Au dernier des hommes on n'enlèvera pas le souci de la sainteté.
A celui-là peut-être encore moins qu'à un autre.
De quelque façon d'ailleurs qu'on entende son "eschatologie", sa qualification superlative de dernier: tout à la fin de quelque durée ou histoire, celle de son espèce ou d'une de ses "époques", ou tout au bas de quelque échelle, sociale ou morale: le plus petit, le plus humble, le plus indigent, le plus démuni, ou bien le pire. Le moins homme des hommes, pourrait-on dire, encore tout homme pourtant. On songera, selon son inclination, au Christ qualifié (non de second mais) de dernier Adam (1 Corinthiens xv) au Letzte Mensch du Zarathoustra de Nietzsche ou au Letzte Mann de Murnau; à ceci ou cela.
Le mot de souci rappellera le concern de Paul Tillich -- ultimate concern, souci ou préoccupation ultime, encore du dernier et de l'eschatologie là-dedans. Notion que du reste il ne faut peut-être pas se hâter de prendre comme "traduction" de la foi, celle-ci étant aussi bien tout le contraire d'un souci -- sinon une insouciance, une interruption du souci, pour reprendre l'idée d'Unterbrechung chère à Eberhard Jüngel (notamment à propos de la foi comme interruption de garantie).
En choisissant le terme de sainteté plutôt qu'un autre, celui de sacré, de divin, de religieux ou de spirituel par exemple, point n'est besoin de le leur opposer -- la définition abusivement précise de concepts et de termes "techniques" par distinction artificielle et forcée (et pourtant toujours trop facile) de quasi-synonymes (la sainteté contre le sacré, comme le spirituel contre le religieux ou l'éthique contre la morale) n'aboutit guère qu'à une illusion de pensée qui encombre de ses volumes les rayons philosophiques et théologiques (entre autres) des bibliothèques. Il s'agit simplement d'approcher un ensemble -- grappe, nébuleuse ? -- de notions non seulement connexes, conjointes, contiguës, mais aussi entremêlées et apparentées, par la face et le mot qui se présentent les premiers à nous, ou qui nous sont culturellement les plus proches; autrement dit sous l'aspect le plus susceptible de nous intéresser, de nous concerner, de nous préoccuper ou de nous faire souci.
Etrange parcours au demeurant que celui de la "sainteté" dans les judaïsmes et les christianismes, qui tente depuis plus de deux millénaires de se différencier, sans jamais y parvenir, du sacré "païen" (cf. déjà le choix de agioV contre ieroV dans la Septante) où de toute évidence elle s'enracine. Semblable, symétriquement, à la trajectoire du "péché" dans la Bible, du rituel sacerdotal à la morale religieuse, politique ou sociale des Prophètes, mais plus vaste encore. Il y va (selon le découpage anachronique de nos catégories) de la propreté physique, de la santé ou de l'intégrité corporelle, de la pureté cérémonielle, de l'innocence juridique ou de la droiture morale, toutes choses au fond négatives (non-saleté, non-maladie, non-défaut, non-souillure, non-crime, non-faute, non-perversion) qui cachent peut-être une vertu plus originaire et positive, force ou puissance rayonnante (comme le péché est contagieux) émanant du divin avec lequel elle se confond en son foyer; ce serait à peine exagérer de dire qu'elle est l'essence, la substance, la quiddité même du divin -- the kind of stuff gods are made of. Dans les plus vieux textes de la Bible hébraïque comme déjà à Ougarit, les "saints", qdšym, ce sont d'abord les dieux, 'lhym (cf. Exode xv, 11; Deutéronome xxxiii, 2; Osée xii, 1; Psaume lxxxix, 6ss; Job v, 1; Proverbes ix, 10; xxx, 3); mais ce sont aussi bien les "prostitué[e]s sacrées" (Genèse xxxviii, 21; Deutéronome xxiii, 18; 1 Rois xiv, 24; xv,12; xxii, 47; 2 Rois xxiii, 7; Osée iv, 14; Job xxxvi, 14) qui assurent à leur façon une relation rituelle au monde mythique des dieux. Saint (ou sacré) de même, dans le monothéisme biblique, tout ce qui procède de "Dieu" et s'y rapporte; au lieu des dieux les "anges", puis la communauté des fidèles (ainsi dans le livre tardif de Daniel, où seuls les "païens" parlent encore des "dieux saints", iv, 5s.15; v, 11; cf. iv, 10.14 pour les [anges] "veilleurs"; vii, 18ss; viii, 24 pour le peuple). Et plus particulièrement les choses et les personnes "consacrées-sanctifiées", temple (sanctuaire, [lieu] saint, saint des saints), objets et ustensiles du culte, prêtres de toutes classes et catégories. Le sacré consacre, le saint sanctifie, avec des effets bénéfiques ou destructeurs (comme le tabou, qdš côtoie hrm, "interdit" ou "anathème" de ce qui se trouve "consacré" pour sa destruction). Lumineux, le numineux, dangereux aussi, pour le "profane", le "pécheur", l'"impur". D'où la nécessité de séparation, de mise à part (où l'on a longtemps vu l'essence du saré), mais aussi de médiation, en quoi consiste presque tout le dispositif sacerdotal qui en garde l'approche et l'accès (purification, sacrifice, consécration, sanctification). D'où aussi l'horizon, prophétique (Isaïe vi, 3) ou apocalyptique (Zacharie xiv, 20s), mais déjà sacerdotal (Lévitique xi, 44s etc.), du tout-sacré ou du tout-saint. La sainteté dépend de la dichotomie sacré-profane qui à la fois la protège et protège d'elle, elle tend pourtant à sa fin par sa propension à l'absorption ou à l'élimination de son autre. En elle aussi l'eschatologie est inscrite depuis les origines.
De tout cela -- surtout si l'on y agrège la ittérature (mal) dite intertestamentaire, notamment celle des manuscrits de la mer Morte -- la sainteté chrétienne du Nouveau Testament se démarque somme toute assez peu, si ce n'est par des déplacements plus ou moins perceptibles. L'Esprit (dit) saint, esprit de sainteté ou souffle sacré qui n'est pas tout à fait une nouveauté (cf. Isaïe lxiii, 10s; Psaume li, 11), devient le principal vecteur de sainteté, ambivalent comme l'eau et le feu (dangereux aussi: c'est le blasphème contre le Saint-Esprit qui est impardonnable, Marc iii, 29//; cf. l'histoire d'Ananias et de Sapphira au chapitre v des Actes). Quand elle ne s'y identifie pas, la sainteté du Christ lui-même en dépend: dans l'évangile selon saint Marc, c'est en tant qu'"énergumène", possédé ou plutôt habité de l'Esprit saint que Jésus est "le Saint de Dieu" redouté par les "esprits impurs". A l'instar des communautés esséniennes pour autant qu'on puisse en juger par les textes qoumraniens et assimilé, les "premiers chrétiens" s'autodésignent volontiers comme "les saints" (l'emploi particulier de la formule pour les "saints de Jérusalem" dans les épîtres de saint Paul invite particulièrement au rapprochement). La sainteté paraît leur être tantôt acquise, rituellement, par la "sanctification" ou "consécration" associée au baptême (cf. 1 Corinthiens vi, 9s), tantôt elle se présente comme un objectif, le résultat toujours futur d'un processus (de "sanctification" ou de "consécration") en cours. L'obsession de la perfection (teleioV ktl.) dans les textes dits "judéo-chrétiens" ou "antipauliniens" (évangile selon saint Matthieu, Didachè, épître de saint Jacques, Apocalypse de saint Jean) témoigne de sa vivacité qui ne se laisse enfermer ni dans un ordre sacramentel, ni dans une morale "raisonnable".
L'évolution du "culte des saints" dans le catholicisme médiéval (par lequel la sainteté nous est certainement la plus proche) en est un prolongement remarquable, et pas seulement une perversion. Il traduit une insatisfaction (d'abord populaire) de la religion chrétienne réduite à l'encadrement et à la bénédiction de la vie et de l'histoire profanes, ordinaires, médiocres, un souci (précisément) de perfection et d'absolu que le protestantisme n'a pas aboli (ou cru abolir) sans dommage. Car le sacerdoce universel, s'il peut se prévaloir d'un retour aux sources néotestamentaires, est aussi consécration conventionnelle d'une médiocrité qui ne contente pas les âmes assoiffées de perfection et d'absolu. De là l'émergence récurrente et la surenchère des mouvements de "sanctification" dans l'Europe puis l'Amérique protestantes, de l'anabaptisme au piétisme et au pentecôtisme. La sainteté toujours trop tôt formalisée et généralisée ne "prend" pas dans l'histoire, elle se replie sur l'exception, se remet à part, en "secte" s'il le faut, pour se faire désirer, pour refaire inquiétude et souci.
Divers, pourtant, les "saints" et leurs "récits". Plus encore que les "hommes". Passionnés ou impassibles, actifs ou passifs, inquisiteurs ou martyrs, prêcheurs ou silencieux, docteurs ou ignorants, extraordinairement complexes ou simples, bienfaisants ou ermites, terribles égoïstes persécuteurs de leur égo dans l'intériorité ou l'extase. Passionnants bien au-delà de la croyance, si l'on en juge par la passion d'un Cioran nourrie des histoires et des écrits des saints. Je viens de voir L'île de Pavel Lounguine (2006), qui n'est certes pas son meilleur film, mais qui témoigne à sa manière de la résistance du thème de la sainteté sous sa forme "typiquement russe" (et du reste plutôt sympathique en dépit de ses connotations politiques) qui n'a jamais lâché un peuple (cf. Tarkovski ou Mikhalkov même à l'ère soviétique).
Sainteté vivifiante et destructrice, question brûlante, impossible possibilité dont le désir et le regret, en un mot le souci, ne laisseront pas "l'homme" tranquille.