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La Bible est-elle un livre dangereux ? Il se pourrait qu’un bibliste en fournisse malgré lui la meilleure preuve, plus ou moins vivante selon le cas...

 

Cette question, passablement banale à première vue, se retrouve sous forme d’affirmation chez Nietzsche, dans ce qui semble une première ébauche de la « Loi sur le christianisme » qui fait suite à L’Antichrist (fragment VIII, 22, Folio essais 137 p. 264) :

« 1. On évitera tout rapport avec ceux qui persistent à être chrétiens – et ce pour des raisons de propreté.

2. Eu égard aux cas où le christianisme n’<est> visiblement que séquelle et symptôme de faiblesse nerveuse, on empêchera par tous moyens que la contagion ne gagne à partir de ces foyers.

3. Que la Bible est un livre dangereux, qu’il faut apprendre à ne l’aborder qu’avec circonspection, -- qu’elle ne peut être laissée sans plus dans les mains des jeunes générations avant leur maturité. (...) »

 

Remarquons la posture d’autorité « législative » qu’adopte ici l’écrivain ; les métaphores de l’hygiène et de la santé, auxquelles s’opposent souillure et pathologie ; tel est le contexte où « la Bible livre dangereux » fait sens.

 

Et pourtant nul ne saurait moins que Nietzsche être ennemi du « danger ». Celui-ci revient sans cesse sous sa plume, dès le Prologue de Zarathoustra (4) : « L’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhumain – une corde par-dessus un abîme. Un franchissement dangereux, un chemin dangereux, un regard en arrière dangereux, un frisson et un arrêt dangereux. » Au funambule mourant de son art Zarathoustra déclare peu après (6) : « Du danger, tu as fait ton métier, et il n’y a rien là qu’il y ait lieu de mépriser. Tu péris maintenant de ton métier : pour cela je veux t’ensevelir de mes propres mains. »

 

Les risques du Livre

 

Notre question pourrait en cacher d’autres : et, pour commencer, la Bible est-elle un livre ?

 

Evidemment elle n’en est pas un, pour autant qu’elle est recueil, collection de livres (biblia est en grec un pluriel). Et de ce point de vue il faudrait plutôt parler des dangers d’une bibliothèque que de ceux d’un livre – ce qui ne ferait qu’accuser le lieu d’où la question se pose, celui du censeur public, promu tel ou autoproclamé. De fait, dans les pays à forte composante protestante, on entend régulièrement le slogan « Ban the Bible », plus ou moins sérieusement brandi par les anticléricaux les plus agités, ou exploité en retour comme un épouvantail par les fondamentalistes, qui posent ainsi à bon compte en défenseurs de la liberté.  

 

Et cependant la Bible est aussi un livre, non moins évidemment ; elle le doit peut-être moins à la fixation progressive du « canon », entre le IIe et le IVe siècle, qu’à des événements beaucoup plus récents : je pense aux mutations simultanément technologiques, idéologiques, sociologiques et politiques qui l’ont arrachée au mobilier et la liturgie de l’église pour en faire un objet autonome, portatif et accessible au plus grand nombre – et ce, l’historiographie protestante ne manque pas une occasion de le rappeler, envers et contre la hiérarchie catholique qui l’estimait, précisément, trop dangereuse pour être mise entre toutes les mains. Renaissance et Réforme sont indissociables de l’invention de l’imprimerie, qui commence par produire « la Bible », et des progrès de l’alphabétisation qui convertit une part croissante de l’assemblée des fidèles auditeurs en individus lecteurs, sans qu’il soit aisé de départir la cause et l’effet.

 

La Bible en revanche n’a sans doute jamais été, jusqu’au XXe siècle, un livre sans être le Livre (majuscule), et c’est bien en la pensant ainsi que nous considérons, d’abord, ses « dangers ». Dangers qui varient en fonction du lieu implicitement « sûr », « sain » ou « sauf », qui les dénonce.

 

Pour le moraliste de la vieille école (mais aussi, et de façon quelquefois comique, chez les ultras de l’antireligion moderne, notamment en Amérique), c’est bien le caractère « peu édifiant » des récits les plus anciens – trop de sang et, surtout, trop de sperme – qui rebute (un peu comme Homère avait fini par offusquer la sensibilité des Grecs de générations ultérieures). Aujourd’hui l’humaniste européen insistera surtout (mais toujours après coup) sur les effets historiques de masse, en particulier les injustices et la violence collective que la Bible lui paraît cautionner. La Bible, si elle ne l’invente pas, ne nous transmet-elle pas l’idée de génocide, fût-ce de manière fictive, avec l’extermination des Cananéens ordonnée par Yahvé ? L’Ancien Testament lu comme cadastre par les sionistes (juifs ou chrétiens) n’a-t-il pas mis à feu et à sang le Proche-Orient, et ne continue-t-il pas d’y faire obstacle à toutes les tentatives de paix raisonnée ? Le Nouveau Testament n’a-t-il pas nourri l’antisémitisme de l’Europe chrétienne, tout au long du moyen âge et jusqu’au XXe siècle inclus ?

 

Ce sont bien ici des textes particuliers qui sont incriminés, mais – toujours – en tant qu’ils reçoivent leur autorité de leur appartenance au Livre et participent de sa majuscule. Ce qu’ils disent, le Livre le dit. Cet effet devrait, théoriquement, être compensé par un autre : la multiplicité et la diversité des textes que l’appartenance au même Livre place, en principe, dans la même situation, pourraient en effet empêcher que l’on privilégie certains d’entre eux, qu’on identifie sans autre ce qu’ils disent à « ce que le Livre dit ».

 

C’est oublier que tous les textes n’occupent pas la même place dans l’économie du Livre. Le Livre ne fait pas que juxtaposer les textes qu’il rassemble, il les organise et les hiérarchise implicitement. La conquête de Canaan, fondatrice d’Israël, ou la Passion de Jésus, fondatrice de l’Eglise, sont en effet des moments clés du « grand récit » qui constitue l’unité du Livre par-delà la multiplicité des textes ; ils sont de ceux qui ne sauraient être omis par aucun résumé, par aucun catéchisme – donc, de ceux que tout lecteur « sait » déjà avant même d’ouvrir le livre. Les voix dissonantes par rapport à ceux-ci ne sont perçues qu’ensuite, et encore ne le sont-elles que dans la mesure où le lecteur est mentalement disposé à tolérer leur dissonance, à les laisser subvertir « ce que le Livre dit » – en un mot, à oublier « le Livre » pour découvrir les textes – tous les textes. Ainsi ne comprendra-t-on que les textes patriarcaux ou le livre de Ruth s’opposent à l’exclusivisme du Deutéronome et au génocide-fiction de Josué, ou que la mise en scène du procès inique de Jésus par « les Juifs » n’est jamais que l’une des versions narratives possibles du mythe chrétien du salut, qu’à condition de désapprendre ce que l’on croyait savoir du Livre avant même de l’ouvrir. Démarche qui demande du temps et de l’esprit critique, et avant tout une douloureuse renonciation aux désirs qui ont d’abord conduit le lecteur vers le Livre en tant que tel – désirs de vérité, de certitude, d’unité, de cohérence, d’autorité et d’obéissance.

 

A cause de cette hiérarchie des textes dans le Livre, certains d’entre eux apparaissent naturellement comme plus dangereux que d’autres. Il faut un peu plus d’agressivité contre la Bible, voire de mauvaise foi, pour s’attaquer à des textes que l’économie du Livre fait apparaître comme marginaux ; pour prétendre, par exemple, que l’histoire de la fille de Jephthé ou celle des filles de Loth constituent une apologie du sacrifice humain ou de l’inceste. Mais si nous ne les percevons pas ainsi, c’est aussi parce que nous, lecteurs du Livre, en tant que société du moins, ne sommes pas tentés (consciemment) de justifier le sacrifice humain et l’inceste – parce que ceux-ci, contrairement au génocide, ne font pas partie de notre histoire connue et constitutive. L’économie du livre est corollaire de la structure mentale, donc sociale, des lecteurs.

 

Mark Twain, dans un passage consacré principalement à l’esclavage (une institution qui va de soi dans les textes bibliques, AT et NT), écrit : « La bible chrétienne est une pharmacie. Son contenu reste le même, c’est la thérapeutique qui change. Pendant 1800 ans les changements furent minimes – à peine perceptibles. La thérapeutique en vigueur était allopathique, sous sa forme la plus brutale et la plus ignoble. Jour et nuit, chaque jour et chaque nuit, le médecin, ignare et sot, administrait à son patient des doses massives et terribles des pharmacopées les plus repoussantes de son officine ; il le saignait, lui appliquait des ventouses, le purgeait, le faisait vomir ou saliver, sans jamais offrir à son organisme la moindre chance de se rétablir, ni à la nature la moindre possibilité d’apporter son concours. Il le maintint ainsi dans la maladie religieuse pendant dix-huit siècles, sans lui accorder un jour de répit. Il y avait dans l’officine à peu près autant de poisons funestes et débilitants que de remèdes capables de guérir et de soulager. Mais la thérapeutique de l’époque cantonnait le médecin à l’usage de ceux-là, de sorte qu’il ne pouvait que causer du tort à son patient, et c’est bien ce qu’il a fait.

Il fallut attendre que notre siècle [le XIXe] fût bien avancé pour qu’un changement notable se produisît dans la thérapeutique ; et encore eut-il lieu essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Dans les autres pays, de nos jours, ou bien le patient continue de suivre le vieux traitement ou bien il se passe purement et simplement de médecin. Dans les pays anglophones les changements observés au cours de notre siècle ont été imposés par cela même : la révolte du patient contre le système ; ce n’est pas le médecin qui en a pris l’initiative. Le patient avait pris l’habitude de se soigner tout seul, de sorte que les affaires du médecin périclitaient. Celui-ci changea donc de méthode pour se remettre en course. Il le fit progressivement, à regret, ne cédant jamais plus qu’il n’y était contraint. Il renonça d’abord à la dose quotidienne d’enfer et de damnation, pour ne plus l’administrer qu’une fois tout les deux jours ; puis il laissa passer un deuxième jour, puis encore un autre ; quand il en fut à n’en prescrire plus que le dimanche, espérant que les choses en resteraient là, survint l’homéopathe qui l’obligea à en finir une bonne fois avec l’enfer et la damnation pour prescrire à la place l’amour du Christ, le réconfort, la charité et la compassion. Tout cela était bien depuis le début sur les étagères, sous étiquettes dorées, bien visible au milieu des rangées de purges, de vomitifs et de poisons infâmes : ce n’est donc pas la pharmacie qui était en cause, mais la thérapeutique. Pour le médecin ecclésiastique d’il y a cinquante ans, son prédécesseur de dix-huit siècles était un charlatan ; pour le médecin ecclésiastique du jour, son prédécesseur de cinquante ans était un charlatan. Pour celui qui (dans combien de temps ?) sera devenu son propre thérapeute, que sera le médecin ecclésiastique d’aujourd’hui ? »

 (...) C’est le monde qui a corrigé la Bible. L’Eglise ne la corrige jamais ; mais elle ne manque jamais de se joindre à la queue du cortège, pour s’arroger le mérite de la correction. » (« L’enseignement biblique et la pratique religieuse », En Europe et ailleurs).

 

Twain a en vue le revirement récent des chrétiens, initié aux marges de l’orthodoxie, sur la question de l’esclavage, qu’il compare à la mutation intervenue quelque temps plus tôt sur la sorcellerie – changements accomplis en dépit des textes bibliques demeurés inchangés. On pourrait aujourd’hui étendre cela à la subordination des femmes, ou à la condamnation  de l’homosexualité – ce dernier sujet étant particulièrement sensible pour nous qui vivons actuellement la transition. En quelques années un discours et une pratique de rejet et de mépris qui allaient naguère de soi, des cours de récréation aux bistrots en passant par les Eglises (avec, naturellement, un vocabulaire et un argumentaire propres à chaque milieu) sont soudain devenus embarrassants, honteux, voire impossibles – même dans les Eglises. A lui seul un néologisme devenu symétriquement populaire, « homophobie », à la fois illustre et accomplit le changement ; le basculement soudain de la conscience collective traduit un effet de seuil, préparé comme toujours par une lente évolution des rapports de force.

 

Mais pour autant, comme le soulignait Mark Twain, on n’expurge toujours pas la Bible  comme en rêvaient les libéraux du XIXe siècle ; on se contente de l’utiliser différemment en pratique. Et le procédé  n’a rien de nouveau : il est depuis toujours employé par tout lecteur et toute communauté lectrice du Livre, qui, de fait, distingue un canon dans le canon, un Livre dans le Livre : celui qu’on lit vraiment alors qu’on se contente d’expliquer plus ou moins acrobatiquement le reste lorsqu’on y est vraiment contraint. Ce qui est une façon d’éloigner le danger et de le tenir à distance, en respect : aux marges du Livre-dans-le-Livre.

 

Risques du Livre dans le Livre ?

 

Mais nous n’avons fait jusqu’ici que déblayer le terrain. Car à présent se pose la question, plus profonde, plus délicate et plus cruciale, du danger de notre Livre, le livre dans le Livre sur lequel se porte notre orthodoxie ou notre hérésie particulière, en un mot notre choix (individuel ou collectif – toujours un peu les deux).

 

Et c’est bien à chaque étape de notre lecture la question qui se pose. Non pas le danger de « la Bible » telle que nous ne la lisons pas, ou plus, mais telle que nous la lisons maintenant. Le seul danger réel puisque c’est celui que nous choisissons de ne pas tenir à distance – soit en l’affrontant consciemment, soit en l’ignorant.

 

Danger pour nous-mêmes et pour les autres : car tel est le piège – danger au deuxième degré – dans lequel il est si facile de tomber par commodité, de croire que ce que nous jugeons bon pour nous l’est aussi pour les autres, et ne recèle, pour nous-mêmes, aucun danger.

 

Et nous passons ici de la pharmacie de Mark Twain, où il s’agit simplement de choisir entre bons et mauvais remèdes, à l’ambivalence foncière du pharmakon, qui est à la fois poison et remède. En pharmacologie, le plus souvent, ce qui ne peut pas faire de « mal » ne peut pas faire de « bien » non plus, et ne saurait faire ni l’un ni l’autre sans modifier, corriger ou altérer, un état de choses jugé meilleur ou pire. Là où il y a vertu, curative par exemple, c’est-à-dire puissance de modifier en « bien » le devenir (de « guérir » un « mal »), il y a aussi potentiel d’altération, d’où « danger », et les questions « médicales » du diagnostic, de la prescription et de la posologie (à qui, et dans quel cas, on prescrit quoi, et combien ?) ne peuvent pas ne pas se poser. Et je n’en finis pas de m’étonner de la légèreté avec laquelle les professionnels de la bible ou de la religion vantent leur médecine à tout venant comme s’il s’agissait d’une « panacée inoffensive » -- bonne pour tous et mauvaise pour personne. N’y verraient-ils qu’un placebo ? Seraient-ils eux-mêmes trop « sains » pour en éprouver de première main les vertus et les risques ? Ou bien se comportent-ils simplement en commerciaux, irresponsables par fonction, conseilleurs mais pas payeurs? A moins qu’ils ne parient sur un heureux métabolisme des lecteurs, qui naturellement assimileraient ce dont ils ont besoin et évacueraient aussitôt le reste ?

 

Les penseurs chrétiens les plus profonds n’ont pas manqué de reconnaître les « dangers » de leur Livre – non pas seulement aux marges de leur canon mais au coeur même de la foi qu’ils embrassaient. Nul peut-être ne l’a fait avec plus d’acuité que Sören Kierkegaard pour qui la vertu du christianisme était inséparable de son danger même, le salut étant corrélatif d’un risque, de l’engagement existentiel de la foi dont les conséquences, il le sait, peuvent (doivent même, en un sens) être désastreuses et dont l’issue heureuse, paradoxale dans le meilleur des cas, n’est en aucun cas assurée.

 

Je cite quelques extraits de son Journal, éloquents à mon sens :

1848, IX A 57 : « Ah ! Ah ! Voilà pourquoi tout le christianisme est un fatras. Tout danger en a été écarté ; on en a fait une frivolité, une banale consolation, etc.

(...) Si, comme une fois jadis, le plus grand danger humain n’est pas à tout moment et inconditionnellement lié à l’état du chrétien, le christianisme est aboli. »

1849, X1 A 279 : « Du reste, il faut se rappeler ce que je souligne toujours : être chrétien, au point de vue humain, c’est la plus grande misère, c’est, pour l’accentuer infiniment, ce fait que seul le péché peut conduire un homme à Christ, ce fait que Christ ne doit pas être pris en vain dans ces sornettes que débitent généralement les prêtres sur l’ami céleste, sur la douce doctrine de vérité, la profondeur de satisfaction des profonds désirs et autres douceurs dont les prêtres vêtus de soie régalent un auditoire de même étoffe. »

649 : « Il est du reste typique qu’il [le Christ] n’ait pas dépassé 34 ans. Si l’on supporte d’être chrétien depuis son enfance (en quoi l’impression accablante du christianisme, s’il est inculqué dans toute sa rigueur, donne aussitôt à l’enfant une déformation), et si l’on continue strictement sans tomber dans aucune illusion, on ne dépassera guère 34 ans. »

X2 A 317 : « Quiconque prend au sérieux de se tenir à Dieu en quelque mesure seulement est en un sens eo ipso une force gaspillée, bien que cet état soit pour la foi le plus rempli de félicité ; il se voit frustré de tout en cette vie et il devient par suite un objet de haine ; et s’il subit ce dernier malheur, en même temps que gaspillé, il est encore sacrifié. »

1850 X3 A 314 : « On peut dire de la plupart des maux humains qu’ils sont plus faciles à supporter que cette opération si douloureuse pour la chair et le sang et qui consiste à mourir réellement au monde. »

351 : « Christ ouvre les bras et dit : ‘‘Venez à moi.’’ Le prêtre se hâte de dire : ‘‘Aie seulement le courage de te jeter dans ses bras – là est la vie’’. Oui, mais fais bien attention ; car cette étreinte est d’abord la mort. Il s’appelle la vie, il dit : ‘‘Venez à moi’’ et si tu t’abandonnes entièrement, tu es mort, mort au monde ; car il n’est pas la vie sans plus, il est la vie à travers la mort. »

393 : « Sans doute, en te donnant inconditionnellement à Christ qui est l’Esprit absolu et la mort au monde, tu t’exposes à te voir entraîné par lui si loin qu’il te faille, semble-t-il, désespérer. C’est là – et il doit en être ainsi – ce qui fait trembler d’effroi la chair et le sang dans le don inconditionné. »

526 : « Lorsque Christ se décide à devenir le sauveur du monde, dit Anti-Climacus [pseudonyme de Kierkegaard pour l’Ecole du christianisme, n° 2], un soupir semble traverser l’humanité : pourquoi fais-tu cela, tu nous rends tous malheureux ; en effet, devenir chrétien en vérité, c’est la plus grande souffrance humaine ; Christ, comme absolu, fait éclater toute la relativité où nous vivons pour faire de nous des esprits. Mais pour devenir esprit, il faut subir des crises qui, au point de vue humain, reconnaissons-le, nous rendent aussi malheureux que possible. »

1852 X4 A 459 : « Il est certain qu’un homme devenu vraiment malheureux trouve goût au christianisme. C’est pourquoi la plupart s’y réfugient à la mort.

Mais – et telle devrait être proprement l’objection humaine – ai-je le droit, si je suis au nombre des heureux, de me rendre moi-même volontairement malheureux afin de trouver goût au christianisme ? »

 

Revenons aux textes du « Livre » de ce point de vue – textes individuels qui, pour leurs auteurs comme pour leurs premiers récepteurs, constituaient le Livre avant, sinon dans le Livre. S’il est toujours hasardeux de spéculer sur l’intention des auteurs, il ne fait guère de doute, à tout le moins, qu’aucun d’eux n’écrivait dans la perspective que leurs textes viendraient se ranger sagement à côté des autres, amis ou ennemis, pour que ceux-ci leur servent d’antidotes ou de garde-fous.

 

Certes ils se répondent souvent, par-dessus la tête de leurs lecteurs anciens et modernes, et ne  manquent pas de dénoncer les « dangers » qu’ils perçoivent chez les autres. Ainsi « Matthieu » met en garde contre ceux qui prescrivent l’abandon de la Loi, les dépeignant comme des loups voraces déguisés en brebis (Matthieu 7,15, cf. 5,17ss ; 7,21ss). « Paul » n’est pas plus tolérant pour les partisans de la Loi et de la circoncision – « prenez garde aux chiens, aux mauvais ouvriers, à ceux qui mutilent la chair » (Philippiens 3,2). Plus tard les Pastorales abondent en métaphores médicales : les adversaires (gnostiques) sont malades et leur enseignement « ronge comme la gangrène » (1 Timothée 6,4s ; 2 Timothée 2,17) ; l’auteur, lui, prône « l’enseignement sain » (1 Timothée 1,10 etc.)

 

Mais si tous parlent de dangers à éviter, ils ne le font pas nécessairement, ou du moins pas exclusivement, du point de vue d’une  « sécurité » ou d’une « santé » comme l’auteur des Pastorales. Car ils insistent au moins autant sur les dangers à affronter, chacun selon les règles de son propre « jeu », de son propre « livre ». Plus forte la conviction, plus vive la nécessité d’un « risque » à courir.

 

Et ce risque peut bien à chaque fois être différent, voire en pratique contradictoire : il en va toujours d’une figure de la mort, et souvent d’une sorte de folie revendiquée comme telle. Des formules comme « prendre sa croix » et « celui qui veut sauver sa vie/son âme la perdra » impliquent une mise en danger, selon des modalités diverses : l’abandon de la sécurité des biens et de la structure familiale dans les synoptiques ; la renonciation aux recours à la violence, la sienne propre ou celle de l’autorité dans le Sermon sur la Montagne ; plus discrètement mais plus radicalement peut-être, le refus du jugement qui rend absolument vulnérable ; quand les circonstances s’y prêteront, comme dans l’Apocalypse, la glorification, voire la recherche du martyre ; mais aussi, de façon peut-être moins spectaculaire mais non moins profonde chez Paul, le rejet de toute stratégie de « justification » autre que celle de la foi, qui consiste en l’identification de sa propre mort à celle d’un Christ maudit et crucifié.

 

Partout, quoique de manière explicitement différente et souvent contradictoire, la figure de la mort est là, centrale, et force nous est de reconnaître que c’est bien elle qui à la fois terrifie et  captive, dans une sorte de vertige érotique qui constitue l’essence même du danger. Pour citer le texte fétiche de Kierkegaard : « Quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi » – à quoi le narrateur répond : « il disait cela pour signifier de quelle mort il allait mourir. » (Jean 12,32s).

 

Comment ne pas déceler ici – c’est-à-dire au coeur de notre livre, quels que soient par ailleurs nos préférences textuelles – la pulsion ou l’instinct de mort dont parle le second Freud (Au-delà du principe de plaisir) ? Comment ne pas ici dépasser Freud, comme le fait Lacan (Ecrits, p. 320ss), en notant que l’apparente bipolarité du désir et de la mort recouvre en fait une triangulation complexe où se noue et se joue le je(u) de notre identité symbolique, et où commence ce que nous appelons notre « liberté » ?

 

Non que la mort soit l’ultime objet du désir, comme si elle pouvait être pour nous autre chose qu’un signifiant, comme si nous pouvions prétendre atteindre en elle le signifié même – car certes nous ne l’atteignons pas : sauf à l’écrire au futur, indistinct en français d’un futur antérieur, je ne serai jamais mort. Non, pour chacun de nous la mort n’est que l’un des noms de l’objet du désir. Mais un nom bien particulier en ce qu’il ne peut longtemps avancer qu’à couvert – sous les oripeaux de la pureté, de la lumière, de la vie éternelle, de Dieu ou de l’amour tragique par exemple. Lacan place en exergue de son texte l’extrait fameux du Satyricon de Pétrone : quand les enfants demandaient à la Sibylle de Cumes, ti theleis, « que veux-tu ? » celle-ci répondait apothanein thelô – je veux mourir. Et qu’advient-il de celui qui a fini par donner à son désir le nom inavouable entre tous – qui a compris qu’il veut mourir ? L’œuvre de Cioran, peut-être, nous en donne une idée...

 

En attendant, les métaphores lumineuses de la mort poursuivent leur danse macabre, sans qu’on puisse les arrêter pour les assigner une fois pour tous à un sens univoque. Ainsi une sentence comme « qui veut sauver sa vie/son âme (sa psukhè) la perdra, qui perd sa vie/son âme la trouvera » demeure essentiellement ambiguë : son ambivalence excède toutes les élucidations contextuelles (y compris celles que lui fournissent superficiellement les Evangiles par un « à cause de moi » ou « à cause de l’Evangile », aussi anachronique qu’étranger au mètre). Pour ne prendre qu’un couple herméneutique possible : s’agit-il de renoncer à sa vie physique, à son corps, pour exister en tant que symbole ? ou au contraire de renoncer à une image de soi pour vivre « réellement » ? L’un et l’autre, peut-être ; ou, mieux, tantôt l’un et tantôt l’autre. La mort imaginée trace en chacun une ligne de partage sans pour autant qu’il y ait, de manière permanente, un « bon » et un « mauvais » côté. Où que le voyageur se trouve il lui fait face, comme à un horizon qui à la fois lui barre le chemin et l’appelle vers l’inouï, vers l’impensable, vers ce que lui, là, n’est pas et ne saurait être. Et l’aura-t-il « passé », une fois ou cent, qu’il l’aura encore devant lui, inconnu et impensable à nouveau. Ainsi le Siddhartha de Hesse repasse-t-il le fleuve de la ville à l’errance et de l’errance vers la ville, sans revenir à l’identique, et sans qu’avant sa mort ne se révèle (à son compagnon, et l’espace d’un instant) le fleuve lui-même, l’identité indicible de la vie et de la mort.

 

Nul avant Freud sans doute n’avait exprimé cela aussi lucidement que Nietzsche. Celui-ci ne se prive pas de railler cruellement les prédicateurs de la mort, en les engageant à s’appliquer leur maxime de façon cohérente et à aller sans délai jusqu’au bout de leur logique :

« Il y a des prédicateurs de la mort et la terre est pleine de gens à qui il faut prêcher de se détourner de la vie.

La terre est pleine de gens superflus, la vie est gâchée par ceux qui sont beaucoup trop nombreux. Qu’on les détourne de la vie, ces gens, au moyen de la ‘‘vie éternelle’’ !

(...) Il y a ceux qui sont terribles, qui promènent en eux la bête de proie et n’ont pas le choix, à moins que ce ne soient les plaisirs ou la mortification. Ils ne sont pas même devenus des humains, ceux-ci qui sont terribles : qu’ils prêchent donc qu’il faut se détourner de la vie et qu’ils s’en aillent eux-mêmes.

Il y a les phtisiques de l’âme : à peine sont-ils nés qu’ils commencent déjà à mourir et se languissent des doctrines de la fatigue et de la renonciation.

(...) ‘‘La vie n’est que souffrance’’, voilà ce que d’autres disent et ils ne mentent pas : tâchez donc, vous, de cesser d’être. Tâchez donc de faire cesser la vie, puisqu’elle n’est que souffrance !

Et que la doctrine de votre vertu s’exprime en ces termes : ‘‘Tu dois te tuer toi-même ! Tu dois disparaître, t’effacer !’’

(...) Partout on entend la voix de ceux qui prêchent la mort : et la terre est pleine de ceux à qui il convient de prêcher la mort.

Ou bien la ‘‘vie éternelle’’ : pour moi c’est la même chose --, pourvu seulement qu’ils y aillent bien vite. » (Zarathoustra, I, Des prédicateurs de la mort)

 

Et pourtant plus loin Zarathoustra déclare :

« Je vous vante ma mort, la mort volontaire, qui me vient parce que je veux moi.

(...) Ah ! que viennent des prédicateurs de la mort rapide. Voilà quels seraient les vrais ouragans, pour secouer les arbres de la vie !

Mais je n’entends prêcher que la mort lente et la patience pour tout ce qui est ‘‘terrestre’’.

(...) Il est vrai, cet Hébreu est mort trop tôt que vénèrent les prédicateurs de la mort lente : il en est beaucoup pour qui sa mort précoce est devenue fatale.

Il ne connaissait encore que les larmes et la mélancolie de l’Hébreu, en même temps que la haine des bons et des justes – alors le désir de la mort prit subitement l’Hébreu Jésus.

Que n’est-il resté dans le désert, honni des bons et des justes ! Peut-être aurait-il appris à aimer la terre – et à rire, par surcroît.

Croyez-moi, mes frères ! il est mort trop tôt ; lui-même aurait renié son enseignement, s’il était parvenu jusqu’à mon âge ! il était suffisamment noble pour un tel reniement !

Mais il n’était pas encore mûr. Le jeune homme aime de façon immaturée (sic) et c’est de façon immaturée qu’il hait l’homme et la terre.

(...) Mais dans l’homme il y a davantage d’enfant que dans le jeune homme et moins de mélancolie : il sait mieux ce qui est vie et ce qui est mort.

Libre pour la mort et libre dans la mort, en négateur sacré, quand il n’est plus temps de dire oui : c’est ainsi qu’il sait ce qui est vie et ce qui est mort.

Que votre mort ne soit pas un blasphème contre l’homme et la terre, mes amis, c’est ce que j’implore du miel de votre âme.

Dans votre mort, doivent encore luire votre esprit et votre vertu, pareils à la rougeur du couchant autour de la terre : ou sinon, alors, votre mort ne réussira pas.

C’est ainsi que je veux moi-même mourir, pour que vous, amis, aimiez davantage la terre à cause de moi ; et je veux redevenir terre pour que j’aie le repos en celle qui m’a enfanté. » (p. 96ss, De la mort volontaire.)

 

De risque en risque, à bord du livre

 

L’amour ne consiste peut-être pas à vouloir préserver les autres de tout danger. Peut-être pouvons-nous tout au plus les aider à se dégager des dangers qu’ils n’ont pas voulus et choisis – des risques qui ne sont pas les leurs, ou qu’ils n’ont pas vraiment faits leurs ; mais seulement pour les laisser ensuite aller vers les dangers qu’ils se seront choisis.

 

Comme tout un chacun je suis engagé, à bord de mon livre dans le Livre et hors du Livre, de mon livre de livre en livre, dans l’unique aventure entre mille, solitaire et solidaire comme écrivait Camus (Jonas), qui consiste à lire en s’écrivant, et à se lire en s’écrivant, avec et contre d’autres qui aussi s’écrivent et se lisent. Dans cette course je ne peux certes pas ne pas porter secours à celui qui m’appelle ; il m’appartient sans doute de faire signe à ceux que je croise, de les avertir des grains, des risées et des écueils que ma propre navigation m’a appris, et d’écouter ce qu’eux-mêmes m’annoncent. Mais tôt ou tard il me faudra aussi leur dire adieu en sachant que chacun reste, après Dieu (et cet « après » peut aussi s’entendre dans un sens temporel), seul maître à bord de son livre, glissant sur l’infini des textes, pour un voyage dont lui seul dira l’issue, ou dont l’issue se dira sans lui, ce qui peut-être revient au même.

(Texte paru dans Théolib n° 40)

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