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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 14:02

Inégalité (des genres ?) devant l'hypostase: si, au fil des textes, des interprétations et des traductions, le Verbe (logoV, masculin) et  l'Esprit (pneuma, neutre) ont fini contre toute vraisemblance par devenir des personnes, divines de surcroîtDame Sagesse, Sojia, חָכְמָה, quoique ainsi nommée et dépeinte dès les textes sapientiaux de l'Ancien Testament (et bien avant si on la fait remonter à la Ma'at égyptienne), n'a guère dépassé dans l'imaginaire de l'Occident le statut de personnification littéraire d'une notion qui demeure envers et contre tout impersonnelle. Elle ne parle et n'agit que par figure de style, et on ne songe guère à s'adresser à elle.  D'autant que les hypostases abouties n'ont pas manqué de  de lui piller et de s'approprier tant bien que mal ses attributs, ce qui avait été d'abord, et malgré tout est resté, son bien à elle.

La prière gagnerait pourtant à être remplacée, de temps à autre, par un entretien avec cette vénérable commère, dont un Dieu d'ordinaire jaloux de son exclusivité a, par distraction peut-être, toléré la présence distincte à ses côtés, négligeant de lui assigner une place bien définie dans sa galerie de masques (personae) ou au sein de ses hiérarchies angéliques, commettant même l'imprudence de lui laisser la parole. Elle pourrait avoir encore beaucoup à dire.

Avec elle l'audience prend naturellement un tout autre tour que l'oraison: comme elle n'a rien à donner qu'elle-même,  on ne perdra pas son temps à la flatter de doxologies, à se répandre en contritions ni à solliciter quoi que ce soit.  Carotte et bâton, elle ne les manie pas, même quand elle en parle. Du reste elle ne se tient pas devant son interlocuteur comme une divinité dans son temple mais plutôt juste derrière lui ou un peu à l'écart, légèrement en retrait et au-dessus peut-être comme le symbole hindou de l"'œil de la connaissance". A distance du "sujet", humain mais aussi bien divin, qui pour fictif qu'il soit et se sache n'en continue pas moins de faire comme s'il existait dès lors qu'il parle et dit "je", toujours décalée, elle observe et écoute les mots et les choses; dans la mesure même où elle ne fait, ne peut et ne veut rien, rien d'autre du moins que ce qui est et arrive, vient et va, elle sait et comprend, sinon mieux, autrement; sa parole est écho différé de la nôtre, qui nous la renvoie avec des accents tantôt tendres ou ironiques. Auprès d'elle nous nous voyons et nous nous entendons, étonnés.

Elle se donne, disais-je. Mais à tout le monde et à personne. On ne s'imaginera pas l'avoir fait sienne et l'emporter avec soi sans entendre s'éloigner derrière soi son rire clair et implacable. Qu'importe ? Elle aime à s'amuser (מְשַׂחֶקֶת), et tout l'amuse, les hommes comme les dieux (cf. Proverbes viii, 30s). Le peu de temps qu'il reste auprès d'elle, chacun se comprend, si peu qu'il en rapporte lorsqu'il reviendra à lui.

 

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11 septembre 2013 3 11 /09 /septembre /2013 14:00

L'un et l'autre je les avais lus, et même relus, avant de les lire: partiellement, épisodiquement (à quoi leur tendance commune à l'aphorisme, ou du moins à la brièveté du paragraphe ou du chapitre, se prêtait) puis, beaucoup plus tard, de manière suivie -- cursive sinon méthodique.

L'un et l'autre je les avais fait attendre, aussi longtemps que j'avais pu, celui-ci plus encore que celui-là. Du premier je redoutais le rire dévastateur d'un antagoniste magnanime mais implacable; d'un juge peut-être, souverain d'autant qu'autonome, sans autre loi que la sienne. Du second, le trouble glacé d'un miroir intolérablement intime et familier; à tout le moins l'évidence d'une complicité gênante. 

C'est en effet une proximité presque insoutenable qui m'avait d'abord saisi chez Cioran. Ce qui me semblait le plus proche et  que j'inclinais donc à considérer, selon l'étymologie, comme mon propre -- une coïncidence essentielle et rare de l'ineffable et de l'inavouable, de l'extase et de l'immonde, du sacré et du morbide, telle que je l'avais plus d'une fois éprouvée en des instants suprêmement (in-)déterminants -- c'est chez lui que je l'avais retrouvé le plus franchement ou scandaleusement exprimé, sans le subterfuge édifiant de la dialectique ni la coquetterie du paradoxe. Même différé, un tel jumeau (Thomas, Didyme, Judas ?) en solitude et en négativité en devenait embarrassant.

Je m'en étais pourtant défendu et démarqué en marquant et en remarquant les distances. Outre les différences biographiques et bibliographiques patentes (autres vies, autres vices, autres dates, autres lieux, autres langues, autres types d'exils, inégalité devant l'insomnie, l'ennui ou la sexualité), je ne partageais guère son goût du sarcasme ou du blasphème, et j'étais un peu moins fervent que lui dans le culte de l'inutilité. Mais avant de le connaître mes admirations, mes cimes et mes abîmes étaient les siens. Imparable communion de reconnaissance et de témoignage, qui me passait toute tentation de le soupçonner de complaisance.  Sans compter ce qui reste en moi de paysan, une méfiance tenace à l'égard des subtilités et des politesses urbaines, une certaine brutalité de pensée que ne dissimule pas le classicisme du style,

C'est -- avec Nietzsche -- l'un des plus faciles à citer. Mais il faut le lire.

 

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10 septembre 2013 2 10 /09 /septembre /2013 15:39

(A partir de http://etrechretien.discutforum.com/t871p15-le-bapteme-et-les-temoins-de-jehovah#13960)

 

Une grande partie du charme que déploient à nos yeux (aux miens en tout cas !) bon nombre d'exégèses anciennes -- depuis le raffinement vertueux de l'allégorie alexandrine ou le fruste péremptoire de l'ombrageux pesher qoumranien jusqu'aux profondeurs des sermons spirituels ou aux subtilités des commentaires rabbiniques du moyen-âge, en passant par l'usage rhétorique des citations de l'Ancien Testament dans le Nouveau -- me semble tenir au fait qu'elles ne nous paraissent nullement contraignantes. C'est précisément, du reste, ce qui a conduit à leur dévaluation dès la scolastique (en particulier chez saint Thomas d'Aquin) et à leur rejet final dans l'humanisme de la Renaissance et les Réformes du XVIe siècle (notamment chez Calvin). D'une interprétation qui ne s'imposait pas d'elle-même, à (re-)partir du texte seul, à l'évidence de la raison -- étant naturellement (sous-)entendues réunies, et partagées par le sens commun, un certain nombre de conditions tant philologiques que méta-narratives d'intelligibilité -- on ne pouvait plus tirer le moindre argument convaincant (en matière doctrinale tout spécialement). Le privilège du sens "littéral" consistait alors en ceci qu'il s'annonçait presque toujours, à son étage, comme sens unique -- contrairement au foisonnement historiquement considérable et potentiellement infini des lectures "allégoriques" au sens le plus large du terme (toutes typologies, tropologies et anagogies incluses). Cette unicité du sens littéral devait à terme engloutir tous les autres "niveaux de lecture" et l'instaurer en sens absolument unique. Ce serait désormais le seul niveau de sens sérieusement recevable à une époque où, entre Sainte Inquisition et Guerres de religion, l'exégèse biblique était une affaire des plus sérieuses,  Il fallut attendre que les enjeux politiques retombent pour prendre la mesure de ce qui s'était  irrémédiablement perdu dans cette réduction, et qui apparaîtrait a posteriori comme une incroyable légèreté, ou une souveraine liberté, de la lecture. Non sans illusion d'optique, on en viendrait fatalement à regarder avec nostalgie vers ces interprétations "fantaisistes" ou "arbitraires", qui paraîtraient dès lors rationnellement inoffensives, puisque incapables désormais de convaincre ni de contraindre personne -- d'autant que de son côté LE sens contraignant, unique et historique, par l'effet mécanique d'une raison critique qui ne pouvait que renchérir sur elle-même, se rétrécirait et se dessécherait comme peau de chagrin. La première et dernière leçon de l'exégèse critique moderne n'est-elle pas qu'aucun texte (a fortiori ancien) n'a rien à nous dire, qu'il ne saurait nous concerner qu'à la faveur d'une méprise dont nous -- lecteurs de seconde et énième main, jamais destinataires légitimes -- serions seuls responsables, et définitivement injustifiés ? Dans le cadre du protestantisme, le principe matériel de la Réforme (sola scriptura) ne pouvait que circonscrire et réduire drastiquement le champ d'action, sinon l'effectivité, de son principe formel (sola fide): à partir d'une exégèse littérale puis de plus en plus critique de la seule Ecriture il resterait sans doute possible de croire tout aussi intensément qu'avant, mais de moins en moins de choses -- la grâce peut-être en sortirait seule intacte (sola gratia !), mais vidée de tout contenu positif. Elément aggravant: l'exégèse "sérieuse" ne manquerait pas de relever dans l'Ecriture même des procédés herméneutiques indignes d'elle, réprouvés par sa propre méthode, ou du moins dénués à ses yeux de toute valeur probante. Sous sa rude férule, l'art -- non la science -- de l'eiségèse, celui de lire dans (read into) un texte ce que l'on désire y trouver -- ne pouvait qu'être réduit à la portion congrue: à peine toléré à titre de récréation méditative ou homilétique pour incurables dilettantes et amateurs, d'autant plus maladroits que peu exercés, dépourvus de toute méthode et déconnectés de toute tradition. Mais il se parerait du même coup de tous les attraits de l'interdit: on pourrait rêver sans fin au renouveau d'une herméneutique poétique qui dégagerait des sens de lecture et même de croyance possibles, sans jamais pouvoir en imposer aucun. Or ceci même -- l'absence de contrainte rationnelle -- qui passait à la fin du moyen-âge et au temps des Réformes pour une faiblesse rédhibitoire pourrait bien apparaître comme une force séduisante à une autre époque éprise, au moins en théorie, de liberté et de tolérance.

Dans cette nostalgie, bien sûr, l'anachronisme guette, et notre indéfectible conscience historico-critique ne manquera pas de nous le rappeler. Si elles étaient à maints égards plus riches, les exégèses "allégoriques" ou "spirituelles" du passé ne se voulaient sans doute pas moins autoritaires et contraignantes auprès de leurs destinataires que les exégèses "scientifiques" d'aujourd'hui. Elles avaient en tout cas servi, une fois revêtues de l'autorité de l'Ecriture ou de la Tradition, à la construction ici du dogme, là d'une halakha normative. Plus lourdes de conséquences peut-être que la nullité pontifiante de l'exégèse moderne, encore que celle-ci ne soit pas sans conséquences (négatives, à son image). Quoi qu'il en soit, l'autorité y était toujours celle de l'interprète, ou d'une lignée d'interprètes, elle sanctionnait en eux une certaine créativité plus ou moins "inspirée" -- qui ressortit dorénavant à l'initiative sans garantie, en même temps qu'aux risques et périls du lecteur lambda.

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8 septembre 2013 7 08 /09 /septembre /2013 12:53

A tout venant                                                   sans doute

                         la mort se donne

                                                         à penser

   -- si de surcroît elle se donne                   en même temps

                                                          pour universelle

              se veut-elle par là plus pressante

         ou offre-t-elle un bon prétexte 

                                                               à décliner ?

               se fait-elle ainsi consolante

              ou au contraire -- humiliante ?

"Tu mourras -- comme tout le monde";

quatre façons au moins de l'entendre

entre lesquelles tout un chacun

                                                                               aussi arbitrairement

                                                                                 que provisoirement             

                                                           aura déjà tranché.

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5 septembre 2013 4 05 /09 /septembre /2013 14:10

devant moi

             debout

             immobile

                             dans la rosée

                             au beau milieu de la clairière

                             où                             sans m'y attendre

                                   je les attendais

deux jeunes chevreuils

                                          paraissent

                                          paissent

                                      et traversent

                                 de l'ombre à la lumière

                                                              sans se presser

 

éternité ? le temps juste

 

ô forêt cathédrale au soleil

             pourriture en gloire

             jqora en doxh

comme ils savent bien

               les sentiers de ton labyrinthe

                                   conduire                                               celui qu'ils égarent

                                                     de l'ennui à l'oppression

                                                     de l'oppression à la douleur

                                                     de la douleur à la fatigue

                                                     ee la fatigue à la torpeur

                                                     de la torpeur à la tristesse

                                                     de la tristesse au désir

                                                     du désir à la prière

                                                     de la prière au monologue

                                                     du monologue au silence

                                                     du silence au sacrement

                                                                         de l'acte

                                                                                         gratuit sans autre grâce

                                                                                         sacrificiel sans autre victime

                                                                                         rituel sans autre prescription

                                                                                         théâtral sans autre public

-- mon sabre de bois mort se cassa net

                                              

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1 septembre 2013 7 01 /09 /septembre /2013 23:36

l'               inquiétant

l'               aveugle
   silence

                     qui                                       depuis la nuit de mes temps

                             était

                                                       lancé

                                       sur mes traces

                                                              et depuis quelque temps déjà

                          suivait

                                       chacun de mes pas

le voilà                                                       maintenant

                                       sur mes talons

il ne me laisse plus

                                      l'avance

                                      l'absence

                                      la distance

                                      l'espace

                                 et le temps

                                                        du subterfuge

bien avant que j'arrive

                                         au point                                                final

                                                         d'une signature contrefaite

                                                    ou d'un envoi furtif

je sens                         

                                                   sur ma nuque 

               son haleine douce

                                               et sur mon épaule

               sa main rassurante

auxquels

                                                                                                      enfin

                                                                               ou en guise de fin

                                         de bonne grâce

                                                                       ma foi

                   je me rends

 

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25 août 2013 7 25 /08 /août /2013 16:21

Ils lui semblaient décidément admirables, au sens ancien du terme -- c'est-à-dire étonnants, au sens moderne -- ces "savants" (un mot dont il eût fallu pouvoir aussi percevoir l'harmonique "pathologique" de sa reprise anglaise, idiot savant puis savant tout court, associée au développement exceptionnel de certaines aptitudes dans le cadre d'une économie mentale, psychologique et sociale jugée par ailleurs, voire globalement, déficiente), ces "érudits" si l'on préférait, isolés sinon solitaires et pour l'essentiel autodidactes, auxquels l'âge de l'Internet avait offert une visibilité et, partant, une motivation inédites. Théoriciens en tout genre, sectaires et marginaux au second degré, qui à la faveur de l'inculture générale et du relativisme philosophique des "élites" (auquel d'ailleurs il souscrivait volontiers en principe, ou plus exactement en l'absence de principe) avaient su s'approprier les formules de la méthodologie scientifique et, superficiellement du moins, des sommes impressionnantes de connaissances tirées de multiples disciplines pour enrichir considérablement, en quantité sinon en qualité, le genre jusque-là confidentiel de la thèse excentrique.

Ce qu'il admirait ainsi le plus chez eux, ce n'était pas leur indéniable "capacité de travail", ni même les subtiles alliances d'intelligence et de sottise, de sincérité et de mauvaise foi qu'elle pouvait mettre en œuvre, mais leur apparente invulnérabilité, ou du moins leur résistance hors du commun à tout ce qui aurait pu, et peut-être dû, les arrêter en chemin: prudence ou paresse, ennui ou lassitude, doute ou scrupule d'honnêteté intellectuelle, honte ou sens du ridicule. Que leur petite entreprise, promise au mépris, à l'indifférence ou au rejet tant des autorités académiques que de celles de leurs milieux d'origine, hormis une poignée de disciples capables jusqu'à un certain point de les suivre -- à la fois de les comprendre et de les approuver --  n'ait pas sombré (plus tôt) dans un  bâillement abyssal, un maelstrom de confusion ou un éclat de rire homérique. Il y avait là, lui semblait-il, une volonté ou un désir extra-ordinaire d'ek-sister -- entendre d'exister, d'apparaître et de se distinguer -- à n'importe quel prix. Chose pourtant fort répandue, dirait-on, si ce n'est par les voies qu'elle privilégiait en l'occurrence: non pas celles de la supériorité et de la domination, pas même de la maîtrise et de la reconnaissance des pairs à l'intérieur d'un "domaine" déterminé, ce qui supposerait la délimitation d'une arène et l'acceptation de règles du jeu bien définies. Elle choisissait, au contraire, de transgresser systématiquement les limites pour opérer à la marge, des institutions et des groupes comme des disciplines et des champs, s'appuyant sur la forme et le fond de leurs discours balisés tout en jouant de leurs apories frontalières.

Une telle stratégie ne lui était certes pas étrangère. Quiconque, du reste, s'était senti étouffer dans la circonscription bornée d'une organisation ou d' une discipline spécialisée avait rêvé un jour ou l'autre de s'égarer à la périphérie et de prendre la tangente; non pas dans l'espoir de rallier et d'intégrer, en transfuge, d'autres corps constitués, mais de se frayer entre ceux-ci quelque passage nouveau. Fascination œcuménique ou interdisciplinaire, sur celui qui cependant ne visait pas tant à réunir le divis et l'épars qu'à forcer la virginité d'un territoire neuf,  pour y inscrire son nom, non pas au-dessus ni au milieu des autres mais à l'écart, à l'abri de toute concurrence, dût-il en être l'unique lecteur et complaisant spectateur. Mais si ce genre d'ambition l'avait sans doute porté, plus d'une fois, jusqu'au départ (voire, la première fois, à l'arrachement) inclus, il ne l'avait guère soutenu au-delà, dans cette persévérance idiote, positive et marginale à la fois, à l'égard de laquelle il se voyait, du coup, réduit à une admiration équivoque.

Il se souvenait de l'essai (c'était le cas de le dire) qu'il avait commencé, candide, il y a plus d'un quart de siècle, au lendemain de sa première et décisive rupture, dès qu'il avait pu réunir un toit au-dessus de sa tête et une machine à écrire, sur... "le nom divin".  Belle, trop belle histoire que celle de ce nom qui, porté de la banalité d'un  théonyme en contexte polythéiste à une sublime inutilité dans le monothéisme juif, s'effaçait comme providentiellement comme pour faire place au visage sans visage du Christ où divinité et humanité s'unissaient pour toujours. Elle aurait pu trouver sa place et son public sur les étals des sacristies fondamentalistes, et peut-être même un peu au-delà. Las, au bout d'une centaine de pages, à jamais perdues, il avait fini par s'apercevoir de la fragilité fatale de l'édifice. Dans son dos la providence était redevenue hasard, et de l'histoire il avait encore beaucoup à apprendre. 

Quelques années plus tard, le mémoire académique qu'il avait projeté sur le thème de la "nouveauté" chrétienne avait suivi un chemin semblable. Il le voyait d'emblée déboucher sur une vision mystique de l'événement, du temps et de l'éternité susceptible non seulement d'émouvoir ou d'amuser quelques cercles théologiens, mais surtout de renouveler une pensée religieuse qui, à ses yeux, en avait bien besoin. Mais la masse de matériau exégétique, dogmatique et philosophique à discuter selon les règles de l'art reportait hors de tout horizon un tel estuaire, qui seul l'intéressait. A force de lire, il avait renoncé à écrire.  Du reste, les rares fois qu'il avait évoqué ce sujet sous l'angle qui lui paraissait, à lui, le plus prometteur, sans s'embarrasser de considérations "scientifiques", les réactions avaient été décevantes  Autant dire que la perte n'était pas grande.

Puis, alors que le plus clair de ses journées, de ses semaines et de ses années le retenait à un travail technique et collectif aux antipodes de telles élucubrations, un désœuvrement estival l'avait conduit à sa tentative la plus saugrenue, elle-même aussitôt abandonnée -- non d'ailleurs en raison de l'invraisemblance historique, qui ne lui apparut ironiquement que bien plus tard, ni faute d'intérêt pour l'expression des idées à laquelle elle était le prétexte, mais par insatisfaction stylistique.

Il n'avait pas quitté l'univers du savoir historico-religieux sans quelques autres velléités d'étude et de publication. Ainsi, l'envie le chatouilla plus d'une fois de s'attaquer aux lieux communs les plus horripilants du psittacisme académique concernant les origines chrétiennes -- sur les figures de Jésus et de Paul notamment, qu'avait déjà réunies tout autrement son ébauche romanesque. Mais la passion purement critique ne le soutenait guère au-delà de la dimension d'un article -- et encore fallait-il que celui-ci fût de commande. Il avait proposé à plusieurs éditeurs parisiens l'adaptation d'ouvrages étrangers, inconnus du public francophone et même de la grande majorité des spécialistes, qui lui semblaient un compromis idéal de rigueur méthodique et de présentation accessible. Mais, quoique certains de ses interlocuteurs aient d'abord montré pour ce projet un intérêt apparemment sincère, personne n'avait donné suite.. Il n'avait pas insisté outre mesure.

Après s'être dissipé de bon cœur, sous divers pseudonymes et pendant quelques années, sur les forums virtuels,  non sans plaisir et profit, pour lui-même en tout cas et peut-être pour quelques autres, il avait tenté le blog. De cette écume des jours il y aurait peut-être, avait-il souvent pensé, quelque semblant d'"œuvre" à recueillir.  Un éditeur d'ailleurs n'avait pas été loin de le croire, avant de s'effacer poliment. Lui-même avait renâclé devant le travail de sélection et de mise en forme nécessaire. Ayant fini malgré lui par se connaître, il savait bien qu'il ne s'y attellerait que sous la contrainte d'une absolue nécessité matérielle -- catégorie à l'égard de laquelle il était devenu très exigeant.

La hantise infantile, puis juvénile, d'inscrire quelque part son nom,  prénom d'abord puis patronyme dès lors qu'il était sorti -- très tôt -- de l'ombre du nom du père, l'avait quitté -- à telle enseigne qu'il ne souciait même plus de l'effacer.

 

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24 août 2013 6 24 /08 /août /2013 22:36

Je n'en finirai pas, je le crains, des nécrologies félines.

Tu fus parmi les chats du quartier, l'une des premières à nous apparaître. Et certes tu ne passais pas inaperçue: avec ton long et épais poil noir tirant sur le roux, blondissant au soleil, une patte broyée, nul ne savait quand ni comment, te donnait la démarche sautillante d'un écureuil. La légèreté d'une infirmité désespérée et d'une souffrance immémoriale soulevait par saccades ta masse sombre de ton corps, que déchirait soudain l'éclair de tes yeux verts ou le rouge vif de ta gueule menaçante. Jusqu'au bout tu restas sagement sauvage. Nous ne t'approchâmes guère que dans tes moments de faiblesse: quand tu eus une première portée, tu daignas me laisser te faire un abri de fortune, Mais je dus t'enlever tes petits morts. Et puis, l'année suivante, tu nous apportas, vivante, bondissante, Dieu sait d'où, la merveille qui de peu devait te précéder dans l'effondrement. Malade, tu recrachais les médicaments que je tentais de te faire avaler. Plus d'une fois je te crus mourante. Mais quand j'essayais de t'attraper pour te faire soigner, tu t'échappais -- j'étais de presque tout mon coeur complice de ta fuite -- et tu survivais.

Mais cette fois tu es revenue, douce, triste; cherchant ma main, car tu savais ta fin. Dans une odeur pestilentielle et une nuée de mouches vertes, déjà les asticots te dévoraient vivante. J'essayai de te soigner. Je finis par te livrer. Entre-temps, pendant quelques heures, enfin, nous nous comprîmes. "Petite chatte courageuse", dit la voisine qui t'emmena. "Elle est maintenant au paradis des chats", m'annonça-t-elle quand elle revint.  Plût au ciel. Tu en as fini en tout cas de l'enfer du courage et de la peur  et des merveilles de l'horreur.

Gardez-moi une place. J'arrive. Il n'est pas loin le jour où je n'aurai plus d'autre envie que de me laisser enfin prendre, caresser, livrer et délivrer.

  .

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22 août 2013 4 22 /08 /août /2013 14:02

Où es-tu mon amour

                  qui si souvent revins

                                             m'éveiller à ton rêve

                     et ne me quittais pas

                                             sans me bercer de larmes

        quand ton absence encore

            était ton espérance ?                                            

sous d'autres noms

sous d'autres traits

                          désir ou manque

                          légère ou grave

                          fièvre ou tendresse

                          folle ou pensive

                          soleil ou nuit 

toujours je te reconnaissais

                       à l'évidence du mystère 

                   et au vertige de l'abîme

                  qui du fond de tes yeux changeants 

                          me regardait

                      et m'appelait            

                                               d'un nom que toi seule savais

                                                   et que loin de toi j'oubliais

si je ne te vois pas

si je ne t'attends plus

s'il est vrai que sans toi

                            je ne me sens plus seul

nous serions-nous déjà

                                    l'un en l'autre perdus ?

 

(Où l'on se souviendra peut-être que jusqu'au XVIIe siècle l'amour même singuilère fut féminine, et qu'elle le reste pour qui veut.) 

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16 août 2013 5 16 /08 /août /2013 17:46

Ainsi j'aurai revu, plus de vingt ans après -- illusion quelquefois bénie du nom, de l'identité et de la mémoire, qui rendent possible celle d'un retour et d'une reconnaissance en ce qui de part et d'autre n'a cessé de changer, à un tempo différent seulement -- les crêtes du cirque de Lescun, du pic d'Ansabère au pas d'Azuns, et le pic d'Anie, et d'en haut la vallée d'Aspe et celle de l'Aragón, sous le soleil et les étoiles, salué à l'est le pic du Midi d'Ossau et derrière lui toutes les Hautes-Pyrénées, entre neiges et nuages, caressé au couchant l'apaisement des collines vers la plaine béarnaise et l'Océan. Et le lever de la lune, puis du soleil sur les sommets. Et trois jeunes isards au pelage clair, surpris au matin dans le pierrier où je les avais entendus, la nuit, près du lac d'Ansabère, s'échappant en quelques bonds vers le ciel par un escarpement vertigineux. Et la ronde des aigles noirs et des vautours fauves dont quelques-uns -- des aigles -- m'avaient accompagné à la montée, immenses, aussi proches à chaque passage que les mouettes au bord d'une falaise

Et j'en serai redescendu, cette fois encore (encore ?), parce qu'il le fallait bien.

A l'orée de la vallée je m'arrête à Sarrance. Il est tard déjà, mais l'église est ouverte. Je pousse la porte, pensant y entonner peut-être un dernier Bist du bei mir, comme je l'avais fait plus haut, dans les chapelles désertes d'autres villages (avec, une fois, la joie d'entendre en repassant quelques minutes plus tard près de l'église des enfants qui s'étaient mis à chanter à leur tour). Las, une messe s'y disait: l'officiant et deux couples de fidèles, tous très âgés. Je reste au fond.  Au moment du "baiser de paix", le prêtre s'approche de moi pour me serrer les deux mains, d'un de ces beaux gestes sacerdotaux en voie d'extinction. et me demande si je suis pèlerin (c'est un des nombreux chemins de Compostelle). "Passant seulement", lui  réponds-je, sans penser tout de suite au logion de l'évangile selon Thomas. Enfin l'eucharistie, à laquelle je ne participerai pas -- c'est-à-dire que je me pose tout de même la question. Il fut un temps où je n'aurais pas assisté à un office, quelle que fût l'Eglise, quel que fût l'état de mes croyances, sans la recevoir, même en dépit de la règle locale, mais il est bien loin. Et puis, tandis que le prêtre élève l'hostie, l'éclair d'une pensée sacrilège ou plus que sacrée: Comment ne pas participer ? Je suis (dans) ce qui se donne et se reçoit là. Prenez, mangez, buvez, vous qui restez alors que je m'en vais: c'est (aussi) mon corps, c'est (aussi) mon sang.

[Je songerai, plus tard bien sûr, que dans "l'institution eucharistique" (des Synoptiques ou de saint Paul), le Christ qui (se) donne ne prend ni ne reçoit rien de ce qu'il donne -- il s'excepte, il se met à part, il s'efface: οὐκέτι οὐ μὴ πίω ἐκ τοῦ γενήματος τῆς ἀμπέλου (Marc, xiv, 25 //). Il n'est (déjà) là, (en) ce qu'il donne, que parce qu'il n'est (déjà) plus là, parmi ceux qui reçoivent. Avec eux il ne fait plus nombre, ni douze ni treize à table: il défait le nombre. Il s'annule dans l'opération de fraction infinie qui ramène à l'un le multiple, l'effectif des "nombreux", des "plusieurs" ou de "la multitude" (oi polloi, ha-rabbim). Comble du comique arithmétique en inintelligence théologique: 144001. L'un se divisant et se répandant à l'infini, et ainsi s'anéantissant, reconduit tout nombre à son unité perdue par défaut ou par excès, par addition ou par retranchement, par division ou par multiplication. Absence réelle au cœur de la transsubstantiation. Ainsi avais-je cru comprendre, il y a fort longtemps, sous l'influence d'une définition d'ailleurs réductrice sinon tout à fait erronée de la "sanctification" comme mise à part, la parole johannique: καὶ ὑπὲρ αὐτῶν ἐγὼ ἁγιάζω ἐμαυτόν (Jean, xvii, 19): le "sauveur", pour "sauver", se place lui-même en dehors de tout salut. La christologie (dite "basse" ou "ascendante") du "sauveur sauvé" fait oublier trop facilement que tout "sauveur" se perd dans le salut des autres. Et que si cette perte joue, dans une "économie du salut", le rôle d'un moyen (pour le salut des autres), elle n'en est pas moins, pour lui, une fin. Saint Paul dit peut-être à sa manière, en termes de soumission, cet effacement ou cette résorption du sauveur dans le salut: εἶτα τὸ τέλος, ὅταν παραδιδῷ τὴν βασιλείαν τῷ θεῷ καὶ πατρί, ὅταν καταργήσῃ πᾶσαν ἀρχὴν καὶ πᾶσαν ἐξουσίαν καὶ δύναμιν. δεῖ γὰρ αὐτὸν βασιλεύειν ἄχρι οὗ θῇ πάντας τοὺς ἐχθροὺς ὑπὸ τοὺς πόδας αὐτοῦ. ἔσχατος ἐχθρὸς καταργεῖται θάνατος: πάντα γὰρ ὑπέταξεν ὑπὸ τοὺς πόδας αὐτοῦ. ὅταν δὲ εἴπῃ ὅτι πάντα ὑποτέτακται, δῆλον ὅτι ἐκτὸς τοῦ ὑποτάξαντος αὐτῷ τὰ πάντα. ὅταν δὲ ὑποταγῇ αὐτῷ τὰ πάντα, τότε [καὶ] αὐτὸς υἱὸς ὑποταγήσεται τῷ ὑποτάξαντι αὐτῷ τὰ πάντα, ἵνα θεὸς [τὰ] πάντα ἐν πᾶσιν. (1 Corinthiens xv, 24ss). La dualité sophistique Jésus-Judas chère à Borges est fondée sur le même principe: si le "sauveur" est finalement sauvé, son rôle ipso facto lui échappe et échoit en dernière analyse à celui qui s'est tout à fait perdu dans la transaction. A ceci près qu'il n'y a jamais de dernière analyse, si tout "sauvé" est appelé à devenir sauveur à son tour, c'est-à-dire à se perdre: ἵνα ὦσιν καὶ αὐτοὶ ἡγιασμένοι ἐν ἀληθείᾳ. Sauveur et sauvé n'auront été, en fin de compte, que des positions relatives, transitoires et transitives, sinon commutatives, dans le cours d'un jeu qu'on pourrait dire à somme et même à gain nul, à l'impossible condition de l'arrêter et de dis-courir sur lui de l'extérieur. Il n'est rien que la réflexion ne dissolve en le dédoublant. En posant hors de lui le miroir de la sagesse ou du logoV, "Dieu" lui-même n'échapperait pas à la règle -- encore finirait-on, si l'on en finissait jamais, par le rejoindre, lui et les dieux et les ancêtres qui l'ont précédé, dans l'inexistence de l'origine. Fin du commentaire inutile.] 

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