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21 avril 2012 6 21 /04 /avril /2012 23:52

Heureux qui                                               comme Ulysse

                                                               ou un peu plus tôt

                                                               ou un peu plus tard

                         a compris                         en chemin       

                                            que ni voyage

                                                    ni rivage

                                                    ni virage

                                                    ni naufrage

                                                    ni échouage

                                                    ni abordage

                                                    ni appareillage 

                                                    ni rencontre

                                                    ni alliance

                                                    ni combat

                                                    ni victoire

                                                    ni défaite

                                                    ni affrontement

                                                    ni fuite

                                                    ni poursuite

                                                    ni séjour

                                                    ni délai

                                                    ni tentation 

                                                    ni perdition

                                                    ni désir

                                                    ni angoisse

                                                    ni hâte

                                                    ni halte

                                                    ni retard

                                                    ni vitesse

                                                    ni lenteur

                                                    ni dilgience

                                                    ni paresse

                                                    ni départ

                                                    ni arrivée

                                                    ni reprise

                                                    ni virement de bord

                                                    ni changement de cap

                                                   ne changerait quoi que ce soit

                                                                             au long cours

                                                                         et au retour

 

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20 avril 2012 5 20 /04 /avril /2012 12:30

Je m'étonne que l'amour de Dieu dans un de ses deux sens, celui du génitif dit objectif (je veux dire l'amour pour Dieu) ne débouche pas plus souvent chez ceux qui le professent sur quelque chose qui ressemble à de la pitié, de la miséricorde ou de la compassion; de la charité en somme. Je veux dire, là aussi: pour "Dieu".

La "crainte de Dieu" et du "blasphème" y est sans doute pour quelque chose, Et l'origine probable, bien peu sentimentale, du fameux commandement d'amour de Dieu ("tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de toute ton âme", etc.) dans les traités de vassalité assyriens où l'amour et la crainte du suzerain terrible sont  ensemble prescrits et avant tout motivés par l'intérêt du vassal (origine aussi du "comme toi-même": c'est t'aimer toi-même que de l'aimer et de le craindre, lui, vu ce qui va te tomber sur le coin de la gueule dans le cas contraire) justifie historiquement, dans une certaine mesure, l'impasse -- ou le sens interdit -- exégétique sur cette question à contresens.

Il n'empêche que toute imagination, représentation, conception tant soit peu personnelle de "Dieu" associée au sentiment que nous appelons "amour" (et qui pour nous s'opposerait plutôt à la crainte, cf. déjà 1 Jean iv, 18) ne peut qu'y aboutir tôt ou tard.

Je l'ai peut-être déjà raconté (ici ou ailleurs): je suis "tombé" pour la première fois sur cette "idée", si c'en est une, il y a plus d'un quart de siècle, au détour d'un petit texte de forme vaguement "poétique" (perdu depuis, il ne m'en reste en mémoire que des bribes, certainement déformées); c'était à la fois un jeu de l'esprit, un exercice d'écriture (sinon de style) et une expérience sérieuse de prière et de pensée, sur le thème du jugement dernier et de la damnation. Cela passait, à ce qu'il m'en souvient, par le récit et le chemin d'un dépouillement ("plus de vêtement pour cacher mon corps / plus de masque pour cacher mon visage / plus de mots pour cacher mon coeur / plus de chair pour cacher mon âme") qui mettait à nu, et en pleine lumière, un fond ou un reste de souffrance et d'angoisse insupportables. Et à ce point se déclenchait ou s'enclenchait un enchaînement, comme automatique et irrésistible, où l'on reconnaîtrait sans peine les "lois" (ou, si l'on préfère, les ressorts ou les ficelles) d'une mécanique générale de la mystique: 1. une question: qui souffre encore ici si ce n'est toi ? 2. une supplication: de grâce, libère-toi au moins de moi ! 3. une révélation, en forme de happy ending apocalyptique: "Je levai les yeux: j'étais vêtu d'une robe de lin blanc... et j'entendis une voix qui m'appelait: mon fils! "

Une sorte de pitié pour Dieu y apparaissait donc vers la fin, exactement à l'avant-dernière étape, d'un trajet de part en part subjectif -- bien qu'évidemment prétracé, frayé et balisé par un monde d'écriture préalable.

Ce passage, en plus d'un sens, m'a marqué, puisque je m'en souviens. Je le soupçonne même d'avoir assez largement déterminé la suite de mon parcours, notamment à travers mon refus quasi instinctif (pré-rationnel sinon irrationnel) de tout dualisme statique et définitif en théologie (p. ex. dans la doctrine calviniste).

Mais le parcours d'une "imagination objective" (comme l'est par définition une théologie dogmatique) pourrait fort bien, par sa propre route, conduire au même carrefour. Car prêter à "Dieu" à la fois une omniprésence, une omniscience, une omniconscience et une forme quelconque de sensibilité à laquelle seraient ipso facto refusés tout répit, toute pause, toute absence, toute vacance, tout alibi, toute inconscience, toute indifférence, tout sommeil, tout songe, toute distraction, tout divertissement et toute forme d'anesthésie, ce serait le vouer au pire de nos enfers et de nos cauchemars, qui prendrait (paradoxalement pour un cauchemar) l'allure d'une insomnie.

Grâce à son vieux fonds polythéiste, "la Bible" (prise ici comme un tout) n'a pas cette cohérence impitoyable. Elle laisse  ici et là son "Dieu" s'absenter, se reposer ou "reprendre haleine" (dès le premier chapitre de la Genèse, sous prétexte d'étiologie du sabbat), s'endormir ou s'enivrer même, de mille manières se retirer ou prendre du recul, se dégager et se désintéresser de la situation. Même si ailleurs "la (même) Bible" affirme qu'il n'en est rien. Bien entendu, ce n'est jamais là pour le monothéiste de stricte obédience qu'une façon de parler -- et pour tout dire, bien qu'il se l'avoue rarement ainsi, une mauvaise façon de parler. C'est pourtant bien celle-ci qui donne son sens et son relief aux expressions opposées d'intérêt -- d'approche, de présence, de bienveillance ou de sollicitude divines. Pour que "Dieu" se réveille, se lève, descende, vienne, regarde, écoute, intervienne, "visite", soit ému, prenne pitié, se repente, change d'avis (ou sur un autre registre se mette en colère, ce qu'il fait aussi beaucoup), il faut bien qu'il ne le fasse pas toujours; autrement dit que ces actions, sentiments ou émotions n'aillent pas de soi, qu'ils se détachent sur un fond, nul ou négatif, d'absence, d'indifférence ou d'hostilité. Comme pour n'importe quel personnage. Et quand ils parlent de "Dieu", quand ils le font parler et agir, les textes bibliques jouent et surjouent du sentiment et de l'émotion -- jusqu'au "chantage affectif" quelquefois.

Le petit livre d'Osée (l'un des plus anciens qui nous soient parvenus, par et malgré une transmission chaotique) est à cet égard exemplaire: Yahvé y fait à Israël une vraie "scène de ménage" (à propos de la concurrence du dieu voisin, le Baal phénicien) qui double les mésaventures conjugales du prophète. C'est un mari (ba`al ou 'adôn) trompé, lâché pour un autre plus jeune, plus beau et surtout plus riche (la composante économique et sociale du drame joue ici un rôle non négligeable qui le distingue peut-être plus que toute autre du vaudeville, la critique du baalisme étant aussi celle d'une classe de possédants enrichie par les alliances politico-commerciales avec Tyr et piétinant les droits des pauvres pour qui Yahvé prend fait et cause): jaloux, furieux, vindicatif mais aussi effondré, désemparé et suppliant, hurlant à l'ingratitude et faisant appel à l'émotion. Se laisser ou non émouvoir, telle est la question. Que les larmes de "Dieu" puissent ne point émouvoir, comme l'écrivait à peu près Simone Weil à la lecture d'Osée, voilà le plus terrible. Pas d'amour de Dieu qui ne passe par une pitié de Dieu.

Ce qui me rappelle aussi le fameux lapsus du Psaume xviii: אֶרְחָמְךָ יְהוָה -- qu'il faudrait bien traduire à la lettre  j'(aur)ai pitié (ou compassion) de toi, Yahvé !  et que quasiment personne ne traduit ainsi, non seulement par peur du blasphème ou du scandale, mais parce que, il faut bien l'avouer, le contexte (où Yahvé est "ma force", "mon roc", "ma forteresse") ne s'y prête guère à première vue. On traduit généralement "je t'aime" (déjà LXX agaphsw) Simple erreur de copiste peut-être au départ, mais alors très ancienne, pour ארממך, "je t'exalte" ? Elle est quand même écrite, comme dirait Pilate. 

Le "Dieu des philosophes et des savants", qu'il s'agisse de métaphysiciens ou de théologiens conséquents, ne fait guère de place à l'émotion ou au sentiment -- de sa part ou à son égard -- pas plus au fond qu'à l'action ou à la parole, à la pensée ou à la volonté -- parce qu'il est trop grand pour tout ça. Spinoza ne fera sur ce point que tirer au clair ce que la pensée philosophique classique (et non seulement telle pensée philosophique, p. ex. platonicienne, aristotélicienne ou stoïcienne) en a toujours pensé, pour la bonne raison que selon ce mode de pensée on ne peut pas le penser autrement. Cela que l'écriture reconduit en contrebande dans la théologie (l'amour de Dieu, sa pitié, sa volonté, mais aussi bien sa haine ou sa colère) ne peut qu'en être forclos par une cogitatio fidei rationnelle, Tant pis pour lui, ou tant pis pour elle ? 

Sans doute la théologie chrétienne ("Dieu de Jésus-Christ, non des philosophes et des savants") est-elle plus qu'une autre marquée par la nécessité et l'impossibilité d'inscrire le pathos en "Dieu" -- crucis causa, de oui en non et en nuance, d'affirmation en (dé)négation et en précision, d'inscription en renversement (ou en rature) et en réinscription, c'est ce motif de la Passion qui donne avant tout leur forme compliquée aux circonvolutions cappadociennes et byzantines (j'allais dire aux arabesques) de l'orthodoxie trinitaire et hypostatique ancienne. Mutatis mutandis, le fond d'impassibilité divine que celle-ci préserve envers et contre tout du pathos (contre le "patripassianisme" par exemple) traduit et trahit peut-être dans la théorie ce que le retrait du dieu signifiait dans le récit historico-mythique.

"Dieu" à part, il y va encore et toujours du privilège exorbitant accordé à la conscience (et avec elle à tout ce qui lui tient lieu de sujet).

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19 avril 2012 4 19 /04 /avril /2012 12:29

L'écriture dite "deutéronomiste" constitue une part importante -- en quantité mais aussi en qualité, eu égard à sa position "[re-]fondatrice" -- de la Bible hébraïque (ou Ancien Testament). Elle recouvre une longue période de transition tumultueuse (VIIe-Ve s. av. J.-C.): entre la "religion d'Israël" comme variété locale du polythéisme cananéen et le "judaïsme" comme "monothéisme universel" -- certes toujours ethnique et attaché à une terre mais intégrant déjà l'universalité géographique d'une diaspora. Cette écriture s'écrit, évidemment, en interaction avec les événéments historiques concomitants dans la région: chute du royaume de Samarie, émergence du royaume de Juda, réforme centralisatrice et monolâtrique de Josias, prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, exil de l'élite judéenne à Babylone, retour et installation d'une communauté d'exilés judéo-babyloniens en relation difficile avec les autochtones ("peuples du pays", "Samaritains"), parallèlement au développement d'une vaste diaspora judéenne ou "juive" dans l'ensemble de l'empire perse, Mésopotamie et Egypte comprises. Elle donne lieu à de nombreux effets de turbulence fascinants, où s'affrontent des restes disloqués du modèle ancien et des prodromes du nouveau en voie de constitution. Notamment, comme on peut s'y attendre, là où il est question de dieux, de terre et d'exil.

Le "service" (= culte) d'autres dieux (que Yahvé) sur la terre d'Israël apparaît le plus souvent comme une faute ("apostasie" comprise comme trahison, convoquant la métaphore de la prostitution ou de l'adultère -- de la femme mariée bien entendu), que les dieux en question soient considérés ou non comme réels (selon l'ancien modèle polythéiste ils le sont: c'est parce que ce sont d'autres dieux, des dieux étrangers, qu'ils rendent Yahvé jaloux; ils ne le sont plus selon le nouveau, et la "jalousie" de Yahvé n'est plus qu'une façon de parler, comme on dit, pittoresque). Mais c'est aussi quelquefois un châtiment, lié à l'exil: et c'est ici le paradigme ancien qui est déterminant. 

La première monolâtrie judéenne fonctionne en effet, bien avant la lettre, selon le principe cujus regio, ejus religio -- mais en parlant des dieux plus encore que des princes ou des rois: à chaque dieu son peuple et sa terre (cf. Juges xi, 24); "servir" d'autres dieux que Yahvé sur sa terre à lui, c'est une faute; mais ailleurs, c'est une fatalité: hors de la terre d'Israël on ne pourra, sauf exception notable, que servir d'autres dieux, ceux du pays de l'exil.

Ainsi entend-on David reprocher au roi Saül la persécution qui le bannit de sa terre:

Maintenant, ô roi, mon seigneur, écoute-moi, je te prie: si c'est Yhwh qui t'incite à me faire du tort, qu'il accepte une offrande (d'apaisement); mais si ce sont des humains, qu'ils soient maudits devant  Yhwh, puisqu'ils me chassent aujourd'hui pour me détacher du patrimoine (= de la terre, du pays) de Yhwh, en disant: "Va servir d'autres dieux!" (1 Samuel xxvi, 19).

Ou les malédictions attachées à la rupture de l'alliance deutéronomique:

Yhwh vous dispersera parmi les peuples, et vous ne resterez qu'un petit nombre d'hommes parmi les nations où Yhwh vous emmènera. Là, vous servirez des dieux qui sont l'oeuvre de mains humaines, du bois et de la pierre, qui ne peuvent ni voir, ni entendre, ni manger, ni sentir. (Deutéronome iv, 27s, je souligne la précision ajoutée pour indiquer, selon le nouveau paradigme, que ces "dieux étrangers" ne sont pas "réels"; mais la nécessité de servir d'autres dieux sur une terre étrangère dépend, elle, de l'ancien paradigme).

Yhwh te fera marcher, toi et ton roi que tu auras placé à ta tête, vers une nation que tu n'auras pas connue, ni toi ni tes pères. Là, tu serviras d'autres dieux, du bois et de la pierre. (ibid., xxviii, 36)

Yhwh te dispersera parmi tous les peuples, d'une extrémité de la terre à l'autre. Là, tu serviras d'autres dieux que ni toi, ni tes pères, n'avez connus, du bois et de la pierre. (v. 64).

On repensera encore ici aux rares récits de "prosélytisme" (terme parfaitement anachronique) où le dieu, le peuple et la terre sont indissolublement liés:

- la Moabite Ruth qui adopte le "dieu d'Israël" comme un élément du package, du "lot" inséparable de sa nouvelle "nationalité", au passage de la frontière judéenne:

Noémi (la judéenne) dit alors: Ta belle-soeur (Orpa, la Moabite) est retournée à son peuple et à ses dieux; retourne, toi aussi, comme ta belle-soeur. Ruth dit: Ne me pousse pas à t'abandonner, à me détourner de toi! Où tu iras, j'irai; là où tu passeras la nuit, je passerai la nuit; ton peuple sera mon peuple, et ton dieu sera mon dieu; là où tu mourras, je mourrai, et c'est là que je serai ensevelie. Que Yhwh me fasse ceci et qu'il y ajoute cela (formule de serment par auto-malédiction), si ce n'est pas la mort qui me sépare de toi! (Ruth, i, 14)

- le Syrien Naaman qui, pour pouvoir "servir" Yhwh (qui l'a guéri de la lèpre) hors de la terre d'Israël, en plus du dieu syrien qu'il devra continuer de "servir" ex officio, demande à emporter avec lui de la terre d'Israël:

Alors Naaman dit: Dans ce cas, je te prie, qu'on me donne, à moi, ton serviteur, de la terre, la charge de deux mulets; car je ne veux plus offrir ni holocauste, ni sacrifice, à d'autres dieux qu'à Yhwh. Que Yhwh me pardonne cependant ceci: quand mon seigneur (le roi de Syrie) se rend à la maison d[u dieu] Rimmôn pour s'y prosterner et qu'il s'appuie sur mon bras, je me prosterne aussi dans la maison de Rimmôn; que Yhwh me pardonne donc lorsque je me prosternerai dans la maison de Rimmôn! Elisée lui dit: Va en paix. (2 Rois, v, 17ss).

L'exil, littéral ou figuré, volontaire ou subi, injuste ou mérité, avec toutes les métaphores et comparaisons qu'il appelle (l'arrachement ou le déracinement, par exemple, et c'est bien plus qu'un exemple parce qu'il y va de la terre et d'un déterrage, d'un destierro comme dit l'espagnol qui sait de quoi il parle), est lisible comme "gain" et comme "perte".

- Comme "gain" si l'on assigne, selon un nouveau paradigme, une valeur positive (sous le nom et/ou le concept d'universalité, par exemple, et c'est encore bien plus qu'un exemple) à sa négativité -- simultanément désignée sous le nom et/ou le concept de détachement: universel, et dès lors majusculé, le Dieu détaché d'un temple, d'un lieu saint, d'une ville, d'une terre -- mais aussi, par suite, car on n'arrête pas le progrès de l'universalité ni du détachement: d'une langue, d'un peuple, d'une communauté, d'une religion à destination "universelle" mais qui ne le sera jamais assez, etc. Et caetera, car tout ce qui se présentera au nom d'une universalité plus large pour prendre la relève de l'insuffisamment universel y passera à son tour; raison, morale, démocratie, humanisme, écologie. Jusqu'à épuisement du sens et du discours, faute de lieu et de contexte qui tienne.

- Comme "perte" si l'on attache quelque valeur positive à la localité et à l'attachement -- qu'il s'agisse là encore d'une terre ou d'un "contexte", ethnique, linguistique, communautaire, religieux, ou politique -- mais cela on ne saurait le faire sans sanctionner un tantinet soit peu (sicut scripsit Queneau) le paradigme ancien. Et se constituer du même coup, faute suprême, apostat, renégat, réfractaire en tout cas à l'universalité posée en sens universel de l'histoire...

Ce que tout exilé apprend par l'exil, et toujours trop tard, c'est le prix du lieu et du contexte; et la perte de sens irrémédiable qu'entraîne irrémédiablement la perte d'un lieu et d'un contexte donnés (sanctuaire, ville, pays, langue, communauté, religion, "réseau") -- quoi que vaille par ailleurs le déplacement.

אֵיךְ--נָשִׁיר אֶת-שִׁיר-יְהוָה עַל אַדְמַת נֵכָר

Comment chanterions-nous le chant de Yhwh sur une terre étrangère ? (Psaume cxxxvii, 4)

Et pourtant: que cela justement soit traduisible, d'un lieu à l'autre, d'une langue à l'autre, d'un peuple à l'autre, d'une religion à l'autre, bien que cela n'ait aucun sens la plupart du temps; que cela se remette à en avoir, du sens, un autre et cependant le même, à la énième comme à la première délocalisation; que ce qui n'est nullement adaptable ni recontextualisable "en tout lieu et en tout temps" s'adapte et se recontextualise, se réapproprie de la façon à la fois la plus impropre et la plus authentique du monde, à chaque expropriation, tel est le mystère de communication télégraphique et différée, à livre ouvert, de l'écriture de l'exil; où les exilés de tous les pays, de tous les transits et de toutes les résidences plus ou moins surveillées se font signe les uns aux autres par-dessus la tête de leurs hôtes, hospitaliers ou hostiles; qui n'y entravent rien. Mystère qui n'est en aucun cas celui d'une fondation -- ni d'une "religion", ni d'un "Etat", encore moins de quelque machin à vocation universelle.

Il y a une conséquence théologique de tout cela qui est rarement tirée, par où l'ancien paradigme n'en finirait pas de hanter le nouveau. Elle pourrait se poser comme une question: les exilés de Juda ont-ils, dans leur exil, "servi d'autres dieux" comme l'annonçaient les malédictions de l'alliance ? Ils sont bel et bien revenus de leur exil avec un dieu autre que celui qu'ils avaient laissé en partant, malgré la continuité du nom (qui d'ailleurs allait très vite devenir problématique). La mutation de Yahvé dieu-parmi-les-autres en Dieu unique et universel (qui a pour ainsi dire  "mangé" tous les dieux pour dénoncer ensuite leur inexistence) passe aussi par cette "apostasie" de l'exil qui va (ré-)écrire l'histoire. La tradition, du passé à l'avenir, et la traduction comme translation d'une langue et d'un lieu à l'autre, impliquent la trahison, qui  ne laisse pas d'être fautive parce qu'elle est fatale, Comme la bénédiction la malédiction. 

P.S.: ce qui m'a ramené à ces textes anciens, c'est la lecture aujourd'hui de ce que j'appellerais des "textes d'exil" contemporains (http://etrechretien.discutforum.com/t727p45-le-fondamentalisme#12532):; entre guillemets car il ne s'agit pas de "vrais exils" -- Dieu sait que la littérature contemporaine ne manque pas de textes d'exil, au sens propre. Plutôt textes d'ex-, d'ex-Témoins-de-Jéhovah ou d'ex-évangéliques en l'occurrence (comme je suis l'un et l'autre, entre autres, prière de ne voir dans ces "étiquettes" aucune marque de condescendance); chargés de sentiments contradictoires: d'amertume, de fierté et de nostalgie: d'espoirs ou de rêves de continuité ou de postérité, de revanche ou de reconquête, ou d'adaptation et d'oubli, et de désespoir plus ou moins lucide de tout retour au même. Il y a toujours un peu d'exil dans l'ex-.

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18 avril 2012 3 18 /04 /avril /2012 12:11

c'est l'impensé qui donne à penser

                                   suivant la pensée

                    ou la précédant

                                   comme son ombre

                                            qu'elle-même génère

                                                               et régénère

                                                                   engendre

                                                                   et enfante

                                                                                           hermaphrodite

                                                                                           parthénogénétique

                                                                                      de sa propre essence

                                                                                      de sa propre existence

                                                                                      de sa propre insistance

                                                                                      de sa propre persistance

                                                                                      de sa propre subsistance

                                                                                      de sa propre consistance

                                                                                      à se poser là

                                                                                  et à s'y tenir

                                                                                                        en corpus dogmatique

                                                                                                                            systématique

                                                                                                                            synthé(ma)tique

à midi

au zénith

à l'apogée

                    réduit(e) au maximum

            autrement dit au minimum 

                                                             à peine visible

                                                                                         de sa base

                                                                                         de son socle

                                                                                         de son fondement

                                                                                                                           occulte

                                                                                                                       et irréductible

au couchant

et au levant

                     étendu(e)

                     distendu(e)

                     démesuré(e)

                     disproportionné(e)

                                                         à contrechamp du spectacle théorique

                                                         dans le dos du spectateur

et d'un crépuscule à l'autre

entre soir et matin

                                  nocturne

                                  souverain(e)

                                                          préparant

                                  laborieux(se)

                                  industrieux(se)

                                  artificieux(se)

entre les rêves

      et les étoiles

                                                                                                  des restes du jour

                                                                                                 des reliefs de la veille  

                                                                                    l'étoffe

                                                                                    le pain

                                                                               ou le vin 

                                                                                                  du lendemain

                                                                                                  qui paraît-il aura soin de lui-même

 

Jusque dans

 (et juste devant

               dessous

           et derrière)

                               la "pensée du langage"

la langue

l'idiome

                demeura l'impensé(e).

                                                  

oὕτως ἐστὶν βασιλεία τοῦ θεοῦ ὡς ἄνθρωπος βάλῃ τὸν σπόρον ἐπὶ τῆς γῆς καὶ καθεύδῃ καὶ ἐγείρηται νύκτα καὶ ἡμέραν, καὶ σπόρος βλαστᾷ καὶ μηκύνηται ὡς οὐκ οἶδεν αὐτός. αὐτομάτη γῆ καρποφορεῖ, πρῶτον χόρτον, εἶτα στάχυν, εἶτα πλήρη[ς] σῖτον ἐν τῷ στάχυϊ. ὅταν δὲ παραδοῖ καρπός, εὐθὺς ἀποστέλλει τὸ δρέπανον, ὅτι παρέστηκεν θερισμός                                                                        

                                                                        

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 10:25

Le prophète

                                    le soi-disant vrai

                                    le prétendu faux

                                    pantin ridicule ou pitoyable

                               ou manipulateur sordide

                        disait pourtant la vérité

                                                                  toute négative qu'elle fût

                  et pas seulement la sienne

        quand il disait que ce n'était pas de lui-même

                                                            qu'il parlait

                                                                     clamait

                                                                     marmonnait

                                                                     vociférait

                                                                     vitupérait

                                                                     vaticinait

                                                                     chantait

                                                                     psalmodiait

                                                                     poétisait

                                                                     dansait

                                                                     transait

                                                                     gesticulait

                                                                     se dénudait

                                                                     se lacérait

                                                                     se scarifiait

                                                                     tombait les yeux ouverts

                                                                     hallucinait

                                                                     rêvait

                                                               ou écrivait

                            même s'il ne savait pas l'énergumène

et d'autant moins qu'il croyait savoir

                                                                 ce qu'il disait

                                                                    ni pour qui

                                                                   ou pour quoi

                                                                    en lieu de qui

                                                              ou à la place de quoi

                                                                          il parlait (etc.).

                                                                    

Ce qui tue les prophètes

                et la parole

                et le signe

                                    plus sûrement que le bon vouloir du prince

                                                                   ou le bon sens du peuple

                    c'est l'autorité de l'auteur

                                         ou de ses sources quand il les cite

  ou - pire ? - son originalité

                                                  qui à une signature

                                                         à un nom propre

                                                         à une intention

                                                             impute                       sans l'ombre d'un reste

                                                                           l'authenticité

                                                                           la paternité

                                                                       et la maternité

                                                                            le crédit

                                                                        et le débit

                                                                             le droit

                                                                         et la responsabilité 

                                                                                                             du dire et du dit

                                                                                                             du faire et du fait

                                                                                                             de l'écrire et de l'écrit

                                                                                                             du geste et de la geste..

La propriété intellectuelle aussi c'est le vol

                                                                    la captation au nom d'un seul

                                                                    le recel et le monnayage

                                                                                  de ce qui vient

                                                                                                             irrésistiblement

                                                                                                             de toutes parts

                                                                                                             par mille chemins

                                                                                         et qui s'il ne paraît ici

                                                                                                                paraîtra sans faute ailleurs

                                                                                                                                                    et pas beaucoup plus loin.

Ce qui parle quand on parle c'est d'abord une langue

                                                qui est toujours plus d'une 

                                                                           un corps

                                                 qui est toujours plus d'un

                                                                            un peuple

                                                               toujours plus d'un aussi

                                                                                                 et ses histoires à la dérive

                                                                                                                               de trahison en tradition

                                                                                                 et ses coutumes et ses techniques

                                                                              une terre et son ciel et sa mer

                                                                                               ou ses montagnes et ses collines

                                                                                                     ses torrents et ses rivières

                                                                                                     ses vents et ses forêts          

                                                                                                ou ses déserts

                                                                                                ou ses steppes

                                                                                                ou ses volcans

                                                                                                ou ses tremblements

                                                                                                et ses animaux domestiques et sauvages

                                                                                                et ses temps et ses saisons

                                                                                                     ses nuages et sa pluie ou sa neige

                                                                                                     ses tempêtes et ses orages

                                                                                                     son soleil et sa lune et ses étoiles

                                                                                  et ceux de ses voyages et de ses exils

                                                                                                de ses morts et de ses amours

                                                                                                de ses vengeances et de ses haines

                                                                                  et les ailleurs et les nulle part

                                                                                  et les jadis et les plus tard

                                                                                  et les dieux et les néants

                                                                                  et le non et l'absence

                                                                                                                          chaque fois d'un autre présent.

          Un seul sujet peut-être en fin de compte

mais des milliers de points de vue

                                                                qui ne nous demandent rien

                                                     sinon que de temps en temps

                                                                                                             nous leur rendions la parole.

 

ἐγὼ ἐλήλυθα ἐν τῷ ὀνόματι τοῦ πατρός μου καὶ οὐ λαμβάνετέ με: ἐὰν ἄλλος ἔλθῃ ἐν τῷ ὀνόματι τῷ ἰδίῳ, ἐκεῖνον λήμψεσθε. πῶς δύνασθε ὑμεῖς πιστεῦσαι, δόξαν παρὰ ἀλλήλων λαμβάνοντες καὶ τὴν δόξαν τὴν παρὰ τοῦ μόνου θεοῦ οὐ ζητεῖτε;

 

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16 avril 2012 1 16 /04 /avril /2012 09:38

où ça diffère

où ça change

où ça bouge

où ça remue

où ça joue

où ça donne

où ça prête

où ça échange

où ça mélange

où ça sépare

où ça rencontre

où ça affronte

où ça résiste

où ça insiste

où ça frotte

où ça frôle

où ça touche

où ça caresse

où ça déchire

où ça tranche

où ça fend

où ça perce

où ça craque

ou ça cède

où ça pénètre

où ça percute

où ça heurte

où ça casse

où ça passe

où ça coule

où ça afflue

où ça reflue

où ça conflue

ou ça use

où ça érode

où ça ronge

où ça coince

où ça retient

où ça bloque

où ça obstrue

où ça pète

où ça explose

où ça jaillit

où ça implose

où ça s'effondre

où ça tend

où ça lâche

où ça chauffe

où ça froidit

où ça arrête

où ça commence

où ça presse

où ça pulse

où ça compulse

où ça repousse

où ça refoule 

où ça fléchit

                                                     plutôt qu'ailleurs

sur l'épiderme

  de l'épiphénomène

à la surface du contact

au point d'impact

sur la ligne de force

                      de front 

                ou de faille

                                                    infailliblement

                                     il y aura

                                                    du possible

                                                    du sensible

                                                    du visible

                                                    de l'audible

                                                    du tangible

                                                    du viable

                                                    du passable

                                                    de l'utilisable

                                                    de l'exploitable

                                                    du combinable

                                                    du transformable

                                                    du pliable

                                                    de l'empilable

                                                    du constructible

                                                    de l'organisable

                                                    de l'habitable

                                                    du vivable

                                                    du mémorable

                                                    du réitérable

                                                    du reproductible

                                                    du représentable

                                                    du prévisible

                                                    du concevable

                                                    de l'observable

                                                    du nommable

                                                    de l'identifiable

                                                    du substantifiable

                                                    du mesurable

                                                    du nombrable

                                                    du calculable

                                                    du comptable

                                                    du lisible

                                                    de l'intelligible

                                                    du pensable

et au voisinage

dans les parages

      juste derrière

      juste à côté           

ou juste dessous

dans les premiers sous-sols

in superficiei subjecto

dans les creux

          les replis 

          les cavités

          les poches 

          les enclaves

          les anfractuosités 

                                                     des chambres d'écho

                                                     des caisses de résonance 

                                                     des salles de rétroprojection virtuelle

                                                     des théâtres d'ombres aux parois réfléchissantes

                                                     où                           sur fond d'étonnement

                                                                                                  de négation

                                                                                              et de question

                                                      ça se répliquera

                                                                                 plus d'une fois

                                                                                 dans plus d'un sens

                                                                                 mais d'abord à l'envers

                                                                                 puis à l'envers de l'envers

                                                                                      qui passera pour un endroit

                                                       ça se rejouera

                                                                                  tant bien que mal

                                                                                  en plaisir et en douleur

                                                                                  en sensation esthétique

                                                        ça se répétera

                                                                                  en désir et en peur 

                                                        ça se représentera

                                                                                 en technique anesthétique

                                                                                 en scène et en graphe

                                                                                 en chorégraphie

                                                                                 en dramaturgie

                                                                                 en musique 

                                                                                 en sculpture

                                                                                 en peinture

                                                                                 en langage

                                                                                 en rythme

                                                                                 en mythe

                                                                                 en vers

                                                                                 en rite

                                                                                 en idée

                                                                                 en savoir

                                                                                 en raison

                                                                                 en science

                                                                             et en conscience

 

wo Ich sprach, soll Es denken

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15 avril 2012 7 15 /04 /avril /2012 12:49

                    venir à la vérité

comme on vient à l'apparence

                              au jour

                              au soleil

                              au monde

                              -  non d'avoir été repéré

                                                            découvert

                                                            démasqué

                                                            débusqué

                                                            poursuivi

                                                            harcelé

                                                            traqué

                                                            serré

                                                   puis travaillé

                                                            taraudé

                                                            tenaillé

                                                                         par la question ordinaire

                                                                           de l'investigation policière

                                                                      ou de l'interrogation judiciaire

                                                        ni expulsé

                                                             poussé hors de son repaire

                                                                            par la terreur sourde de l'inconsistance

                                                                                                                   de la confusion

                                                                                                                   de la fausseté

                                                                                                                   de la solitude

                                                                                                                   de l'obscurité

                                                                                                                   de la vanité

                                                                                                                   du silence

                                                                                                                   de la mort

                                                                                                                   de la folie

                                                                                                                   du froid

                                                                                                                   du vide

                                    -  non plus par devoir 

                                                     ni par dette

                                                          parce qu'on la devrait la vérité

                                                                                                  à qui que ce soit

                                                                                                  aux autres en général

                                                                                                  à tel autre en particulier

                                                                                                  à quelque Dieu

                                                                                             ou à soi-même

ce sera toujours une reddition sans doute

mais alors comme on se rend

                                                         sans faute

                                                    et de bonne grâce 

                                      au lieu dit

                                   à l'heure dite

                   ni trop tôt ni trop tard

                                                         à un rendez-vous donné

                    depuis si longtemps                                fixé

     qu'on a bien failli le manquer

                                           -- à vous, j'avoue --

 

αὕτη δέ ἐστιν κρίσις, ὅτι τὸ φῶς ἐλήλυθεν εἰς τὸν κόσμον καὶ ἠγάπησαν οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον τὸ σκότος τὸ φῶς, ἦν γὰρ αὐτῶν πονηρὰ τὰ ἔργα. πᾶς γὰρ φαῦλα πράσσων μισεῖ τὸ φῶς καὶ οὐκ ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς, ἵνα μὴ ἐλεγχθῇ τὰ ἔργα αὐτοῦ: δὲ ποιῶν τὴν ἀλήθειαν ἔρχεται πρὸς τὸ φῶς, ἵνα φανερωθῇ αὐτοῦ τὰ ἔργα ὅτι ἐν θεῷ ἐστιν εἰργασμένα.

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14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 11:50

C'est une association incongrue de deux textes par une image que m'évoque depuis quelque temps la trajectoire ascendante puis descendante du personnage, admirablement caricatural, de N.S. -- initiales qui, dans un texte du XVIIIe siècle par exemple, eussent signifié "Notre Seigneur". En disant personnage, persona de scène publique et dramatique, tragique ou comiqueil va sans dire que je ne dis rien de l'éventuelle personne privée qui se cacherait ou non derrière, dedans, dessous ou tout à fait ailleurs. Et moins encore s'il se peut de "l'animal", ou du "corps", bref du "vivant" qui me semble encore dans la bête de scène comme chez tout un chacun le plus digne de respect et de compassion.

Dans le livre biblique de Daniel d'abord, le portrait à charge d'Antiochos IV Epiphane. Portrait antidaté par artiice de pseudépigraphie "apocalyptique", simili-prophétique, qui le décrit comme à l'avance en position (et en déposition) pénultième, avant-dernière, juste avant ce qui s'annonce (pour la première fois peut-être dans le judaïsme) comme une "fin des temps", avec l'avènement d'un "fils de l'homme" succédant à l'histoire humaine dépeinte comme succession de règnes animaux. C'est un prototype de l'abomination suprême qui, passé Antiochos (mais non la fin des temps), n'en finira plus de revenir, pour désigner tour à tour les "méchants au pouvoir" dans une histoire qui continue, de Pompée à Néron, avant de se fixer plus ou moins dans les archives du christianisme comme figure eschatologique de l'Antéchrist -- où il se chargera, en latin puis dans les langues romanes, d'une ambivalence supplémentaire: c'est un anti-Christus, un négatif ou un symétrique du Christ, et un ante-Christus, qui doit venir avant que le Christ (re-)vienne.

Le texte "original" (Daniel, viii, 23ss) mérite d'être relu:

וּבְאַחֲרִית מַלְכוּתָם
כְּהָתֵם הַפּשְׁעִים
יַעֲמד מֶלֶךְ עַז-פָּנִים וּמֵבִין חִידוֹת
וְעָצַם כּחוֹ וְלא בְכחו
וְנִפְלָאוֹת יַשְׁחִית
וְהִצְלִיחַ וְעָשָׂה
וְהִשְׁחִית עֲצוּמִים
וְעַם-קְדשִׁים
וְעַל-שִׂכְלוֹ
וְהִצְלִיחַ מִרְמָה בְּיָדו
וּבִלְבָבוֹ יַגְדִּיל
וּבְשַׁלְוָה יַשְׁחִית רַבִּים
וְעַל שַׂר-שָׂרִים יַעֲמד
בְאֶפֶס יָד יִשָּׁבֵר

A la fin de leur règne,
lorsque les transgresseurs auront comblé la mesure,
un roi insolent et retors (litt. comprenant les énigmes) se dressera.
Sa puissance (sa force) s'affermira, mais ce ne sera pas par sa propre force;
il causera des destructions inouïes (merveilleuses, admirables, étonnantes),
réussira dans ses entreprises
et détruira les puissants
et le peuple des saints.
Par son habileté,
la tromperie lui réussira,
il aura de l'arrogance dans le coeur,
et en pleine paix, il détruira une multitude de gens;
il se dressera contre le Prince des princes,
mais il sera brisé, sans l'action d'aucune main.

 

A plus de deux millénaires d'intervalle, dans son anti-christianisme hanté par la duplicité démultipliée de l'anti-anté-christ, Nietzsche -- ou Zarathoustra -- brosse un portrait étrangement comparable; celui-ci n'est pas à chercher là où il nomme l'Antichrist, mais juste avant: juste avant l'Uebermensch qui est aussi christique malgré qu'il en ait (der römische Cäsar mit Seele Christi), cet anti- et anté-surhumain se présente comme le dernier homme (der letzte Mensch). Cela aussi mérite d'être relu (p. ex. Zarathoustra, Prologue, v):

Als Zarathustra diese Worte gesprochen hatte, sahe er wieder das Volk an und schwieg. „Da stehen sie“, sprach er zu seinem Herzen, „da lachen sie: sie verstehen mich nicht, ich bin nicht der Mund für diese Ohren.
Muss man ihnen erst die Ohren zerschlagen, dass sie lernen, mit den Augen hören? Muss man rasseln gleich Pauken und Busspredigern? Oder glauben sie nur dem Stammelnden?
Sie haben Etwas, worauf sie stolz sind. Wie nennen sie es doch, was sie stolz macht? Bildung nennen sie’s, es zeichnet sie aus vor den Ziegenhirten.
Drum hören sie ungern von sich das Wort „Verachtung“. So will ich denn zu ihrem Stolze reden.
So will ich ihnen vom Verächtlichsten sprechen: das aber ist der letzte Mensch.“
Und also sprach Zarathustra zum Volke:
Es ist an der Zeit, dass der Mensch sich sein Ziel stecke. Es ist an der Zeit, dass der Mensch den Keim seiner höchsten Hoffnung pflanze.
Noch ist sein Boden dazu reich genug. Aber dieser Boden wird einst arm und zahm sein, und kein hoher Baum wird mehr aus ihm wachsen können.
Wehe! Es kommt die Zeit, wo der Mensch nicht mehr den Pfeil seiner Sehnsucht über den Menschen hinaus wirft, und die Sehne seines Bogens verlernt hat, zu schwirren!
Ich sage euch: man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können. Ich sage euch: ihr habt noch Chaos in euch.
Wehe! Es kommt die Zeit, wo der Mensch keinen Stern mehr gebären wird. Wehe! Es kommt die Zeit des verächtlichsten Menschen, der sich selber nicht mehr verachten kann.
Seht! Ich zeige euch den letzten Menschen.
„Was ist Liebe? Was ist Schöpfung? Was ist Sehnsucht? Was ist Stern?“ — so fragt der letzte Mensch und blinzelt.
Die Erde ist dann klein geworden, und auf ihr hüpft der letzte Mensch, der Alles klein macht. Sein Geschlecht ist unaustilgbar, wie der Erdfloh; der letzte Mensch lebt am längsten.
„Wir haben das Glück erfunden“ — sagen die letzten Menschen und blinzeln.
Sie haben die Gegenden verlassen, wo es hart war zu leben: denn man braucht Wärme. Man liebt noch den Nachbar und reibt sich an ihm: denn man braucht Wärme.
Krankwerden und Misstrauen-haben gilt ihnen sündhaft: man geht achtsam einher. Ein Thor, der noch über Steine oder Menschen stolpert!
Ein wenig Gift ab und zu: das macht angenehme Träume. Und viel Gift zuletzt, zu einem angenehmen Sterben.
Man arbeitet noch, denn Arbeit ist eine Unterhaltung. Aber man sorgt, dass die Unterhaltung nicht angreife.
Man wird nicht mehr arm und reich: Beides ist zu beschwerlich. Wer will noch regieren? Wer noch gehorchen? Beides ist zu beschwerlich.
Kein Hirt und Eine Heerde! Jeder will das Gleiche, Jeder ist gleich: wer anders fühlt, geht freiwillig in’s Irrenhaus.
„Ehemals war alle Welt irre“ — sagen die Feinsten und blinzeln.
Man ist klug und weiss Alles, was geschehn ist: so hat man kein Ende zu spotten. Man zankt sich noch, aber man versöhnt sich bald — sonst verdirbt es den Magen.
Man hat sein Lüstchen für den Tag und sein Lüstchen für die Nacht: aber man ehrt die Gesundheit.
„Wir haben das Glück erfunden“ — sagen die letzten Menschen und blinzeln. —
Und hier endete die erste Rede Zarathustra’s, welche man auch „die Vorrede“ heisst: denn an dieser Stelle unterbrach ihn das Geschrei und die Lust der Menge. „Gieb uns diesen letzten Menschen, oh Zarathustra, — so riefen sie — mache uns zu diesen letzten Menschen! So schenken wir dir den Übermenschen!“ Und alles Volk jubelte und schnalzte mit der Zunge. Zarathustra aber wurde traurig und sagte zu seinem Herzen:
Sie verstehen mich nicht: ich bin nicht der Mund für diese Ohren.
Zu lange wohl lebte ich im Gebirge, zu viel horchte ich auf Bäche und Bäume: nun rede ich ihnen gleich den Ziegenhirten.
Unbewegt ist meine Seele und hell wie das Gebirge am Vormittag. Aber sie meinen, ich sei kalt und ein Spötter in furchtbaren Spässen.
Und nun blicken sie mich an und lachen: und indem sie lachen, hassen sie mich noch. Es ist Eis in ihrem Lachen.

Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut, puis il dit à son cœur : « Les voilà qui se mettent à rire ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Faut-il d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme les cymbales et les prédicateurs de carême ? Ou n’ont-ils foi que dans les bègues ?
Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils le nomment civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers.
C’est pourquoi ils n’aiment pas, quand on parle d’eux, entendre le mot de « mépris ». Je parlerai donc à leur fierté.
Je vais donc leur parler de ce qu’il y a de plus méprisable : je veux dire le dernier homme. »
Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple :
Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son  désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
« Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.  
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
« Autrefois tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. —
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi « le prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.
Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres.
Et les voilà qui me regardent et qui rient : et tandis qu’ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire. »

 

Sans doute l'antéchrist résurgent et le dernier homme interminable s'opposent-ils sur bien des points. Celui-là est d'abord individuel (bien qu'il ait plus d'une fois été pris dans un sens collectif au cours de l'histoire de l'exégèse chrétienne, cf. déjà 1 Jean) et celui-ci explicitement collectif (bien que dépeint sous des traits individuels); celui-là est aussi ostensiblement autocratique que celui-ci est démocratique -- mais l'un et l'autre sont également anti-aristocratiques. Ils ont en commun une pragmatique de l'ignoble, une tactique de l'abjection, une haine viscérale de toute grandeur -- "sainteté" ou "idéal" -- opposable à leur propre enflure, à laquelle leur démesure puisse se mesurer. Et cela leur réussit à merveillependant un temps: ils sont populaires parce qu'ils représentent, médiatisent, magnifient et "décomplexent" la médiocrité et ses astuces*. Ils offrent au "peuple", ou faute de peuple aux "gens" (people), une image agrandie mais identique, disproportionnée mais proportionnelle à celle qu'ils ont d'eux-mêmes, et comme une opportunité (une possibilité et une aubaine) d'élever cette image telle qu'elle est, sans transformation ni transfiguration, de la honte à la suffisance. La même force du dégoût de soi qui les porte au triomphe les précipite ensuite irrésistiblement, dès lors que l'image de l'abomination, érigée sur un piédestal, n'en apparaît que plus insupportable.

 

(* A propos d'astuce, je suis depuis longtemps fasciné par un élément qui me paraît oscillant dans la pensée nietzschéenne, à savoir le rapport de l'intelligence, en particulier comme ruse du faible, à la puissance du fort. Il me semble en effet que la ruse est tantôt placée du "côté" de la puissance, comme une de ses modalités légitimes, et tantôt opposée à elle, comme un "mauvais coup" collectif des "faibles" dont il faudrait prémunir et même protéger le "fort". Si par ruse la faiblesse l'emporte sur la force, est-elle encore faible ? On ne peut même pas dire que ce soit un impensé de la part de Nietzsche, car j'ai le souvenir que dans un passage au moins de ses fragments -- dont je n'ai malheureusement pas noté la référence -- il marque une hésitation tout à fait consciente et explicite sur ce point qui me paraît critique, ou décisif.)  

 

Revenons à notre petite élection française. Tout le monde ou presque est d'accord là-dessus: sauf inversion de tendance in extremis, elle ne couronnera pas la victoire d'une quelconque "volonté de changement" mais satisfera un besoin profond et quasi irrépressible de rejet et d'évacuation. On aurait tort de le mépriser ou de le sous-estimer, ce besoin, sous prétexte qu'il est négatif -- il est aussi et ainsi cathartique. L'antisarkozysme est un anti-sme particulièrement opiniâtre, dont la ténacité tient à la nature du sarkozysme qui l'a précédé et engendré, même s'il le dépasse de beaucoup en intensité. Il s'est retenu et accumulé avant de se lâcher, comme une purge à purger. Ça fera du bien, ça soulagera, on se sentira mieux après, même si ça ne devait rien changer d'autre.
Et si la katharsis ne se produit pas, ça ne manquera pas d'intérêt non plus: mais en plus explosif et en plus incontrôlable. Cela dit, et bien que l'explosion en soi ne soit pas pour me déplaire, je ne suis pas partisan d'une politique du pire, aussi parce que je ne suis pas convaincu qu'ici et maintenant elle servirait à grand-chose.

 

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13 avril 2012 5 13 /04 /avril /2012 14:11

la prochaine fois promis juré

nous y réfléchirons à deux fois

avant d'apprendre

                                   à lire

                                   à écrire

                               et à compter

                                    à parler

                               et à répéter

                                    à dessiner

                                et à reproduire

                                    à découvrir

                                    à inventer

                                et à imiter 

mais cette fois-ci tant qu'on y pense

il faudrait songer

                                à laisser                                là

                                                                                quelque part

                                                                                dans la nature

                                                                                mais bien en vue

                                                                                qu'on ne puisse pas le rater

                                                  quelque chose

                                                  une trace

                                                  une marque

                                                  un signe peut-être mais alors clair

                                                                                                         évident

                                                                                                         explicite

                                                                                                         univoque

                                                                                                         indubitable

                                                                   qui dise vraiment ce qu'il veut dire

                                                                                                    sa vérité

                                                                                           toute sa vérité

                                                                                      rien que sa vérité

                                                               et qui le signifie tout seul

                                                               comme un signal automatique

                                                                                            et autonome

                                                                                                qui ne dépendrait d'aucun système

                                                                                                                                 d'aucun langage

                                                                                                                                 d'aucun contexte                               

                                                                                                                                 d'aucun code

                                                                                                                                 d'aucun jeu

                                                                                                 qui se passerait d'interprétation

                                                                                                    et ne souffrirait ni question

                                                                                                                                ni contradiction

                                                    un icone si vous voulez mais efficace

                                                                                                          autoritaire

                                                                                                          performatif

                                                                                                          apodictique

                                                                                                          péremptoire

               en lui-même et par lui-même

                                                                      assez dissuasif

                                                                      assez répulsif

                                                                      assez hideux

                                                                      assez odieux

                                                                                  pour nous passer à coup sûr l'envie de recommencer

                                                     un pense-bête en somme

                                                                                 qui nous rappelle à temps

                                                                                                   de ne surtout pas

                                                                                                               sous aucun prétexte

                                                                                                                                      nous souvenir   

וְלא תִזָּכַרְנָה הָרִאשׁנוֹת וְלא תַעֲלֶינָה עַל-לֵב (Isaïe, lxv, 17)

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12 avril 2012 4 12 /04 /avril /2012 13:11

Parmi les artifices d'écriture récurrents qui font le charme (et la "grâce" innocente et la "pharmacie" savamment élaborée) des textes "johanniques" (j'entends par là l'Evangile et les épîtres dits "de saint Jean"), il en est un que même les lecteurs les plus distraits du Nouveau Testament n'ont pu manquer de remarquer, et que je pourrais baptiser pour être tout à fait pédant "paradoxe métaphorique de commutativité spatiale" ou un peu plus simplement "paradoxe d'inclusion réciproque". A savoir la structure réversible, mais non réductible, du renversement  "X EN Y ET Y EN X" ("Je suis dans le Père et le Père est en moi", "je suis en vous et vous êtes en moi", et ainsi de suite).

Je trouve cette combinaison, dans sa simplicité et sa complexité simultanées*, littéralement fascinante, par le faisceau de multiplicité qu'elle noue en son point de convergence et de divergence. Elle joue et déjoue à la fois* la logique et l'imagination.

Non pas simple contradiction logique (comme "système de propositions", elle se vérifierait à la limite si X = Y, à condition de définir par convention l'inclusion comme inclusive de l'identité; mais alors le "problème" perdrait tout son intérêt et cette perte même reconduirait de sa "solution" à son "énoncé" -- si c'est ça qu'il voulait dire, que ne l'a-t-il pas dit ?); non pas simple inconcevable ou inimaginable mais convoquant des représentations (figures, analogies, métaphores, comparaisons, paraboles) incompatibles entre elles -- quand même le "dedans" et le "dehors", la "partie" et le "tout" ne seraient séparés que par l'épaisseur réelle ou la non-épaisseur idéale d'un trait.

De cela tout a été dit, sans doute. J'y reviens quand même à partir d'une discussion, semi-privée et semi-publique (les traces publiques, quoique discrètes, s'en trouvent ici: http://etrechretien.discutforum.com/t655-recherches-jean-11#12471), sur le jeu d'un certain "être" (eimi) et d'un certain "devenir" (ginomai) dans le Prologue de l'Evangile selon Jean. Parce que me trotte dans la tête une question (privée) à laquelle je n'ai pas répondu: l'"être" dans ce cas s'oppose-t-il au "devenir" comme le "statique" au "dynamique", comme le "solide" au "fluide" ? Elle ne me lâche pas, cette question, que je ne réponde: NON, et même: AU CONTRAIRE. DANS UN SENS. Et que cette réponse n'entraîne aussitôt dans son sillage toute sorte d'images contradictoires quant au dedans et au dehors (p. ex. l'être-divin dans le devenir-des-choses comme la sève dans l'arbre ou le devenir-des-choses dans l'être-divin comme le poisson dans l'eau, vive de préférence). Et que je ne remarque, après coup, comment dans le Prologue même le jeu de "l'être" et du "devenir" se prend à celui du "dehors" et du "dedans": le "devenir" s'inscrivant tantôt dans l'"être" et tantôt l'"être" dans le "devenir", empêchant le mouvement du texte de s'arrêter sur une image fixe, et faisant échouer toute tentative de définition définitive ou de dé-termination d'aucun de ses termes (non seulement des noms comme qeoV ou logoV, des verbes aussi comme eimi ou ginomai).

Ἐν ἀρχῇ ἦν λόγος, καὶ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν λόγος. οὗτος ἦν ἐν ἀρχῇ πρὸς τὸν θεόν.
πάντα δι' αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἕν. γέγονεν ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν, καὶ ζωὴ ἦν τὸ φῶς τῶν ἀνθρώπων: καὶ τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει, καὶ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν. Ἐγένετο ἄνθρωπος ἀπεσταλμένος παρὰ θεοῦ, ὄνομα αὐτῷ Ἰωάννης: οὗτος ἦλθεν εἰς μαρτυρίαν, ἵνα μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός, ἵνα πάντες πιστεύσωσιν δι' αὐτοῦ. οὐκ ἦν ἐκεῖνος τὸ φῶς, ἀλλ' ἵνα μαρτυρήσῃ περὶ τοῦ φωτός. ην τὸ φῶς τὸ ἀληθινόν, φωτίζει πάντα ἄνθρωπον, ἐρχόμενον εἰς τὸν κόσμον. ἐν τῷ κόσμῳ ἦν, καὶ κόσμος δι' αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ κόσμος αὐτὸν οὐκ ἔγνω. εἰς τὰ ἴδια ἦλθεν, καὶ οἱ ἴδιοι αὐτὸν οὐ παρέλαβον. ὅσοι δὲ ἔλαβον αὐτόν, ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα θεοῦ γενέσθαι, τοῖς πιστεύουσιν εἰς τὸ ὄνομα αὐτοῦ, οἳ οὐκ ἐξ αἱμάτων οὐδὲ ἐκ θελήματος σαρκὸς οὐδὲ ἐκ θελήματος ἀνδρὸς ἀλλ' ἐκ θεοῦ ἐγεννήθησαν. Καὶ λόγος σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν, καὶ ἐθεασάμεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς μονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. Ἰωάννης μαρτυρεῖ περὶ αὐτοῦ καὶ κέκραγεν λέγων, Οὗτος ἦν ὃν εἶπον, ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν. ὅτι ἐκ τοῦ πληρώματος αὐτοῦ ἡμεῖς πάντες ἐλάβομεν, καὶ χάριν ἀντὶ χάριτος: ὅτι νόμος διὰ Μωϋσέως ἐδόθη, χάρις καὶ ἀλήθεια διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἐγένετο. θεὸν οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε: μονογενὴς θεὸς ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο.

[Légende du coloriage: en rouge le verbe "être" (eimi), en vert le verbe "devenir" (ginomai), en bleu les prépositions de lieu (au "propre" ou au "figuré") indiquant une inclusion ou une intériorité (en), une approche ou une pénétration (proV, eiV),  en jaune celles qui indiquent une exclusion ou une extériorité (xwriV), un éloignement ou une provenance (ek, para). Où l'on remarque, pour s'en tenir aux premières lignes, que l'"être" s'inscrit d'abord dans quelque chose qui revêt de ce fait un caractère "spatial", mais qui est aussi "temporel" puisque cela s'appelle le "commencement" (arch), puis qu'il "devient" à son tour quelque chose comme un cadre extérieur puisque le "devenir" advient en lui, puis qu'il se réinscrit dans le "devenir" comme "lumière" dans les "ténèbres", comme "vie" dans "les humains"  ou comme λόγος dans le "monde" (kosmoV), etc.]

* J'ai employé les mots "simultané(es)" et "à la fois"; un scrupule m'y a ramené. Je les ai maintenus parce que je crois qu'il y a bien quelque chose de quasiment ponctuel et instantané dans l'effet produit par la succession ou la juxtaposition de deux propositions réciproques dont la réciprocité ne va pas de soi -- quelque chose de comparable à ce qui se produit à la "chute" inattendue d'un récit ou à la "pointe" d'une parabole. Un effet d'illumination soudaine, d'apparition ou d'épiphanie, de révélation ou de dévoilement d'un sens supplémentaire, ici d'un tiers sens qui n'était ni celui de la première proposition ni celui de la seconde, mais qui jaillit de leur rapprochement ou de leur (quasi) coïncidence. N'empêche que cet instant même n'est pas sans durée, ni sa ponctualité sans épaisseur. Et surtout qu'il n'arrive qu'au terme ou au bout d'un processus "temporel" -- même à supposer l'ordre des propositions indifférent, il faut avoir entendu ou lu d'abord l'une, puis l'autre, pour que la réaction (de précipitation par exemple) se produise. Et il faudra encore, "en aval" de cet "instant", du temps et de l'espace réel ou virtuel, pour en dégager et en tirer, comme on dit fort bien, toutes les conséquences "logiques" et "imaginaires", les développer et les déployer jusqu'à éprouver les "problèmes" qu'elles posent ou les "apories" qu'elles impliquent.

On retrouve ici le problème classique de "l'étendue" (au sens cartésien par exemple) -- qui n'en est un que pour autant qu'on présuppose la "pensée" (le cogito, ou le λόγος en un autre sens qui n'est pas tout à fait autre) radicalement hétérogène (sinon transcendante) à toute "réalité", à tout ce qui se donne comme ob-jet (à la "pensée", précisément) sous les espèces ou les catégories du "temps" et de l'"espace". Préjugé répandu et profondément enraciné, rien d'autre qu'un préjugé cependant. "Hors" du "temps" et de l'"espace" (un tel "hors" ou "fors" ne se pensant évidemment pas sans trahir à la fois, ou successivement, la temporalité, par voie de spatialisation, et la spatialité, par extase aporétique d'elle-même: comment sortir du temps, sinon dans un "espace", et de l'espace, sinon -- encore -- dans un espace-hors-de-l'espace ?), pas plus de "pensée" que de parole, de musique ou de re-présentation, conceptuelle, théâtrale ou graphique.... Mais que sur la scène graphique une re-présentation du mouvement, une cinématographie donc, soit possible, fût-ce par artifice (scéno-)graphique, c'est le petit miracle technique du spectacle, autrement dit de la théorie.

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