L'écriture dite "deutéronomiste" constitue une part importante -- en quantité mais aussi en qualité, eu égard à sa position "[re-]fondatrice" -- de la Bible hébraïque (ou Ancien Testament). Elle recouvre une longue période de transition tumultueuse (VIIe-Ve s. av. J.-C.): entre la "religion d'Israël" comme variété locale du polythéisme cananéen et le "judaïsme" comme "monothéisme universel" -- certes toujours ethnique et attaché à une terre mais intégrant déjà l'universalité géographique d'une diaspora. Cette écriture s'écrit, évidemment, en interaction avec les événéments historiques concomitants dans la région: chute du royaume de Samarie, émergence du royaume de Juda, réforme centralisatrice et monolâtrique de Josias, prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, exil de l'élite judéenne à Babylone, retour et installation d'une communauté d'exilés judéo-babyloniens en relation difficile avec les autochtones ("peuples du pays", "Samaritains"), parallèlement au développement d'une vaste diaspora judéenne ou "juive" dans l'ensemble de l'empire perse, Mésopotamie et Egypte comprises. Elle donne lieu à de nombreux effets de turbulence fascinants, où s'affrontent des restes disloqués du modèle ancien et des prodromes du nouveau en voie de constitution. Notamment, comme on peut s'y attendre, là où il est question de dieux, de terre et d'exil.
Le "service" (= culte) d'autres dieux (que Yahvé) sur la terre d'Israël apparaît le plus souvent comme une faute ("apostasie" comprise comme trahison, convoquant la métaphore de la prostitution ou de l'adultère -- de la femme mariée bien entendu), que les dieux en question soient considérés ou non comme réels (selon l'ancien modèle polythéiste ils le sont: c'est parce que ce sont d'autres dieux, des dieux étrangers, qu'ils rendent Yahvé jaloux; ils ne le sont plus selon le nouveau, et la "jalousie" de Yahvé n'est plus qu'une façon de parler, comme on dit, pittoresque). Mais c'est aussi quelquefois un châtiment, lié à l'exil: et c'est ici le paradigme ancien qui est déterminant.
La première monolâtrie judéenne fonctionne en effet, bien avant la lettre, selon le principe cujus regio, ejus religio -- mais en parlant des dieux plus encore que des princes ou des rois: à chaque dieu son peuple et sa terre (cf. Juges xi, 24); "servir" d'autres dieux que Yahvé sur sa terre à lui, c'est une faute; mais ailleurs, c'est une fatalité: hors de la terre d'Israël on ne pourra, sauf exception notable, que servir d'autres dieux, ceux du pays de l'exil.
Ainsi entend-on David reprocher au roi Saül la persécution qui le bannit de sa terre:
Maintenant, ô roi, mon seigneur, écoute-moi, je te prie: si c'est Yhwh qui t'incite à me faire du tort, qu'il accepte une offrande (d'apaisement); mais si ce sont des humains, qu'ils soient maudits devant Yhwh, puisqu'ils me chassent aujourd'hui pour me détacher du patrimoine (= de la terre, du pays) de Yhwh, en disant: "Va servir d'autres dieux!" (1 Samuel xxvi, 19).
Ou les malédictions attachées à la rupture de l'alliance deutéronomique:
Yhwh vous dispersera parmi les peuples, et vous ne resterez qu'un petit nombre d'hommes parmi les nations où Yhwh vous emmènera. Là, vous servirez des dieux qui sont l'oeuvre de mains humaines, du bois et de la pierre, qui ne peuvent ni voir, ni entendre, ni manger, ni sentir. (Deutéronome iv, 27s, je souligne la précision ajoutée pour indiquer, selon le nouveau paradigme, que ces "dieux étrangers" ne sont pas "réels"; mais la nécessité de servir d'autres dieux sur une terre étrangère dépend, elle, de l'ancien paradigme).
Yhwh te fera marcher, toi et ton roi que tu auras placé à ta tête, vers une nation que tu n'auras pas connue, ni toi ni tes pères. Là, tu serviras d'autres dieux, du bois et de la pierre. (ibid., xxviii, 36)
Yhwh te dispersera parmi tous les peuples, d'une extrémité de la terre à l'autre. Là, tu serviras d'autres dieux que ni toi, ni tes pères, n'avez connus, du bois et de la pierre. (v. 64).
On repensera encore ici aux rares récits de "prosélytisme" (terme parfaitement anachronique) où le dieu, le peuple et la terre sont indissolublement liés:
- la Moabite Ruth qui adopte le "dieu d'Israël" comme un élément du package, du "lot" inséparable de sa nouvelle "nationalité", au passage de la frontière judéenne:
Noémi (la judéenne) dit alors: Ta belle-soeur (Orpa, la Moabite) est retournée à son peuple et à ses dieux; retourne, toi aussi, comme ta belle-soeur. Ruth dit: Ne me pousse pas à t'abandonner, à me détourner de toi! Où tu iras, j'irai; là où tu passeras la nuit, je passerai la nuit; ton peuple sera mon peuple, et ton dieu sera mon dieu; là où tu mourras, je mourrai, et c'est là que je serai ensevelie. Que Yhwh me fasse ceci et qu'il y ajoute cela (formule de serment par auto-malédiction), si ce n'est pas la mort qui me sépare de toi! (Ruth, i, 14)
- le Syrien Naaman qui, pour pouvoir "servir" Yhwh (qui l'a guéri de la lèpre) hors de la terre d'Israël, en plus du dieu syrien qu'il devra continuer de "servir" ex officio, demande à emporter avec lui de la terre d'Israël:
Alors Naaman dit: Dans ce cas, je te prie, qu'on me donne, à moi, ton serviteur, de la terre, la charge de deux mulets; car je ne veux plus offrir ni holocauste, ni sacrifice, à d'autres dieux qu'à Yhwh. Que Yhwh me pardonne cependant ceci: quand mon seigneur (le roi de Syrie) se rend à la maison d[u dieu] Rimmôn pour s'y prosterner et qu'il s'appuie sur mon bras, je me prosterne aussi dans la maison de Rimmôn; que Yhwh me pardonne donc lorsque je me prosternerai dans la maison de Rimmôn! Elisée lui dit: Va en paix. (2 Rois, v, 17ss).
L'exil, littéral ou figuré, volontaire ou subi, injuste ou mérité, avec toutes les métaphores et comparaisons qu'il appelle (l'arrachement ou le déracinement, par exemple, et c'est bien plus qu'un exemple parce qu'il y va de la terre et d'un déterrage, d'un destierro comme dit l'espagnol qui sait de quoi il parle), est lisible comme "gain" et comme "perte".
- Comme "gain" si l'on assigne, selon un nouveau paradigme, une valeur positive (sous le nom et/ou le concept d'universalité, par exemple, et c'est encore bien plus qu'un exemple) à sa négativité -- simultanément désignée sous le nom et/ou le concept de détachement: universel, et dès lors majusculé, le Dieu détaché d'un temple, d'un lieu saint, d'une ville, d'une terre -- mais aussi, par suite, car on n'arrête pas le progrès de l'universalité ni du détachement: d'une langue, d'un peuple, d'une communauté, d'une religion à destination "universelle" mais qui ne le sera jamais assez, etc. Et caetera, car tout ce qui se présentera au nom d'une universalité plus large pour prendre la relève de l'insuffisamment universel y passera à son tour; raison, morale, démocratie, humanisme, écologie. Jusqu'à épuisement du sens et du discours, faute de lieu et de contexte qui tienne.
- Comme "perte" si l'on attache quelque valeur positive à la localité et à l'attachement -- qu'il s'agisse là encore d'une terre ou d'un "contexte", ethnique, linguistique, communautaire, religieux, ou politique -- mais cela on ne saurait le faire sans sanctionner un tantinet soit peu (sicut scripsit Queneau) le paradigme ancien. Et se constituer du même coup, faute suprême, apostat, renégat, réfractaire en tout cas à l'universalité posée en sens universel de l'histoire...
Ce que tout exilé apprend par l'exil, et toujours trop tard, c'est le prix du lieu et du contexte; et la perte de sens irrémédiable qu'entraîne irrémédiablement la perte d'un lieu et d'un contexte donnés (sanctuaire, ville, pays, langue, communauté, religion, "réseau") -- quoi que vaille par ailleurs le déplacement.
אֵיךְ--נָשִׁיר אֶת-שִׁיר-יְהוָה עַל אַדְמַת נֵכָר
Comment chanterions-nous le chant de Yhwh sur une terre étrangère ? (Psaume cxxxvii, 4)
Et pourtant: que cela justement soit traduisible, d'un lieu à l'autre, d'une langue à l'autre, d'un peuple à l'autre, d'une religion à l'autre, bien que cela n'ait aucun sens la plupart du temps; que cela se remette à en avoir, du sens, un autre et cependant le même, à la énième comme à la première délocalisation; que ce qui n'est nullement adaptable ni recontextualisable "en tout lieu et en tout temps" s'adapte et se recontextualise, se réapproprie de la façon à la fois la plus impropre et la plus authentique du monde, à chaque expropriation, tel est le mystère de communication télégraphique et différée, à livre ouvert, de l'écriture de l'exil; où les exilés de tous les pays, de tous les transits et de toutes les résidences plus ou moins surveillées se font signe les uns aux autres par-dessus la tête de leurs hôtes, hospitaliers ou hostiles; qui n'y entravent rien. Mystère qui n'est en aucun cas celui d'une fondation -- ni d'une "religion", ni d'un "Etat", encore moins de quelque machin à vocation universelle.
Il y a une conséquence théologique de tout cela qui est rarement tirée, par où l'ancien paradigme n'en finirait pas de hanter le nouveau. Elle pourrait se poser comme une question: les exilés de Juda ont-ils, dans leur exil, "servi d'autres dieux" comme l'annonçaient les malédictions de l'alliance ? Ils sont bel et bien revenus de leur exil avec un dieu autre que celui qu'ils avaient laissé en partant, malgré la continuité du nom (qui d'ailleurs allait très vite devenir problématique). La mutation de Yahvé dieu-parmi-les-autres en Dieu unique et universel (qui a pour ainsi dire "mangé" tous les dieux pour dénoncer ensuite leur inexistence) passe aussi par cette "apostasie" de l'exil qui va (ré-)écrire l'histoire. La tradition, du passé à l'avenir, et la traduction comme translation d'une langue et d'un lieu à l'autre, impliquent la trahison, qui ne laisse pas d'être fautive parce qu'elle est fatale, Comme la bénédiction la malédiction.
P.S.: ce qui m'a ramené à ces textes anciens, c'est la lecture aujourd'hui de ce que j'appellerais des "textes d'exil" contemporains (http://etrechretien.discutforum.com/t727p45-le-fondamentalisme#12532):; entre guillemets car il ne s'agit pas de "vrais exils" -- Dieu sait que la littérature contemporaine ne manque pas de textes d'exil, au sens propre. Plutôt textes d'ex-, d'ex-Témoins-de-Jéhovah ou d'ex-évangéliques en l'occurrence (comme je suis l'un et l'autre, entre autres, prière de ne voir dans ces "étiquettes" aucune marque de condescendance); chargés de sentiments contradictoires: d'amertume, de fierté et de nostalgie: d'espoirs ou de rêves de continuité ou de postérité, de revanche ou de reconquête, ou d'adaptation et d'oubli, et de désespoir plus ou moins lucide de tout retour au même. Il y a toujours un peu d'exil dans l'ex-.