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4 février 2014 2 04 /02 /février /2014 16:46

Enfant, pour s'endormir -- pour s'endormir ? n'était-ce pas plutôt, en s'endormant, pour ne pas s'endormir ? la tournure anglaise (e.g. crying oneself asleep), décidément, lui manquait à ce point, qui disait tellement mieux la séquence sans finalité, ou la finalité sans intention -- il se racontait, se projetait, mentalement,et cinématographiquement, des aventures dont il était le héros, souvent tragique, toujours grandiose. A l'adolescence elles avaient naturellement pris un tour érotique, où il s'agissait autant de conquérir que de sauver quelque belle. La mort héroïque, le martyre par exemple, ne s'en invitait pas moins volontiers à la fin, heureuse cependant, quand du moins l'histoire arrivait jusque-là.

La prière, sans doute, avait un temps remplacé cette habitude: oraison toute verbale en l'occurrence, à peu près dépourvue d'image et de récit, elle aussi tendait à se perdre dans les sables du sommeil -- pourvu évidemment que cela n'en fût pas l'objectif, dès lors blasphématoire et de surcroît rédhibitoire (self-defeating).

Toujours est-il qu'avec la première jeunesse le goût, et sans doute aussi la faculté de la fiction auto-narrative, lui avaient passé. Ce qui lui en était resté, ou revenu, aux mêmes heures et sur un mode comparable, comme un symptôme littéralement clinique, ne faisait plus récit:  brefs fantasmes animés, bribes d'action, gestes, scènes ou plans dont la re-présentation consentie, sinon tout à fait volontaire, avait encore hanté ici et là son endormissement.

Sa mort, son mort plutôt, son cadavre, y avait longtemps tenu la place centrale -- toujours inactuel, immaîtrisable et pré-occupant, paradoxalement intéressant comme le sommeil lui-même, objet par excellence de la fantaisie narcissique. Il s'était d'ailleurs étonné, en lisant le journal intime de Kafka, de constater combien le secret morbide pouvait être commun, jusque dans la forme.

Décapitation, éventration, éviscération, écorchement, dévoration, écartèlement, démembrement, pendaison ascendante élaguant le corps à force de lui faire traverser des plafonds successifs, carcasse vidée, nettoyée et fendue comme celle d'un bœuf à l'abattoir; images violentes assurément, obscènes, évocatrices d'Artaud ou de Bacon, exemptes pourtant de toute angoisse (contrairement au cauchemar d'être enterré vivant, qui l'avait tourmenté dans sa petite enfance) et de toute excitation (les images proprement sexuelles, rarement spontanées, étaient plus classiques), étrangement apaisantes. Plus tard, il avait connu de confortables ensevelissements, où il se retournait pour s'endormir (l'intention y était alors plus claire) sous une douillette couverture de collines verdoyantes; puis de lentes expansions cosmiques et végétales, où il poussait racines et rameaux en tous sens, vers les profondeurs sombres ou lumineuses de la terre et du ciel. Sur la fin, comme il l'avait noté autrefois de rêves érotiques, ce n'était plus vraiment de lui qu'il s'agissait: il peignait (de peigner, avait-il voulu dire, encore que la peinture convoquée par l'homographie n'y fût pas plus incongrue) doucement, tendrement, une sorte de longue chevelure souple, ramifiée, ondoyante et immatérielle rayonnant à l'infini, singularité sans nombre et sans nom qui défiait l'identification; était-ce lui, Dieu, le monde, le chaos, l'être, la vie, la nature, l'âme ? La question ne s'y posait plus.

*

*           *

Il se souvint, curieusement à ce point, que dans le fameux passage de la Première épître de saint Paul aux Corinthiens consacré à la "résurrection",  c'était la "métaphore" végétale, celle des semailles et de la germination, qui assurait au moment critique de la démonstration la relève et la transition diversifiée de la mort de l'"animal" à la "vie" d'un "spirituel" en quelque sorte "théo-cosmo-somatique" -- dieu, monde et corps, unique et multiple, différenciés. 

Ἀλλὰ ἐρεῖ τις, Πῶς ἐγείρονται οἱ νεκροί; ποίῳ δὲ σώματι ἔρχονται; ἄφρων, σὺ σπείρεις οὐ ζῳοποιεῖται ἐὰν μὴ ἀποθάνῃ: καὶ σπείρεις, οὐ τὸ σῶμα τὸ γενησόμενον σπείρεις ἀλλὰ γυμνὸν κόκκον εἰ τύχοι σίτου τινος τῶν λοιπῶν: δὲ θεὸς δίδωσιν αὐτῷ σῶμα καθὼς ἠθέλησεν, καὶ ἑκάστῳ τῶν σπερμάτων ἴδιον σῶμα. οὐ πᾶσα σὰρξ αὐτὴ σάρξ, ἀλλὰ ἄλλη μὲν ἀνθρώπων, ἄλλη δὲ σὰρξ κτηνῶν, ἄλλη δὲ σὰρξ πτηνῶν, ἄλλη δὲ ἰχθύων. καὶ σώματα ἐπουράνια, καὶ σώματα ἐπίγεια: ἀλλὰ ἑτέρα μὲν τῶν ἐπουρανίων δόξα, ἑτέρα δὲ τῶν ἐπιγείων. ἄλλη δόξα ἡλίου, καὶ ἄλλη δόξα σελήνης, καὶ ἄλλη δόξα ἀστέρων: ἀστὴρ γὰρ ἀστέρος διαφέρει ἐν δόξῃ. Οὕτως καὶ ἀνάστασις τῶν νεκρῶν. σπείρεται ἐν φθορᾷ, ἐγείρεται ἐν ἀφθαρσίᾳ: σπείρεται ἐν ἀτιμίᾳ, ἐγείρεται ἐν δόξῃ: σπείρεται ἐν ἀσθενείᾳ, ἐγείρεται ἐν δυνάμει: σπείρεται σῶμα ψυχικόν, ἐγείρεται σῶμα πνευματικόν. εἰ ἔστιν σῶμα ψυχικόν, ἔστιν καὶ πνευματικόν. οὕτως καὶ γέγραπται, Ἐγένετο πρῶτος ἄνθρωπος Ἀδὰμ εἰς ψυχὴν ζῶσαν: ἔσχατος Ἀδὰμ εἰς πνεῦμα ζῳοποιοῦν. ἀλλ' οὐ πρῶτον τὸ πνευματικὸν ἀλλὰ τὸ ψυχικόν, ἔπειτα τὸ πνευματικόν. πρῶτος ἄνθρωπος ἐκ γῆς χοϊκός, δεύτερος ἄνθρωπος ἐξ οὐρανοῦ. οἷος χοϊκός, τοιοῦτοι καὶ οἱ χοϊκοί, καὶ οἷος ἐπουράνιος, τοιοῦτοι καὶ οἱ ἐπουράνιοι: καὶ καθὼς ἐφορέσαμεν τὴν εἰκόνα τοῦ χοϊκοῦ, φορέσομεν καὶ τὴν εἰκόνα τοῦ ἐπουρανίου.
Mais quelqu'un dira: Comment les morts se (re)lèvent-ils (ou: s'éveillent-ils, se réveillent-ils, ressuscitent-ils) ? Avec quelle sorte de corps viennent-ils ? Ô imbécile, ce que, toi, tu sèmes, n'est pas rendu à la vie que d'abord il ne meure. Quant à ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps à venir que tu sèmes mais un grain nu, de blé peut-être ou d'autre chose; mais le dieu lui donne un corps comme il l'a voulu, et à chacune des semences son corps propre. Toute chair n'est pas même chair: autre celle des hommes, autre celle du bétail, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons; et des corps célestes et des corps terrestres, mais différente la gloire des célestes, différente celle des terrestres: autre la gloire du soleil, autre la gloire de la lune, autre la gloire des étoiles, et même une étoile diffère en gloire d'une autre étoile. Ainsi de la résurrection des morts: semé en pourriture, (re)levé impérissable; semé dans le déshonneur, (re)levé en gloire; semé en faiblesse, (re)levé en puissance; semé corps animal (psychique, "naturel"), relevé spirituel (pneumatique). S'il y a un corps animal (psychique, "naturel"), il y en a aussi un spirituel (pneumatique). Ainsi qu'il est écrit, Le premier homme, Adam, est devenu âme (= "être") vivante, le dernier Adam, lui, esprit vivifiant. Mais le premier, ce n'est pas le spirituel mais l'animal; ensuite le spirituel. Le premier homme est de la terre, de la poussière, le second homme du ciel; tel celui qui est de poussière, ceux qui sont de poussière, tel le céleste, les célestes; et comme nous avons porté l'image de celui qui est de poussière, nous porterons l'image du céleste. (xv, 35-49).
 

Remarquable privilège, étrange et naturel à la fois lui semblait-il, du végétal, moins visiblement mobile et individuel que "l'animal" (les langues et le corpus "bibliques" en général ne le qualifiaient pas même de vivant, ne lui prêtaient pas en tout cas la npš-yuch-anima commune aux "animaux" et aux "hommes", ils appelaient plus volontiers "viv(ant)e" l'eau courante), que de devenir le véhicule par excellence de "la vie", de sa continuité et de sa transformation, à l'endroit même où la mort et le cadavre (swma, ptwma) s'imposaient comme le symptôme évident de sa discontinuité -- solution de continuité, en somme, au sens et à contresens de la formule. Tout se passait comme si, là où l'on pensait et disait "le vivant", participe substantivé, on voyait plutôt "l'animal", et là où l'on pensait et disait "la vie" (c.-à-d. le vivre, le verbe dont participe le participe), plutôt le végétal, plante, arbre (de Gilgamesh xi ou de Genèse ii-iii aux arborescences généalogiques de l'évolution du vivant dans la paléontologie moderne) -- et toujours, par-delà, les "éléments" classiques (stoiceia), eau, feu, terre, air ("esprit", souffle et vent), chacun à sa manière principe de destruction et de transformation. Fallait-il rappeler qu'en grec la nature (jusiV) était une métonymie du végétal (de juw, le verbe de la croissance des plantes), à la différence du latin (natura) qui la rapportait à la "naissance" des vivipares ?

http://oudenologia.over-blog.com/article-exotropie-un-peu-louche-87648171.html

Le texte "paulinien" immédiatement en rappelait un autre, "johannique", qui convoquait sensiblement au même lieu et à la même fonction (de transition ou de passage) la même image, quoiqu'il n'y fût pas question de "résurrection", ou alors dans un "sens" à première vue assez différent:

δὲ Ἰησοῦς ἀποκρίνεται αὐτοῖς λέγων, Ἐλήλυθεν ὥρα ἵνα δοξασθῇ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου. ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ἐὰν μὴ κόκκος τοῦ σίτου πεσὼν εἰς τὴν γῆν ἀποθάνῃ, αὐτὸς μόνος μένει: ἐὰν δὲ ἀποθάνῃ, πολὺν καρπὸν φέρει. φιλῶν τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ἀπολλύει αὐτήν, καὶ μισῶν τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ἐν τῷ κόσμῳ τούτῳ εἰς ζωὴν αἰώνιον φυλάξει αὐτήν.
Jésus leur répond: l'heure est venue que le fils de l'homme soit glorifié. Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé, tombant en terre, ne meurt, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime son âme (sa vie, ou: qui s'aime soi-même) la (ou: se) perdra, et qui hait son âme (sa vie, ou: qui se hait soi-même) en ce monde la (ou: se) gardera en vie éternelle. (Evangile selon saint Jean, xii, 23-25).

Le trope ici semblait tourner la mort vers un tout autre avenir; il n'assurait plus par métamorphose le passage paradoxal d'un "sujet", indemne en dépit de sa disparition, vers quelque au-delà "théo-cosmo-somatique", mais celui de l'un solitaire  (μόνος) au multiple de l'autre. Le contexte d'ailleurs en confirmait le sens, de la demande des Grecs à Philippe, qui restait provisoirement sans réponse de "Jésus" (v. 20ss), à l'affirmation qui sans en avoir l'air y répondait et à la glose qui la commentait (v. 32s): κἀγὼ ἐὰν ὑψωθῶ ἐκ τῆς γῆς, πάντας ἑλκύσω πρὸς ἐμαυτόν. τοῦτο δὲ ἔλεγεν σημαίνων ποίῳ θανάτῳ ἤμελλεν ἀποθνῄσκειν. Et moi, si je suis (ou: quand je serai) élevé de la terre (image de la crucifixion-élévation, diamétralement opposée d'ailleurs à celle du grain de blé tombé en terre), j'attirerai tous (tous les humains, tout le monde, sauf le monde précisément, cf. v. 19) à moi. -- Il disait cela pour signifier de quelle mort il allait mourir.

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2 février 2014 7 02 /02 /février /2014 13:31

Fatalement, tu haïras aussi ton prochain comme toi-même.

L'impératif -- fût-il exprimé à ce futur de l'indicatif qui le double, le borde ou le déborde, selon le cas, d'un rayon (silver lining) de promesse ou d'une ombre de fatalité -- se fend sur la lame (ou: se diffracte au prisme) de la connaissance dualisante, qui n'est pas sans être du bon et du mauvais, sinon du bien et du mal.

C'est dire, non seulement qu'il n'y a pas d'amour sans haine, mais encore que l'un et l'autre sont solidairement captifs du même circuit réflexif, qui ne se destine jamais à un autre sans revenir à soi -- le retour à l'envoyeur étant toujours mieux assuré que l'adresse du destinataire, même s'il ne se produit pas sans effet de (bonne ou mauvaise) surprise.

Et quand l'impératif se borne à prescrire la réflexion elle-même, sans prendre nul autre "en otage" (ainsi les préceptes grecs et épistémiques, le présumé apollinien puis socratique γνῶθι σεαυτόν, connais-toi toi-même, ou celui de Pindare, gένοι οἷος ἐσσὶ μαθών, deviens tel que tu es, [l']ayant appris), il ne s'en expose pas moins certainement à la même incertitude -- qui ne découle d'ailleurs nullement d'une indétermination. Ce qui au seuil toujours déjà franchi  de la durée (et) du devenir s'ordonnait ou s'annonçait comme l'impossible, à l'approche interminable de son issue (qui n'en est pas une) apparaît, rétrospectivement, comme l'inévitable ou l'immanquable -- tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change. A quoi aura donc entre-deux servi l'impératif, d'un point de vue ou de l'autre inutile, sinon précisément à faire passer le temps de l'apprentissage et du devenir, à le tendre de désir et de crainte, de foi et de résignation, jusqu'à ce que le savoir et la réalisation ensemble advenus à la fois l'aient justifié et rendu caduc ?

Peu à peu je suis sorti (à mes dépens) de l'ambiguïté, peu à peu j'ai dissipé les malentendus, à moi-même en même temps qu'à autrui je me suis expliqué. Ce qu'y a perdu en profondeur l'abîme qui me séparait de mes semblables, il l'a gagné en étendue.  

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29 janvier 2014 3 29 /01 /janvier /2014 14:00

Avec de la "théorie du genre", et même --  qui l'eût cru, à peine dix ans après la mort de Jacques Derrida, dont je préfère d'ici imaginer le sourire malicieux que la consternation ? -- de la "déconstruction" plein les tracts, les slogans, les communiqués officiels et la presse populaire, se produit sous nos yeux émerveillés un de ces court-circuits médiatiques de la pensée savante qui jettent soudain une lumière aveuglante sur des cénacles académiques œuvrant depuis des décennies dans la pénombre, non pour ourdir quelque complot secret mais faute de rencontrer l'intérêt du "grand public" habituellement canalisé ailleurs (il y a quelques années le Corpus Christi d'Arte avait eu un effet semblable sur le microcosme encore plus confidentiel des sciences bibliques).

L'effet de buzz et de scandale serait une aubaine pour les sciences ("humaines" en l'espèce) si l'on ne s'en tenait pas au déni. Oui, il y a depuis près d'un demi-siècle, non pas une théorie, mais un champ théorique du "genre" qui s'intéresse à la construction culturelle de l'"identité" et des "rôles" sexuels dans les "sociétés" et les "époques", leurs textes et leurs énoncés -- y compris les nôtres. Et, une fois ouvert, ce champ comme n'importe quel autre l'est à toutes les "approches" et "méthodes" susceptibles d'y opérer, descriptives, narratives, comparatives, généalogiques, étiologiques, analytiques, critiques et même "déconstructives" -- par quoi il faut et ne faut surtout pas entendre "hyper-critiques", car la "déconstruction" en portant son attention sur la construction des modèles, épistémologiques et comportementaux, n'entend pas pour autant les détruire, les subvertir ni même les réformer.

Le fait est tellement massif qu'on ne peut guère le dire sans enfoncer de porte ouverte: il y a toujours et partout des pratiques et des discours constitutifs du "genre", masculin et féminin, lequel ne se réduit jamais et nulle part à la "nature", à la différence sexuelle constatée par l'évidence ou la biologie, bien que toujours et partout ils s'y réfèrent. Et cela vaut évidemment pour une pratique ou un discours "moderne", "égalitaire" par exemple, comme pour n'importe quel autre ! La "déconstruction", par définition, ne fonde rien, ne justifie rien, n'autorise rien, ne prescrit rien, pas plus d'ailleurs qu'elle ne démolit, n'interdit ou ne proscrit. Quiconque croit pouvoir l'employer comme une arme (à double tranchant) pour décrédibiliser ses adversaires le fait à ses risques et périls. Là où l'apprenti déconstructeur se voudra à son tour édifiant, affirmatif, normatif et prescriptif, il prêtera aussitôt le flanc au retour de déconstruction qui dénoncera inexorablement sa propre construction pour ce qu'elle est: un artifice culturel et politique comme un autre.

L'un des effets notoires de la démarche déconstructive -- en quoi d'ailleurs elle relève de manière inattendue le projet nietzschéen -- est de déplacer la question politique de la vérité à la volonté. L'égalité des sexes et des "orientations sexuelles" (comme d'ailleurs celle des "races" ou des "ethnies", des "civilisations" ou des "cultures") ne sera jamais plus vraie que leur inégalité. En revanche l'une ou l'autre peut être voulue, et dès lors la question n'est plus tant de savoir pourquoi (ce qui ramènerait la volonté sous la coupe d'une vérité, fût-elle partisane ou subjective) que de savoir par qui.

 

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28 janvier 2014 2 28 /01 /janvier /2014 18:40

Un lien "hypertextuel" et un brln de curiosité m'ont amené aujourd'hui à un article du journal Réforme rendant compte de déclarations officielles de plusieurs instances protestantes françaises sur l'"euthanasie", où je n'ai guère relevé que la phrase suivante:

"Elle [la loi envisagée, effectivement projetée par le législateur ou fantasmée à l'avance par ses critiques, croit-on deviner en dépit d'une syntaxe elle aussi un peu lâche] pourrait même susciter chez certains, par souci de ne pas peser sur les leurs ou même la société, une sorte de « devoir » de quitter la vie."

Que ce "devoir" entre guillemets, doublement conjuré, ou exorcisé, par la typographie et la construction de la phrase (une sorte de "devoir", est-ce un pseudo-devoir, un devoir factice, fallacieux, illusoire, trompeur, par opposition à quelque vrai devoir, indubitable, indiscutable, incontestable ? de quel "point de vue" et sur quels critères, objectifs ou subjectifs, de véracité ou d'authenticité des "devoirs", les distinguerait-on ?), ait tout de même effleuré de son ombre l'esprit de nos professeurs de morale (pardon, d'éthique) protestante, qui d'ordinaire ne rechignent pas au sérieux du devoir et à la souveraineté de la conscience individuelle; qu'ils aient pensé assez fort "devoir" pour l'écrire et l'écarter aussitôt d'un revers de main, sans pour autant se donner la peine de le réfuter, appelant (begging for) comme un  mh genoito paulinien la question qu'ils semblaient justement vouloir éviter (et pourquoi, au fait, ne s'agirait-il jamais, pour personne, en aucun cas, d'un vrai devoir ?), voilà qui m'a arrêté, et nettement plus intéressé que le reste de l'article (que je ne qualifierai pas de décevant, tant la déception sur un tel sujet était prévisible et somme toute peu décevante).

Faut-il lire là, entre les lignes, une résurgence de la christologie protestante et en particulier calviniste de la substitution, où le Christ souffrant et mourant pour nous a souffert et est mort pour que nous ne souffrions pas et pour que nous ne mourions pas ? A lui seul, avant la gloire, le devoir ou la nécessité (de souffrir et de mourir), à nous la grâce d'en être dispensés de gré ou de force (ce qui d'ailleurs éclairerait aussi la bénédiction sans réserve de l'anesthésie qui fait contrepoids au refus de l'euthanasie). A telle enseigne que par une autre forme de culpabilité, s'imaginer devoir mourir pour autrui (comme le Christ) serait non seulement erreur mais faute, péché d'orgueil, hérésie blasphématoire qui priverait l'unique sacrifice vicaire de sa finalité utilitaire ? C'est symptomatiquement en terre protestante qu'un Kierkegaard a dû s'interroger non pas sur un devoir mais sur un droit de souffrir et de mourir pour quelque chose ou pour quelqu'un.

Mais la teneur de ce discours n'est-elle pas aussi largement déterminée par la situation (institutionnelle) de son locuteur (collectif) et par sa direction, à l'adresse du pouvoir exécutif et législatif ? Dans la position en plus d'un sens flatteuse du "conseiller du prince", fût-il "démocratique", peut-on traiter les "citoyens" autrement qu'en sujets, mineurs, faibles, incapables de décider eux-mêmes valablement de leur vie et de leur mort ? Que resterait-il d'ailleurs d'un quelconque pouvoir, politique ou religieux, sur des êtres capables, par devoir ou par simple désir, de décider de leur mort ?

 

 

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27 janvier 2014 1 27 /01 /janvier /2014 17:19

"Vous n'avez besoin de personne pour vous instruire", dit l'instructeur.

Ce léger paradoxe, qui se situerait d'ordinaire entre pédagogie et démagogie, formule de politesse, expression de fausse modestie et flatterie plus ou moins conventionnelles en rhétorique (captatio benevolentiae), se relève notamment dans un verset bien connu de la Première épître (dite) de saint Jean (ii, 27) où il passe souvent inaperçu, précisément peut-être parce que la proposition n'y est ni anodine ni accessoire:

καὶ ὑμεῖς τὸ χρῖσμα ἐλάβετε ἀπ' αὐτοῦ μένει ἐν ὑμῖν, καὶ οὐ χρείαν ἔχετε ἵνα τις διδάσκῃ ὑμᾶς: ἀλλ' ὡς τὸ αὐτοῦ χρῖσμα διδάσκει ὑμᾶς περὶ πάντων, καὶ ἀληθές ἐστιν καὶ οὐκ ἔστιν ψεῦδος, καὶ καθὼς ἐδίδαξεν ὑμᾶς, μένετε ἐν αὐτῷ
Quant à vous, l'onction (le chrisme, qui fait le "christ" au sens premier du mot, l'"oint") que vous avez reçue demeure en vous, et vous n'avez pas besoin que quiconque vous instruise; mais comme son onction vous instruit de toutes choses, qu'elle est vraie et n'est pas mensonge, comme elle vous a instruits, demeurez en lui (ou en elle).

Ce passage fait écho à un autre, quelques lignes plus haut (v. 20s) -- le tout dans un contexte d'antagonisme avec des adversaires porteurs d'une (autre) doctrine qualifiée de "mensonge" et stigmatisés comme "antichrists":

καὶ ὑμεῖς χρῖσμα ἔχετε ἀπὸ τοῦ ἁγίου, καὶ οἴδατε πάντες. οὐκ ἔγραψα ὑμῖν ὅτι οὐκ οἴδατε τὴν ἀλήθειαν, ἀλλ' ὅτι οἴδατε αὐτήν, καὶ ὅτι πᾶν ψεῦδος ἐκ τῆς ἀληθείας οὐκ ἔστιν.
Quant à vous, vous avez une onction du saint, et, tous, vous savez; je ne vous ai pas écrit parce que vous ne sauriez pas la vérité, mais parce que vous la savez et qu'aucun mensonge n'est de la vérité.

On remarquera qu'ici le verbe de l'écriture, grajein, vient à l'écriture (il y revient d'ailleurs beaucoup dans les épîtres "johanniques", où l'écrivain aime à écrire qu'il écrit, i, 4; ii, 1, 7s, 12ss, 26; v, 13; 2 Jean 5, 12; 3 Jean 9, 13): la contradiction (alors pourquoi j'écris ?) aurait-elle, à ce point, effleuré l'esprit de l'auteur ?

Toujours est-il que la formule dépasse en l'occurrence l'artifice de style: l'idée d'une connaissance immédiate du divin qui rendrait en principe superflue toute médiation pédagogique, tout enseignement, est au cœur de la doctrine "johannique", à telle enseigne qu'on y voit volontiers la marque distinctive d'un christianisme particulièrement "mystique", voire "illuministe", peu dogmatique et peu autoritaire (malgré le contexte qui appelle au rejet brutal de ceux qui ne la partagent pas), notamment par opposition au "proto-catholicisme" des Pastorales. Cela n'efface pas le paradoxe, mais l'accuse au contraire.

Sur ce point, du reste, le "johannisme" est moins isolé qu'on pourrait le croire. Par exemple, on retrouvera à peu près les mêmes éléments dans la Première épître (dite) de saint Paul aux Thessaloniciens (iv, 9): Περὶ δὲ τῆς φιλαδελφίας οὐ χρείαν ἔχετε γράφειν ὑμῖν, αὐτοὶ γὰρ ὑμεῖς θεοδίδακτοί ἐστε εἰς τὸ ἀγαπᾶν ἀλλήλους: Pour ce qui est de l'amour fraternel, vous n'avez pas besoin qu'on vous écrive, car vous êtes instruits de Dieu (théodidactes !) à vous aimer les uns les autres (cf. aussi v, 1; 2 Corinthiens ix, 1). Il s'inscrit en outre dans une longue, vaste et multiple tradition: on peut la retracer en direction de la maïeutique socratico-platonicienne (où le pédagogue dialecticien est "accoucheur" d'une connaissance déjà présente chez son disciple), avec l'exaltation de la connaissance comme re-connaissance et le mépris symétrique de la "polymathie" ou "savoir encyclopédique" qui en découlent; mais aussi bien en direction des rêves de connaissance immédiate des Prophètes bibliques: l'évangile selon Jean (vi, 45) cite ainsi le deutéro-Isaïe (liv, 13, selon la Septante): ἔστιν γεγραμμένον ἐν τοῖς προφήταις, Καὶ ἔσονται πάντες διδακτοὶ θεοῦ: πᾶς κούσας παρὰ τοῦ πατρὸς καὶ μαθὼν ἔρχεται πρὸς ἐμέ il est écrit dans les Prophètes: Et ils seront tous instruits de Dieu; quiconque a entendu du Père et a appris vient à moi. Dans le fameux passage du livre de Jérémie sur la "nouvelle alliance" (xxxi, 31ss; xxxviii, 31ss, LXX) auquel le Nouveau Testament doit bien plus que son nom, l'effet de la loi inscrite dans les cœurs est décrit comme suit: Celui-ci n'instruira plus son prochain, ni celui-là son frère, en disant: 'Connaissez Yahvé !" Car tous me connaîtront, depuis le plus petit d'entre eux jusqu'au plus grand. 

En tout état de cause, ce type de "doctrine" (c.-à-d. d'enseignement !) rend infiniment problématique le rôle de l'enseignant dans la mesure où celui-ci se maintient, se perpétue et même prolifère en dépit et aux dépens de sa doctrine. On songe à la critique de cette fonction et des ambitions qu'elle suscite dans l'épître de saint Jacques (iii, 1ss, qui fait aussi contraste avec les Pastorales, cf. 1 Timothée iii, 1ss), critique qui, elle, se fondait sur une conception pratique de la "religion" (i, 26ss). Ailleurs la contradiction est peut-être toute théorique mais non moins aiguë ni profonde. Je me souviens de ma repartie spontanée, jadis, à une étudiante qui louait les cours de tel professeur de théologie systématique en disant qu'avec lui elle avait le sentiment d'apprendre quelque chose: c'est tout le problème, s'il n'y a rien à apprendre ! Le "professeur de science infuse" est à la lettre l'emblème du "serviteur inutile", dans un sens radical que n'envisageait probablement pas l'auteur de la formule (Luc xvii, 10): là même où il paraît utile, il est nuisible; il ne peut paraître utile en effet qu'en détournant ses auditeurs de "l'essentiel", ce qu'ils savent déjà même quand il ne savent pas qu'ils le savent, ce qui ne s'apprend ni ne s'enseigne, ce qu'un "enseignant" ne saurait mieux servir qu'en se montrant tout à fait inutile. Il lui faudrait se taire et il ne le peut pas, ou du moins pas encore. Sa "mission", sa "vocation", sa "profession" tend vers un silence qui est sa fin et dont chaque parole dite, chaque mot écrit l'éloigne. Et c'est pourtant par la tension de cette tendance, qu'expriment maladroitement ses hésitations, ses contradictions et ses complications croissantes qu'il enseigne effectivement ce qu'il doit enseigner, c'est-à-dire: rien. C'est en mauvais enseignant, selon tous les critères usuels, qu'il enseigne bien, au sens qu'a conservé l'espagnol enseñar: qu'il montre ou indique son véritable propos, le point de sa disparition qui arrivera toujours trop tard, mais qui arrivera quand même, ne serait-ce que par la disparition de ses auditeurs ou de ses lecteurs. 

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25 janvier 2014 6 25 /01 /janvier /2014 14:08

Après avoir débité l'arbre (ou la forêt) en planches ou en bûches, en bois et en écorce, en racines, en tronc, en sève, en branches, en bourgeons, en feuilles, en fleurs, en fruits et en graines, en règne, en espèce et en variété, en nature et en culture, en vie et en mort, en santé et en maladie, en matière et en forme, en nombre unique et multiple, en utilité, en usage et en valeur, en beauté, en laideur et en insignifiance, en hasard et en nécessité, en essence et en existence, en mot et en chose, revenir à cela -- à ce qui s'est tenu là, et avec un peu de chance s'y tient encore si la dé-struction de la pensée abstraite l'a tant soit peu emporté sur la destruction en acte. Et, au point de retour où le détour s'avère parfaitement inutile, se dire, bizarrement, que cela valait le détour.

*

*         *

La carte a changé la terre en territoire -- d'où il n'est plus de retour à la terre, sinon par l'incendie.

*

*          *

Graffito:

                                     Jeunes cons,

débarrassez-vous des vieux cons 

                                                              qui vous bouchent

                                                                                                 la vie

                                                                                             et la vue.

(Et dépêchez-vous de le faire

  avant d'être réduits à l'écrire.)

-- Nous sommes jeunes: nous ne pouvons pas attendre, écrivait-on si sagement il y a bientôt un demi-siècle.

 

*

*          *

Dévoilement de la polysémie par l'antonymie:

 

Rien ne se perd -- parce que rien ne se crée ?

                               -- parce que rien ne se garde ?

                               -- parce que rien ne se sauve ?

                               -- parce que rien ne se trouve ?

                               -- parce que rien ne se gagne ?

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24 janvier 2014 5 24 /01 /janvier /2014 15:22

je veille et je pleure

l'enfant qui sommeille

et tressaille encore

chaud contre mon cœur

dans ses rêves d'or

 

en attendant le jour

et sa pointe de glace

qui le réveilleront

seul, nu et frissonnant

en un dernier sursaut

quoi ? moi ? mourir déjà

et sans avoir vécu ?

 

aurai-je assez peuplé

ta chambre alors blafarde

des chants silencieux de la nuit

pour que dans la lumière implacable

où les choses sont ce qu'elles sont

sans aucune raison avouable

par-devers toi tu me souries ?

 

http://oudenologia.over-blog.com/article-berceuse-62920627.html

 

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21 janvier 2014 2 21 /01 /janvier /2014 11:25

        ce qu'on pense

toujours compense

                        pensée contraire

                        pensée adverse 

                        pensée extrême

           contre-pensée

           contre-pesée

           contre-poids

           contre-balance

                                        pondératrice

                                    au rappel

                                                       de quel(le) gîte

                                                       de quelle fuite

                                                       de quelle perte

                                                       de quel déclin

                                                       de quelle pente

                                                       de quel penchant

                                                       de quelle inclination

                                                       de quelle inclinaison

                                                       de quelle tendance

                                                       de quelle tangence

                                                       de quelle présence

                                                       de quelle absence

                                                       de quelle dépense ?

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18 janvier 2014 6 18 /01 /janvier /2014 11:26

Il y a dans le film ukrainien (et néanmoins muet) Arsenal, d'Alexandre Dovjenko (1929), une scène saisissante, où pour un spectateur d'aujourd'hui le terrible l'emporte peut-être sur le comique: un révolutionnaire doit être exécuté par un officiel du gouvernement nationaliste qui lui ordonne d'abord de se retourner contre le mur. Le condamné au contraire s'avance et lui fait face (dans un geste de défi qui annonce la fameuse image finale, le héros invulnérable découvrant sa poitrine devant les mitrailleurs): "Tu ne peux pas me tuer en me regardant dans les yeux?" lui dit-il en lui prenant son revolver  "Moi, je peux." L'ouvrier abattra froidement le bourgeois -- mais la caméra par une ellipse n'en aura pas moins évité l'acte, en en détournant le regard, réinscrivant ainsi en creux le scrupule "réactionnaire" au coeur de la cinématographie d'"avant-garde".

Notre lâcheté individuelle et collective, sans précédent peut-être, devant la mort en général et la mise à mort en particulier comme acte délibéré, évitable et pourtant décidé tient sans doute à des "causes" historiques et conjoncturelles relativement récentes: en un siècle, l'enchaînement de deux guerres mondiales qui en moins de trente ans ont porté le massacre industrialisé à un niveau d'efficacité inédit, puis de soixante-dix ans de paix, de sécurité et de prospérité locales et relatives sous menace permanente et également inédite de destruction planétaire, a fait basculer la quasi-totalité de la population occidentale d'un paroxysme de violence réelle à un paroxysme de violence latente, potentielle et imaginaire -- tandis que la violence réelle était maintenue à distance et, en plus d'un sens, médiatisée; à cette seconde phase nous sommes accoutumés (d'autant que pour la plupart désormais nous n'avons rien connu d'autre), par un mécanisme de déni ou d'évitement mental qui une fois installé opère de manière analogue à l'égard de toute sorte de catastrophes prévisibles (économiques, sanitaires, surtout écologiques et démographiques); le cours de ce siècle-là, rejoignant celui d'une modernité plus ancienne qui avant lui déjà courait à la sécularisation et à l'individualisation, a reporté et concentré sur la vie de l'individu (humain) toute une réserve de "sacré" refoulé, sans pour autant pouvoir l'y fonder ni même l'y justifier que de façon tautologique, par pétition de principe, par un "raisonnement circulaire" dont le rayon tend asymptotiquement vers zéro: la vie de l'individu humain est inviolable parce que la vie de l'individu humain est inviolable, que dire d'autre quand on a renoncé d'avance à toute motivation religieuse, biologique ou socio-politique ? Tout cela n'a pas manqué d'affecter profondément notre "sensibilité" et notre "conscience", au point de rendre à la fois axiomatique et sacrée une idéologie des "droits de l'homme" -- homme identifié sans autre et sans réserve à l'individu -- idéologie que selon une habitude encore plus vieille (par-delà les Lumières celle-ci se laissera aisément retracer au christianisme et au judaïsme d'une part, au droit romain et à la philosophie hellénistique de l'autre) nous ne pouvions penser, en droit du moins, qu'universelle.
(De ceci à cela, je me répète, je me répète.)

A cet égard, les débats éthiques qui subsistent ou resurgissent en Europe ou aux Etats-Unis (ici sur l'avortement ou l'euthanasie, là sur la peine capitale ou la libre circulation des armes à feu) témoignent peut-être surtout, par-delà les différences des parti(e)s et des débats, et par les limites qui les circonscrivent, de l'étendue de l'accord tacite qui alentour ne fait plus question. De part et d'autre des antagonismes résiduels ou résurgents, la prémisse majeure (quoique implicite) est, du reste, identique: pour les uns, c'est en tant qu'individu sacralisé (embryonnaire ou résiduel) que l'enfant à naître ou le mourant devrait être gardé en vie coûte que coûte (contre sa propre volonté s'il le faut, dans le second cas); pour les autres, c'est aussi en tant qu'individu sacralisé que la femme enceinte ou le patient devrait disposer de sa propre vie (présumée encore indivise ou non aliénée par quelque figure de l'autre). Autour de la peine de mort ou de l'auto-défense les raisons sont semblalement sacrales et individuelles, selon que l'attention se porte sur la vie de l'individu victime ou coupable, actuellement ou potentiellement l'un ou l'autre.

Or, par le sacré qui resurgit à cet endroit, il apparaît aussi que le fond de l'affaire se dérobe et se perd dans la nuit des temps, et par là (seulement ?) échappe aussi à une définition strictement moderne et individuelle et à l'opposition même de "la vie" et de "la mort".  

Malgré les cadrages contextuels qui toujours et partout l'ont déterminé, lui assignant des limites et lui ménageant des exceptions, quoique jamais tout à fait les mêmes, l'interdiction du meurtre reconduit sûrement à un interdit  pré-juridique et pré-moral devant l'acte de mise à mort -- interdit plus "primitif" ou plus "originaire", plus "radical" et aussi plus diffus -- dont elle procède et qui, lui, ne souffre ni ni exception, ni limite, ni définition; car à ce stade il est aussi bien interdit de "l'homme", de l'homme sujet, de ce(lui) qui parle, pense et agit (en) "l'homme", devant la vie que devant la mort.

L'exégèse aura beau protester, avec les meilleures raisons sémantiques, textuelles et historiques, que le "tu ne tueras point" du Décalogue, expression tardive de l'interdiction immémoriale du meurtre, n'est nullement opposable à la guerre ou à la peine capitale, a fortiori à la chasse ou à l'abattage des animaux domestiques, elle ne le fera pas sans un soupçon irréductible de mauvaise conscience, pour ainsi dire immunisée congénitalement contre toute raison. Sous sa forme originaire en effet, l'interdit interdit, stupéfie, paralyse et réduit au silence; on ne lui passe outre que par voie de violence ou d'artifice, en tout cas de transgression, quels qu'en soient les pré-textes, prescriptions, autorisations ou tolérances légales et traditionnelles qui par rapport à l'interdit premier sont secondes.

L'identité (pré-)originelle du meurtre que la loi punit (de mort) et de la mise à mort qu'elle autorise et encadre, juridiquement et rituellement le cas échéant, se traduit et se trahit dans le "tabou" biblique du sang. En dépit de ses nombreuses métonymies, le sang en effet ne se laisse pas réduire à un "symbole", à une "métaphore" ou au "signifiant" d'une signification abstraite comme "la vie" ou "la mort" (l'hésitation à ce point en est le premier symptôme), parce qu'il ne perd jamais sa relation première à un référent concret -- le sang précisément  En celui-ci se confondent toutes nos catégories distinctives: "l'humain" et "l'animal", l'"individuel" et le "collectif", "le sacré" (ou "le saint") et "l'impur" (ou "la souillure"), le sacral (ou le religieux) et le judiciaire civil ou pénal, la mort violente, légale ou criminelle, accidentelle ou naturelle, et même la vie, notamment sous son aspect sexuel et trans-individuel (sang menstruel, de la défloration ou de l'accouchement). Ce n'est pas seulement devant le meurtre, ni même devant la mort, mais devant  le vivant même que l'homme est d'emblée interdit, et ne fraie son chemin qu'au risque de la transgression, entre autorisation et châtiment, bénédiction et malédiction.

Le slogan du pape François relayé récemment par les médias, "oui à la vie et non à la mort" (s''il n'était pas si banal, je pourrais me flatter de l'avoir trouvé avant lui) étonne de la part d'un professionnel du sacré, surtout dans sa version chrétienne. Le hasard voulut que je le lusse le même jour que la formule de Georges Bataille, dans l'introduction à L'érotisme (1957), définissant celui-ci comme "l'approbation de la vie jusque dans la mort".

La consécration (au "sacré") exige-t-elle seulement une séparation de l'acte de mise à mort ? Quand l'Eglise n'avait aucune objection théorique à la peine de mort -- y compris pour des "fautes" spécifiquement "religieuses" comme l'hérésie -- elle se déchargeait de l'exécution (et même, formellement, de la sentence) sur le bras séculier. Le droit d'asile, de l'Antiquité gréco-romaine au moyen-âge occidental, suggère autrement une telle séparation, les sanctuaires étant en principe mis à part et à l'abri de l'exercice de la violence même légale. Les textes bibliques témoignent d'un droit semblable, quoiqu'ils tendent plutôt à le restreindre (cf. Exode xxi, 14; Nombres xxxv; 1 Rois i, 50ss; ii, 5s.28ss; Néhémie vi, 10). Le Chroniste réécrivant d'après Samuel-Rois l'histoire de la monarchie judéenne invente une raison originale à la fin de non-recevoir opposée par Yahvé au roi David qui voulait lui bâtir un temple: il a versé trop de sang (dans les guerres de Yahvé pourtant; 1 Chroniques xxii, 8; xxviii, 3). La prêtrise est en outre généralement exemptée ex officio de la guerre (cf. Nombres i, 49ss; ii, 33 etc.). 

Pourtant, même si le prêtre antique n'est pas seulement ni même principalement un "sacrificateur", dans le rituel lévitique l'acte de mise à mort et la manipulation du sang des victimes (animales en l'occurrence, quoique les textes conservent quelques traces d'une pratique plus ancienne -- et probablement exceptionnelle -- de sacrifices humains) est bien sa prérogative exclusive; il fait partie intégrante sinon centrale de son sacerdoce. Une des traditions étiologiques concernant l'élection de la caste lévitique rattache même celle-ci à un massacre purificateur où elle se serait illustrée (Exode xxxii, 26ss; cf. Deutéronome xxxiii, 8 et aussi le rôle du patriarche éponyme Lévi en Genèse xxxiv, 25ss et xlix, 5ss, quoique la rédaction semble porter sur ce dernier cas un jugement plutôt négatif). Ailleurs la caste est présentée comme une substitution du sacrifice (humain) des premiers-nés (Nombres iii, 12s. 39ss; viii, 18s). Par ailleurs les guerriers devaient se consacrer rituellement, la guerre étant sainte ou sacrée (sanctifiée, consacrée, cf. les différents usages de la racine qdš en Isaïe xiii, 3; Jérémie vi, 4; xii, 3; xxii, 7; li, 27; Joël iv, 9; Michée iii, 5).

Horreur et fascination, nécessité et impossibilité de soutenir l'insoutenable comme de l'éviter; obscénité au centre de la scène. On repensera au Roi sans divertissement de Giono, profonde méditation sur le spectacle du sang inséparablement criminel et sacré, bien en-deçà de toute distinction entre paganisme et christianisme. Ou à la scène de l'égorgement du mouton dans l'Urga de Mikhalkov.

http://oudenologia.over-blog.com/article-de-spectaculis-106614320.html

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16 janvier 2014 4 16 /01 /janvier /2014 09:27

Vanité -- à la fois futilité et prétention grotesque -- du désespoir. Vanité de vanités, du discours prosaïque ou poétique du désespoir, sur le désespoir et sur la vanité du désespoir. D'autant que, comme on ne manquera pas de le lui faire remarquer, il se tient (ou s'écrit) volontiers dans un cadre relativement sûr et confortable, et que le moindre désagrément concret (une rage de dents, disait méchamment C.S. Lewis) suffit souvent à le troubler et à le réduire au silence.

Le désespoir c'est le péché, répétait Kierkegaard. Coextensif à l'humanité comme son contraire, l'espérance au fond de la boîte de Pandore.

On l'invoque, on le revendique toujours trop tôt, trop vite, trop légèrement: la pire des vies n'arriverait pas à désespérer complètement, définitivement, irréversiblement son homme, peut-être encore moins sa femme, assurément encore moins les autres. Il lui faudrait non seulement maîtriser la totalité de sa propre durée, mais (celle) de ses autres précisément, qu'elle ne peut jamais totaliser ni inclure ni (en-)clore: sa mort et son avenir post mortem, toutes ses morts et tous ses avenirs innombrables, célestes ou infernaux, mais aussi bien ses postérités terrestres, "naturelles" et "culturelles", effets incalculables de sa causalité, traces indélébiles de l'effectivité de son passage, si modeste fût-il, si insignifiant parût-il. Il y a de l'ironie dans l'inscription au seuil de l'enfer de Dante: sans l'espérance, sans le jeu cruel et puéril de l'espoir et du désespoir, les tourments mêmes de l'enfer n'auraient pas de prise. Au dernier homme (encore lui) on n'enlèverait pas (non plus) le ressort de l'espérance, au moins sous l'espèce contraire de l'espoir à contre-espoir (παρ' ἐλπίδα ἐπ' ἐλπίδι, Romains, iv, 18), en dépit de toute évidence terminale et conclusive. Sa désespérance même resterait inachevée.

Le jeu in-fini de l'espoir et du désespoir (comme celui d'autres couples idéaux et infernaux), qui n'en ont jamais fini de se renverser l'un (en) l'autre, n'en révèle pas moins le principe qui l'anime et l'entretient, ou la structure qui le rend possible: celui ou celle d'un retournement, réversion ou conversion. Là où l'avenir vers lequel l'espérance tendait ou croyait tendre se refuse à elle (impossibilité, obstacle insurmontable et incontournable, impasse, voie sans issue, on va dans le mur, etc.), là aussi où elle se refuse à lui (par lassitude, par dégoût, par peur, par orgueil, par obstination, par ressentiment, par devoir de justice ou de mémoire), bref dans la crise de l'espérance les regards se retournent vers le passé, historique, légendaire ou myhique mais toujours sûr, stable, intangible, parfait en tant qu'accompli; et à son tour la nostalgie, étant Sehnsucht autant que saudade, c'est-à-dire désir et espérance même du passé, replace ipso facto celui-ci devant elle, mettant au jour ses secrètes réserves d'avenir. Le même tour de passe-passe se joue et se rejoue, selon des modalités à chaque fois différentes, éternité ou temps cyclique, ré-surrection, ré-incarnation (gilgoul ha-neshamoth, cycle des âmes, dit fort bien l'hébreu tardif), samsâra ou éternel retour. Toujours le désir et l'angoisse, l'espoir et le désespoir ensemble recourbent le temps de l'imaginaire, faisant du neuf avec du vieux et d'un passé révolu un avenir tout neuf. Pour un "dernier homme" il n'y aurait certes plus d'avenir, mais le passé vers lequel il se retournerait n'en serait pas moins dès lors devant lui, comme un avenir; un avenir qui plus est absolument certain, parce qu'aucun lendemain ne viendrait plus l'en distraire.

Le carnet de bal millénaire des eschatologies, de leur constitution, de leur destitution et de leur reconstitution, depuis les millénaires qu'il s'écrit et se récrit, depuis les siècles qu'il se lit et se relit, devrait l'avoir assez montré  lorsque le lendemain se refuse -- en plus d'un sens de ce pronominal -- il se grandit, se fantasme et se sublime; la fin se retourne en avenir idéal, parfait, accompli, passé mythique revenu d'arrière en avant. Et lorsqu'un lendemain semble à nouveau possible, l'avenir idéal ne résiste pas à la tentation de la tentative: il s'y réinvestit, s'y dépense et s'y dégrade en projet, en action et en histoire. Il n'y a pas plus d'espoir, ni de désespoir, dans un moment de ce mouvement que dans un autre: ils ne font, en bon danseurs, que changer de place.

 

 

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