Enfant, pour s'endormir -- pour s'endormir ? n'était-ce pas plutôt, en s'endormant, pour ne pas s'endormir ? la tournure anglaise (e.g. crying oneself asleep), décidément, lui manquait à ce point, qui disait tellement mieux la séquence sans finalité, ou la finalité sans intention -- il se racontait, se projetait, mentalement,et cinématographiquement, des aventures dont il était le héros, souvent tragique, toujours grandiose. A l'adolescence elles avaient naturellement pris un tour érotique, où il s'agissait autant de conquérir que de sauver quelque belle. La mort héroïque, le martyre par exemple, ne s'en invitait pas moins volontiers à la fin, heureuse cependant, quand du moins l'histoire arrivait jusque-là.
La prière, sans doute, avait un temps remplacé cette habitude: oraison toute verbale en l'occurrence, à peu près dépourvue d'image et de récit, elle aussi tendait à se perdre dans les sables du sommeil -- pourvu évidemment que cela n'en fût pas l'objectif, dès lors blasphématoire et de surcroît rédhibitoire (self-defeating).
Toujours est-il qu'avec la première jeunesse le goût, et sans doute aussi la faculté de la fiction auto-narrative, lui avaient passé. Ce qui lui en était resté, ou revenu, aux mêmes heures et sur un mode comparable, comme un symptôme littéralement clinique, ne faisait plus récit: brefs fantasmes animés, bribes d'action, gestes, scènes ou plans dont la re-présentation consentie, sinon tout à fait volontaire, avait encore hanté ici et là son endormissement.
Sa mort, son mort plutôt, son cadavre, y avait longtemps tenu la place centrale -- toujours inactuel, immaîtrisable et pré-occupant, paradoxalement intéressant comme le sommeil lui-même, objet par excellence de la fantaisie narcissique. Il s'était d'ailleurs étonné, en lisant le journal intime de Kafka, de constater combien le secret morbide pouvait être commun, jusque dans la forme.
Décapitation, éventration, éviscération, écorchement, dévoration, écartèlement, démembrement, pendaison ascendante élaguant le corps à force de lui faire traverser des plafonds successifs, carcasse vidée, nettoyée et fendue comme celle d'un bœuf à l'abattoir; images violentes assurément, obscènes, évocatrices d'Artaud ou de Bacon, exemptes pourtant de toute angoisse (contrairement au cauchemar d'être enterré vivant, qui l'avait tourmenté dans sa petite enfance) et de toute excitation (les images proprement sexuelles, rarement spontanées, étaient plus classiques), étrangement apaisantes. Plus tard, il avait connu de confortables ensevelissements, où il se retournait pour s'endormir (l'intention y était alors plus claire) sous une douillette couverture de collines verdoyantes; puis de lentes expansions cosmiques et végétales, où il poussait racines et rameaux en tous sens, vers les profondeurs sombres ou lumineuses de la terre et du ciel. Sur la fin, comme il l'avait noté autrefois de rêves érotiques, ce n'était plus vraiment de lui qu'il s'agissait: il peignait (de peigner, avait-il voulu dire, encore que la peinture convoquée par l'homographie n'y fût pas plus incongrue) doucement, tendrement, une sorte de longue chevelure souple, ramifiée, ondoyante et immatérielle rayonnant à l'infini, singularité sans nombre et sans nom qui défiait l'identification; était-ce lui, Dieu, le monde, le chaos, l'être, la vie, la nature, l'âme ? La question ne s'y posait plus.
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Il se souvint, curieusement à ce point, que dans le fameux passage de la Première épître de saint Paul aux Corinthiens consacré à la "résurrection", c'était la "métaphore" végétale, celle des semailles et de la germination, qui assurait au moment critique de la démonstration la relève et la transition diversifiée de la mort de l'"animal" à la "vie" d'un "spirituel" en quelque sorte "théo-cosmo-somatique" -- dieu, monde et corps, unique et multiple, différenciés.
Ἀλλὰ ἐρεῖ τις, Πῶς ἐγείρονται οἱ νεκροί; ποίῳ δὲ σώματι ἔρχονται; ἄφρων, σὺ ὃ σπείρεις οὐ ζῳοποιεῖται ἐὰν μὴ ἀποθάνῃ: καὶ ὃ σπείρεις, οὐ τὸ σῶμα τὸ γενησόμενον σπείρεις ἀλλὰ γυμνὸν κόκκον εἰ τύχοι σίτου ἤ τινος τῶν λοιπῶν: ὁ δὲ θεὸς δίδωσιν αὐτῷ σῶμα καθὼς ἠθέλησεν, καὶ ἑκάστῳ τῶν σπερμάτων ἴδιον σῶμα. οὐ πᾶσα σὰρξ ἡ αὐτὴ σάρξ, ἀλλὰ ἄλλη μὲν ἀνθρώπων, ἄλλη δὲ σὰρξ κτηνῶν, ἄλλη δὲ σὰρξ πτηνῶν, ἄλλη δὲ ἰχθύων. καὶ σώματα ἐπουράνια, καὶ σώματα ἐπίγεια: ἀλλὰ ἑτέρα μὲν ἡ τῶν ἐπουρανίων δόξα, ἑτέρα δὲ ἡ τῶν ἐπιγείων. ἄλλη δόξα ἡλίου, καὶ ἄλλη δόξα σελήνης, καὶ ἄλλη δόξα ἀστέρων: ἀστὴρ γὰρ ἀστέρος διαφέρει ἐν δόξῃ. Οὕτως καὶ ἡ ἀνάστασις τῶν νεκρῶν. σπείρεται ἐν φθορᾷ, ἐγείρεται ἐν ἀφθαρσίᾳ: σπείρεται ἐν ἀτιμίᾳ, ἐγείρεται ἐν δόξῃ: σπείρεται ἐν ἀσθενείᾳ, ἐγείρεται ἐν δυνάμει: σπείρεται σῶμα ψυχικόν, ἐγείρεται σῶμα πνευματικόν. εἰ ἔστιν σῶμα ψυχικόν, ἔστιν καὶ πνευματικόν. οὕτως καὶ γέγραπται, Ἐγένετο ὁ πρῶτος ἄνθρωπος Ἀδὰμ εἰς ψυχὴν ζῶσαν: ὁ ἔσχατος Ἀδὰμ εἰς πνεῦμα ζῳοποιοῦν. ἀλλ' οὐ πρῶτον τὸ πνευματικὸν ἀλλὰ τὸ ψυχικόν, ἔπειτα τὸ πνευματικόν. ὁ πρῶτος ἄνθρωπος ἐκ γῆς χοϊκός, ὁ δεύτερος ἄνθρωπος ἐξ οὐρανοῦ. οἷος ὁ χοϊκός, τοιοῦτοι καὶ οἱ χοϊκοί, καὶ οἷος ὁ ἐπουράνιος, τοιοῦτοι καὶ οἱ ἐπουράνιοι: καὶ καθὼς ἐφορέσαμεν τὴν εἰκόνα τοῦ χοϊκοῦ, φορέσομεν καὶ τὴν εἰκόνα τοῦ ἐπουρανίου.
Mais quelqu'un dira: Comment les morts se (re)lèvent-ils (ou: s'éveillent-ils, se réveillent-ils, ressuscitent-ils) ? Avec quelle sorte de corps viennent-ils ? Ô imbécile, ce que, toi, tu sèmes, n'est pas rendu à la vie que d'abord il ne meure. Quant à ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps à venir que tu sèmes mais un grain nu, de blé peut-être ou d'autre chose; mais le dieu lui donne un corps comme il l'a voulu, et à chacune des semences son corps propre. Toute chair n'est pas même chair: autre celle des hommes, autre celle du bétail, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons; et des corps célestes et des corps terrestres, mais différente la gloire des célestes, différente celle des terrestres: autre la gloire du soleil, autre la gloire de la lune, autre la gloire des étoiles, et même une étoile diffère en gloire d'une autre étoile. Ainsi de la résurrection des morts: semé en pourriture, (re)levé impérissable; semé dans le déshonneur, (re)levé en gloire; semé en faiblesse, (re)levé en puissance; semé corps animal (psychique, "naturel"), relevé spirituel (pneumatique). S'il y a un corps animal (psychique, "naturel"), il y en a aussi un spirituel (pneumatique). Ainsi qu'il est écrit, Le premier homme, Adam, est devenu âme (= "être") vivante, le dernier Adam, lui, esprit vivifiant. Mais le premier, ce n'est pas le spirituel mais l'animal; ensuite le spirituel. Le premier homme est de la terre, de la poussière, le second homme du ciel; tel celui qui est de poussière, ceux qui sont de poussière, tel le céleste, les célestes; et comme nous avons porté l'image de celui qui est de poussière, nous porterons l'image du céleste. (xv, 35-49).
Remarquable privilège, étrange et naturel à la fois lui semblait-il, du végétal, moins visiblement mobile et individuel que "l'animal" (les langues et le corpus "bibliques" en général ne le qualifiaient pas même de vivant, ne lui prêtaient pas en tout cas la npš-yuch-anima commune aux "animaux" et aux "hommes", ils appelaient plus volontiers "viv(ant)e" l'eau courante), que de devenir le véhicule par excellence de "la vie", de sa continuité et de sa transformation, à l'endroit même où la mort et le cadavre (swma, ptwma) s'imposaient comme le symptôme évident de sa discontinuité -- solution de continuité, en somme, au sens et à contresens de la formule. Tout se passait comme si, là où l'on pensait et disait "le vivant", participe substantivé, on voyait plutôt "l'animal", et là où l'on pensait et disait "la vie" (c.-à-d. le vivre, le verbe dont participe le participe), plutôt le végétal, plante, arbre (de Gilgamesh xi ou de Genèse ii-iii aux arborescences généalogiques de l'évolution du vivant dans la paléontologie moderne) -- et toujours, par-delà, les "éléments" classiques (stoiceia), eau, feu, terre, air ("esprit", souffle et vent), chacun à sa manière principe de destruction et de transformation. Fallait-il rappeler qu'en grec la nature (jusiV) était une métonymie du végétal (de juw, le verbe de la croissance des plantes), à la différence du latin (natura) qui la rapportait à la "naissance" des vivipares ?
http://oudenologia.over-blog.com/article-exotropie-un-peu-louche-87648171.html
Le texte "paulinien" immédiatement en rappelait un autre, "johannique", qui convoquait sensiblement au même lieu et à la même fonction (de transition ou de passage) la même image, quoiqu'il n'y fût pas question de "résurrection", ou alors dans un "sens" à première vue assez différent:
ὁ δὲ Ἰησοῦς ἀποκρίνεται αὐτοῖς λέγων, Ἐλήλυθεν ἡ ὥρα ἵνα δοξασθῇ ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου. ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ἐὰν μὴ ὁ κόκκος τοῦ σίτου πεσὼν εἰς τὴν γῆν ἀποθάνῃ, αὐτὸς μόνος μένει: ἐὰν δὲ ἀποθάνῃ, πολὺν καρπὸν φέρει. ὁ φιλῶν τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ἀπολλύει αὐτήν, καὶ ὁ μισῶν τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ἐν τῷ κόσμῳ τούτῳ εἰς ζωὴν αἰώνιον φυλάξει αὐτήν.
Jésus leur répond: l'heure est venue que le fils de l'homme soit glorifié. Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé, tombant en terre, ne meurt, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime son âme (sa vie, ou: qui s'aime soi-même) la (ou: se) perdra, et qui hait son âme (sa vie, ou: qui se hait soi-même) en ce monde la (ou: se) gardera en vie éternelle. (Evangile selon saint Jean, xii, 23-25).
Le trope ici semblait tourner la mort vers un tout autre avenir; il n'assurait plus par métamorphose le passage paradoxal d'un "sujet", indemne en dépit de sa disparition, vers quelque au-delà "théo-cosmo-somatique", mais celui de l'un solitaire (μόνος) au multiple de l'autre. Le contexte d'ailleurs en confirmait le sens, de la demande des Grecs à Philippe, qui restait provisoirement sans réponse de "Jésus" (v. 20ss), à l'affirmation qui sans en avoir l'air y répondait et à la glose qui la commentait (v. 32s): κἀγὼ ἐὰν ὑψωθῶ ἐκ τῆς γῆς, πάντας ἑλκύσω πρὸς ἐμαυτόν. τοῦτο δὲ ἔλεγεν σημαίνων ποίῳ θανάτῳ ἤμελλεν ἀποθνῄσκειν. Et moi, si je suis (ou: quand je serai) élevé de la terre (image de la crucifixion-élévation, diamétralement opposée d'ailleurs à celle du grain de blé tombé en terre), j'attirerai tous (tous les humains, tout le monde, sauf le monde précisément, cf. v. 19) à moi. -- Il disait cela pour signifier de quelle mort il allait mourir.