Ils lui semblaient décidément admirables, au sens ancien du terme -- c'est-à-dire étonnants, au sens moderne -- ces "savants" (un mot dont il eût fallu pouvoir aussi percevoir l'harmonique "pathologique" de sa reprise anglaise, idiot savant puis savant tout court, associée au développement exceptionnel de certaines aptitudes dans le cadre d'une économie mentale, psychologique et sociale jugée par ailleurs, voire globalement, déficiente), ces "érudits" si l'on préférait, isolés sinon solitaires et pour l'essentiel autodidactes, auxquels l'âge de l'Internet avait offert une visibilité et, partant, une motivation inédites. Théoriciens en tout genre, sectaires et marginaux au second degré, qui à la faveur de l'inculture générale et du relativisme philosophique des "élites" (auquel d'ailleurs il souscrivait volontiers en principe, ou plus exactement en l'absence de principe) avaient su s'approprier les formules de la méthodologie scientifique et, superficiellement du moins, des sommes impressionnantes de connaissances tirées de multiples disciplines pour enrichir considérablement, en quantité sinon en qualité, le genre jusque-là confidentiel de la thèse excentrique.
Ce qu'il admirait ainsi le plus chez eux, ce n'était pas leur indéniable "capacité de travail", ni même les subtiles alliances d'intelligence et de sottise, de sincérité et de mauvaise foi qu'elle pouvait mettre en œuvre, mais leur apparente invulnérabilité, ou du moins leur résistance hors du commun à tout ce qui aurait pu, et peut-être dû, les arrêter en chemin: prudence ou paresse, ennui ou lassitude, doute ou scrupule d'honnêteté intellectuelle, honte ou sens du ridicule. Que leur petite entreprise, promise au mépris, à l'indifférence ou au rejet tant des autorités académiques que de celles de leurs milieux d'origine, hormis une poignée de disciples capables jusqu'à un certain point de les suivre -- à la fois de les comprendre et de les approuver -- n'ait pas sombré (plus tôt) dans un bâillement abyssal, un maelstrom de confusion ou un éclat de rire homérique. Il y avait là, lui semblait-il, une volonté ou un désir extra-ordinaire d'ek-sister -- entendre d'exister, d'apparaître et de se distinguer -- à n'importe quel prix. Chose pourtant fort répandue, dirait-on, si ce n'est par les voies qu'elle privilégiait en l'occurrence: non pas celles de la supériorité et de la domination, pas même de la maîtrise et de la reconnaissance des pairs à l'intérieur d'un "domaine" déterminé, ce qui supposerait la délimitation d'une arène et l'acceptation de règles du jeu bien définies. Elle choisissait, au contraire, de transgresser systématiquement les limites pour opérer à la marge, des institutions et des groupes comme des disciplines et des champs, s'appuyant sur la forme et le fond de leurs discours balisés tout en jouant de leurs apories frontalières.
Une telle stratégie ne lui était certes pas étrangère. Quiconque, du reste, s'était senti étouffer dans la circonscription bornée d'une organisation ou d' une discipline spécialisée avait rêvé un jour ou l'autre de s'égarer à la périphérie et de prendre la tangente; non pas dans l'espoir de rallier et d'intégrer, en transfuge, d'autres corps constitués, mais de se frayer entre ceux-ci quelque passage nouveau. Fascination œcuménique ou interdisciplinaire, sur celui qui cependant ne visait pas tant à réunir le divis et l'épars qu'à forcer la virginité d'un territoire neuf, pour y inscrire son nom, non pas au-dessus ni au milieu des autres mais à l'écart, à l'abri de toute concurrence, dût-il en être l'unique lecteur et complaisant spectateur. Mais si ce genre d'ambition l'avait sans doute porté, plus d'une fois, jusqu'au départ (voire, la première fois, à l'arrachement) inclus, il ne l'avait guère soutenu au-delà, dans cette persévérance idiote, positive et marginale à la fois, à l'égard de laquelle il se voyait, du coup, réduit à une admiration équivoque.
Il se souvenait de l'essai (c'était le cas de le dire) qu'il avait commencé, candide, il y a plus d'un quart de siècle, au lendemain de sa première et décisive rupture, dès qu'il avait pu réunir un toit au-dessus de sa tête et une machine à écrire, sur... "le nom divin". Belle, trop belle histoire que celle de ce nom qui, porté de la banalité d'un théonyme en contexte polythéiste à une sublime inutilité dans le monothéisme juif, s'effaçait comme providentiellement comme pour faire place au visage sans visage du Christ où divinité et humanité s'unissaient pour toujours. Elle aurait pu trouver sa place et son public sur les étals des sacristies fondamentalistes, et peut-être même un peu au-delà. Las, au bout d'une centaine de pages, à jamais perdues, il avait fini par s'apercevoir de la fragilité fatale de l'édifice. Dans son dos la providence était redevenue hasard, et de l'histoire il avait encore beaucoup à apprendre.
Quelques années plus tard, le mémoire académique qu'il avait projeté sur le thème de la "nouveauté" chrétienne avait suivi un chemin semblable. Il le voyait d'emblée déboucher sur une vision mystique de l'événement, du temps et de l'éternité susceptible non seulement d'émouvoir ou d'amuser quelques cercles théologiens, mais surtout de renouveler une pensée religieuse qui, à ses yeux, en avait bien besoin. Mais la masse de matériau exégétique, dogmatique et philosophique à discuter selon les règles de l'art reportait hors de tout horizon un tel estuaire, qui seul l'intéressait. A force de lire, il avait renoncé à écrire. Du reste, les rares fois qu'il avait évoqué ce sujet sous l'angle qui lui paraissait, à lui, le plus prometteur, sans s'embarrasser de considérations "scientifiques", les réactions avaient été décevantes Autant dire que la perte n'était pas grande.
Puis, alors que le plus clair de ses journées, de ses semaines et de ses années le retenait à un travail technique et collectif aux antipodes de telles élucubrations, un désœuvrement estival l'avait conduit à sa tentative la plus saugrenue, elle-même aussitôt abandonnée -- non d'ailleurs en raison de l'invraisemblance historique, qui ne lui apparut ironiquement que bien plus tard, ni faute d'intérêt pour l'expression des idées à laquelle elle était le prétexte, mais par insatisfaction stylistique.
Il n'avait pas quitté l'univers du savoir historico-religieux sans quelques autres velléités d'étude et de publication. Ainsi, l'envie le chatouilla plus d'une fois de s'attaquer aux lieux communs les plus horripilants du psittacisme académique concernant les origines chrétiennes -- sur les figures de Jésus et de Paul notamment, qu'avait déjà réunies tout autrement son ébauche romanesque. Mais la passion purement critique ne le soutenait guère au-delà de la dimension d'un article -- et encore fallait-il que celui-ci fût de commande. Il avait proposé à plusieurs éditeurs parisiens l'adaptation d'ouvrages étrangers, inconnus du public francophone et même de la grande majorité des spécialistes, qui lui semblaient un compromis idéal de rigueur méthodique et de présentation accessible. Mais, quoique certains de ses interlocuteurs aient d'abord montré pour ce projet un intérêt apparemment sincère, personne n'avait donné suite.. Il n'avait pas insisté outre mesure.
Après s'être dissipé de bon cœur, sous divers pseudonymes et pendant quelques années, sur les forums virtuels, non sans plaisir et profit, pour lui-même en tout cas et peut-être pour quelques autres, il avait tenté le blog. De cette écume des jours il y aurait peut-être, avait-il souvent pensé, quelque semblant d'"œuvre" à recueillir. Un éditeur d'ailleurs n'avait pas été loin de le croire, avant de s'effacer poliment. Lui-même avait renâclé devant le travail de sélection et de mise en forme nécessaire. Ayant fini malgré lui par se connaître, il savait bien qu'il ne s'y attellerait que sous la contrainte d'une absolue nécessité matérielle -- catégorie à l'égard de laquelle il était devenu très exigeant.
La hantise infantile, puis juvénile, d'inscrire quelque part son nom, prénom d'abord puis patronyme dès lors qu'il était sorti -- très tôt -- de l'ombre du nom du père, l'avait quitté -- à telle enseigne qu'il ne souciait même plus de l'effacer.