonne toute autrement ?

question de l'ou
question de l'un
sitôt envisagée sitôt dévisagée

s'avance masquée
en vêtement d'alternative

à pas de loup

 

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26 octobre 2015 1 26 /10 /octobre /2015 17:45

 

je suis

disait-il

où je me trouve

toujours déjà

où je me perds

toujours encore

ici et las

préexistant

là où j'accède

je me précède

et survivant

quand je décède

je me succède

ici hélas

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21 octobre 2015 3 21 /10 /octobre /2015 18:00

Le sentiment d'irréalité, somme toute, aurait été sa plus intime et sa plus authentique relation au réel.

père sonne

père songe

père singe

père soigne

père saigne

père signe

père siste

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27 septembre 2015 7 27 /09 /septembre /2015 11:36

D'une "explosion démographique" depuis longtemps passée de sa phase pré-visible à sa phase in-visible, pour cause d'excès de visibilité, de saturation de présence et de débordement d'actualité -- puisque y étant nés et l'habitant depuis toujours nous sommes trop dedans pour pouvoir la reconnaître et la nommer, a fortiori y réagir tant soit peu rationnellement -- seuls peut-être des textes anciens, traces d'époques où elle n'était pas même envisageable, nous rendraient brièvement, par contraste, l'intuition.

Ainsi les fameux croissez et multipliez de la première page de la Genèse (1,22.28), et toutes les promesses de fécondité des suivantes, quand ils nous laissent un arrière-goût saumâtre: contrairement à d'autres générations de lecteurs c'est par leur irresponsabilité, leur légèreté, leur myopie catastrophiques qu'ils nous frappent. Ils n'en disent pas moins une "vérité" profonde et probablement imprescriptible sur la "vie", qui resterait vraie jusque dans la catastrophe, à savoir qu'à tous les niveaux et quelque "sujet" qu'on lui assigne (biosphère, biotope, règne, branche, espèce, variété, société, tribu, clan, famille, individu, organisme) elle est essentiellement sinon exclusivement expansive, tendant presque toujours non seulement à se prolonger, mais à s'étendre et à se répandre, jamais d'elle-même à se réduire, à se restreindre ou à se limiter, quand même il en irait de son intérêt. Seule l'arrête ou la contient une nécessité extérieure -- agression d'un autre "vivant", du prédateur au virus en passant par le semblable, rival, adversaire ou ennemi; ou défaut d'environnement et pénurie de ressources. Une telle nécessité peut sans doute être intégrée ou anticipée par le vivant concerné dans un geste auto-limitateur, voire partiellement autodestructeur, et par là salvateur -- il semble qu'à cet égard "l'intelligence" humaine, telle qu'elle s'est édifiée puis empêtrée dans sa superstructure de médiations, n'aura pas eu l'efficacité de "l'instinct" animal dont elle s'est distinguée sans cesser de s'y rapporter.

N'empêche que l'auto-limitation reste foncièrement contre nature, à la lettre anti-physique pour autant que la phusis même est croissance, anti-bio-logique. Quelle que soit la nécessité, à supposer même qu'elle finisse par se frayer un chemin jusqu'à la "conscience" humaine -- nous n'en sommes pas là -- et à entraîner des décisions (fussent-elles inutiles parce que trop tardives), elles n'opérerait pour la vie que contre la vie. Cruellement en tout état de cause.

La Wille zur Macht nietzschéenne et le Lustprinzip freudien -- les deux expressions "philosophiques" au sens large de cette tendance de la "vie" qui ont sans doute le plus marqué le XXe siècle -- avaient chacun leur ombre et leur revers qui trahissaient leur ambiguïté, voire leur aporie foncières. Si le "vivant" veut la puissance, à la fois il veut et ne veut pas faire (réaliser, effectuer, actualiser) tout ce qu'il peut. Car la puissance est réserve, excédent ou anticipation du pouvoir sur le faire ou défaut et retard du faire sur le pouvoir, différence de toute manière, qui pour se préserver ou se reconstituer comme puissance renonce à la dépense totale et instantanée, synonyme d'épuisement, vers laquelle cependant elle ne cesse de tendre. S'il veut le plaisir, il veut aussi contre le plaisir, non seulement au nom d'un "principe de réalité" indispensable à la viabilité et donc à la durée du plaisir mais encore en vertu de cette "pulsion de mort" (Todestrieb) qui semble contrecarrer celui-ci plus radicalement encore, bien qu'en dernière analyse elle échoue à se constituer en principe originairement distinct, au-delà (jenseits) du principe de plaisir. Il semble d'ailleurs que Nietzsche ait été plus lucide, surtout dans ses fragments, sur la plurivocité essentielle de son "principe" que Freud sur l'inséparabilité des siens, celle-ci ayant surtout été mise en évidence par des relectures ultérieures, notamment celles, successives, de deux Jacques, Lacan et Derrida...

Détour: j'ai enfin revu il y a peu, grâce à une opportune réédition en DVD de Malavida, trois films du cinéaste géorgien Tenguiz Abouladzé dont j'avais gardé depuis plus de vingt ans un souvenir merveilleux: Le repentir (1984), évocation à la lettre sur-réaliste d'une dictature imaginaire par excès de dictatures réelles (le dictateur porte la chemise de Mussolini, la moustache de Hitler et les lunettes de Beria), sans doute le plus connu en Europe grâce à sa Palme d'or à Cannes; L'arbre du désir (1976), chef-d'œuvre cinématographique et chromatique absolu, ronde de personnages pittoresques autour d'une histoire d'amour juvénile dont la fin tragique rappelle un autre très grand film, japonais celui-ci, Les amants crucifiés de Mizoguchi; et Moi, grand-mère, Iliko et Illarion (1962), récit d'"initiation" adolescente et rurale d'une époque plus strictement "soviétique" (il est en russe, contrairement aux deux autres en géorgien), dont je me souvenais moins bien, mais dont cette dernière vision m'a profondément ému. Il s'achève sur ce discours intérieur du protagoniste, après la mort de sa grand-mère (celle qui savait maudire comme personne mais le bénissait dans son cœur): "Je prendrai avec moi Iliko et Illarion [les deux vieux qui se chamaillent tout au long du film], et nous vivrons tous ensemble. Moi, Iliko, Illarion, et Meri [la fiancée]. J'aurai beaucoup d'enfants, de petits-enfants et d'arrière-petits-enfants, et encore leurs enfants, et nous serons le village entier. Puis, on sera encore plus nombreux, et nous serons le monde entier. Nous sommes le monde entier. Nous ne mourrons jamais, nous ne nous éteindrons jamais. Nous n'aurons jamais de fin."

Ce discours démesuré d'un garçon modeste au demeurant -- il vient de renoncer à l'avenir de la grande ville (Tbilissi) pour retourner dans son village -- jette, fonde, sème ou plante un avenir aux dimensions d'un univers à partir du présent et de la présence -- de lui-même, de ses proches et du lieu de leur proximité, comme si le monde précédent et environnant n'existait pas ou ne comptait pas. Il invite ainsi à rapprocher vitalité et virtualité.

La virtualité, au sens que Deleuze par exemple donne à ce terme lorsqu'il commente Nietzsche ou Bergson, ce n'est pas la possibilité au sens où l'on entend habituellement celle-ci, comme rétro-projection par double jeu spéculaire du réel ou de l'événement sur fond de négation (ce qui pourrait arriver, conçu à l'image de ce qui aurait pu arriver mais n'est précisément pas arrivé; la possibilité comme irréel du passé, du présent ou du futur comme rature ou bougé du réel); ce n'est  pas non plus, dans un sens encore plus banal aujourd'hui, la fiction, l'imaginaire ou une réalité tant soit peu "dé-matérialisée", c'est-à-dire autrement matérialisée, médiatisée et chiffrée (le "numérique" relevant du nombre et du chiffre en plus d'un sens). C'est une puissance réelle et un réel en puissance, d'un "être" qui ne saurait coïncider avec lui-même ni se limiter à un "état" quelconque. Si rien ne l'arrêtait il remplirait le monde, et il lui faut parler comme si rien ne devait l'arrêter, si "fausse" que soit cette hypothèse, pour dire et faire sa vérité -- pour s'avérer. Ainsi veut la "vie", expansive et virtuelle jusqu'à la fin incluse. Les amants assassinés de L'arbre du désir n'auront rien voulu de moins que le moi de Zouriko, et ils ne l'auront pas moins atteint, à finir dans la terre, que lui dont l'histoire finit bien parce qu'elle ne finit pas. On repense à Abraham: rien de moins que les étoiles du ciel pour postérité.

(http://etrechretien.discutforum.com/t1043-les-lecons-du-ciel)

 

 

 

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18 septembre 2015 5 18 /09 /septembre /2015 21:56

Au-dessus du règne sans partage,

au-delà du royaume sans borne

de l'oppressante idiotie,

plus loin que le sang et le feu

de ses destructions à venir,

dresser l'oriflamme

de l'éternelle utopie

intime et grammaticale:

d'un seul coup

poétique

prophétique

libérer 

le chant du monde

de son ancien régime

-- de ses sujets et prédicats --

et tout un chacun

de l'horreur sans fin 

d'être soi;

briser

miroirs et parois

échos et reflets 

trompeurs autant qu'ils sont fidèles

qui rapportent inlassablement

toute conscience à soi;

et qu'enfin s'entende et se voie

déployer et vibrer

ce qui n'étant jamais le même

est à jamais sans autre.

 

 

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7 septembre 2015 1 07 /09 /septembre /2015 21:03

Le spectaculaire revirement politique qui vient de s'opérer quasi unanimement et instantanément sous nos yeux éblouis -- les dirigeants européens virant de bord comme un seul homme et comme à la bouée autour de la photo d'un cadavre d'enfant échoué sur une plage -- laisse peu de place à la réflexion; il y donnerait pourtant matière.

Encore l'angle de cette réflexion serait-il borné de part et d'autre par deux zones aveugles adjacentes, différemment "subjectivistes". D'un côté, celle où se place le brave regard "humaniste" qui a pris la relève de l'œil simple de l'évangile, bon public, prêt à prendre benoîtement l'image qui lui a été montrée pour le sujet actif, ou l'agent passif, autrement dit la cause, de l'é-motion, et indirectement du mouvement, des motions en tout genre qui ont suivi celle-ci : c'est elle, l'image, qui nous aurait, c'est par elle que nous aurions été, émus et mus. De l'autre, celle où se retranche le regard aigri ou sarcastique du "complotisme" en tout genre, mauvais œil et mauvais public, qui réduit l'image au rôle de moyen, repoussant dans d'occultes coulisses le sujet ou l'agent d'une é-motion dès lors transitive, causative, voire téléguidée: par la médiation de l'image on nous aurait, ils nous auraient émus et mus; par ce moyen nous aurions été -- une fois de plus -- manipulés par d'obscures entités ou forces, aux desseins forcément sombres, qui, ce faisant, savaient pertinemment ce qu'elles faisaient.

La réalité est probablement moins simple, et l'image y jouerait un rôle plus modeste: elle n'aurait rien causé, ni comme sujet ni comme agent ni même comme moyen; elle n'aurait été que l'occasion d'une décision inévitable, trop longtemps retardée (overdue); à peine une décision dès lors qu'elle s'imposait d'elle-même, tant l'indécision était devenue intenable. Pour de multiples raisons, l'Europe ne pouvait plus tenir, soutenir, contenir la "pression migratoire" en s'obstinant à fermer et à renforcer ses frontières; ce combat désespéré rappelait trop l'image, convoquant tout autrement l'enfant et la plage, de la défense perdue d'avance du château de sable contre la marée montante. Or, tout le monde le sait: rien de plus nécessaire et de plus difficile que de céder quand on a trop longtemps résisté. Il semble que rien ne saurait plus y décider, tant la décision rendrait absurde (criminelle et honteuse, en l'occurrence) l'indécision précédente; et il suffit d'un rien, c'est-à-dire d'un presque-rien, pour qu'enfin on se décide. On allait droit sur l'écueil, on le savait et on ne virait pas, jusqu'à ce qu'un reflet dans l'eau, le passage d'un oiseau ou d'un nuage déclenche, Dieu sait comment, la manœuvre nécessaire, même quand il est trop tard, quand elle est déjà devenue inutile.

Un enfant mort sur une plage, c'est, à tout point de vue statistique, ce (presque-)rien en regard des dizaines de milliers que depuis des mois et des années nous avons laissés, et que nous laisserons encore s'échouer sur nos marges ou périr à peine plus loin. Mais parce que celui-là arrive au bon moment, si l'on ose dire, c'est lui -- ou, plutôt, son image -- qui paraît soulever tout seul l'émotion trop longtemps contenue. La bonne conscience de la bonne action retrouvée repousse alors à plus tard la mauvaise conscience dont l'ombre continuera cependant de s'étendre, sur ce qui n'aura pas été fait avant, ailleurs, après.

Reste que ce qui fait preuve en la matière d'un certain pouvoir d'émotion, arbitrairement et provisoirement décisif, ce n'est ni la "réalité" massive, innommable et innombrable, ni l'"information", si illustrée et chiffrée soit-elle, mais la re-présentation, la monstration, l'ostension d'un seul corps, d'un seul visage, et l'articulation d'un nom, quand même à prononcer il serait difficile; la mise en scène de l'obscène, l'artifice d'une fiction somme toute plus indépendante de la réalité que celle-ci ne l'est de celle-là. Sans sa médiation, rien de réel ne saurait nous atteindre.

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19 août 2015 3 19 /08 /août /2015 16:10

je n'ai rien à dire aux vivants

-- sujets sous-entendus de vivre, intransitif, au participe présent actif substantivé --

participants présumés de la vie en qualité d'acteurs, agents ou maîtres, détenteurs et possesseurs

qui mè​nent leur vie parce qu'ils ont une vie comme ils ont un corps et quelquefois une âme, des désirs et des craintes, des amours et des haines, des projets et des soucis, des droits et des devoirs;

(je ne parle pas aux morts non plus; ce seraient plutôt, ici, eux qui parlent; eux, non les vivants qu'ils ont été; par-dessus la tête des vivants les morts parlent aux mourants)

j'écris à et pour ceux qui vont mourir -- ce sont et ce ne sont pas les mêmes -- à ceux qui le savent, et pour ceux qui ne le savent pas encore.

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6 août 2015 4 06 /08 /août /2015 20:34

et comme jusqu'à la fin l'homme aura pleuré la terre et le ciel

longtemps encore le ciel et la terre pleureront l'homme

ce qu'il a été

ce qu'il a aimé

ce qu'il a fait

et avec lui mort-né ce fils de l'homme

qu'il n'a pas pu

su

ou voulu

devenir

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