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11 janvier 2014 6 11 /01 /janvier /2014 17:07

Au deuxième jour (második nap) après l'événement, je reste sous l'impression, l'empreinte, la trace, le pas lourd du Cheval de Turin (A Torinói ló, 2011) de Béla Tarr; auteur dont je n'avais jusque-là rien vu, œuvre dont je n'avais rien vu de semblable. malgré les rapprochements qui se pressent toujours trop, sur le moment et après, surtout photographiques à la réflexion, avec Dreyer, Bergman, Buñuel, Bresson, Tarkovski, ou même le Lynch d'Eraserhead; ou, quant à la dramaturgie, si l'on ose dire malgré la pénurie de l'action et du texte, avec Beckett. La réminiscence à la fois visuelle et thématique qui s'est le plus imposée à moi étant sans doute celle de l'immobilisation ultime de La Honte (Bergman), quand le vent, puis le rêve même, se refusent à ceux qui ont tenté d'échapper à la réalité insulaire.

Ici le vent par contre domine, hurlant sans trêve, furieux, invraisemblable (feuilles sans arbres, spectres de brume sans cause), l'espace dénudé dont l'horizon se rétrécit inexorablement: la colline et l'arbre mort, le puits asséché, l'étable où le cheval qui s'est refusé à avancer se refuse à manger puis à boire, la maison enfin où la lumière du jour, la lampe et le feu un à un se refusent. L'unique tentative de sortir de là échoue inexplicablement mais sûrement, les personnages (le père, la fille, le cheval) ont à peine disparu derrière le sommet de la colline qu'ils réapparaissent pour revenir à leur point de départ. Tout cela dans un temps pesamment, péniblement réel, celui de la répétition des gestes et des grommellements quotidiens qui s'enchaînent en de longs plans-séquences, refusant la grâce de l'ellipse. Temps de la fin, par étouffement et extinction progressive, ou plutôt régressive, d'un monde qui en tant que monde a déjà disparu. Temps pourtant, rythmé, scandé dans sa cadence terminale par la musique obsessionnelle et lancinante de Mihály Víg. On ne peut guère imaginer œuvre plus sombre et moins divertissante, et cependant elle captive, fascine, hypnotise et marque le "spectateur" qui n'en sort pas non plus, bien que jamais peut-être spectateur ne se soit senti si absent, ignoré par des "acteurs" ou des "personnages" qui ne jouent pas, et pas pour lui. Esthétique forte, sensationnelle à rebours de l'usage courant de ce mot; ni spectaculaire ni belle ni agréable mais impressionnante.

La (trop ?) belle légende de l'effondrement de Nietzsche par la "compassion animale", qui sert de point de départ au récit ("on ne sait pas ce qui est arrivé au cheval") de cette semaine de décréation sans fin (le septième jour n'aura pas lieu), n'est guère rappelée que par la logorrhée paranoïaque du premier visiteur, semblable à celle du fou du Gai savoir -- à ceci près qu'il ne croit pas à la mort de Dieu, mais à la participation de celui-ci au complot cosmique de la destruction générale. La seconde et dernière visite, celle des Tziganes aussitôt chassés du puits qui ne servira plus, laisse un livre dont on devine qu'il est une sorte d'anti-Bible: les formules de désacralisation qu'en déchiffre péniblement la fille préludent à l'extinction finale. La dernière cène sera immangeable, comme les pommes de terre crues. La fin du monde ne sera même pas triste.

הוֹי הַמִּתְאַוִּים אֶת-יוֹם יְהוָה
לָמָּה-זֶּה לָכֶם יוֹם יְהוָה
הוּא-חשֶׁךְ וְלא-אוֹר
כַּאֲשֶׁר יָנוּס אִישׁ מִפְּנֵי הָאֲרִי  וּפְגָעוֹ הַדּב;
וּבָא הַבַּיִת--וְסָמַךְ יָדוֹ עַל-הַקִּיר וּנְשָׁכוֹ הַנָּחָשׁ 
הֲלא-חשֶׁךְ יוֹם יְהוָה וְלא-אוֹר
וְאָפֵל וְלא-נגַהּ לוֹ
Malheur à ceux qui souhaitent le jour de Yahvé !
Qu'est-ce donc pour vous que le jour de Yahvé ?
Il n'est pas lumière, mais ténèbres,
comme quand un homme fuit le lion et rencontre l'ours,
quand arrivant chez lui, il s'appuie sur le mur et que le serpent le mord.
Le jour de Yahvé, est-il donc lumière ? N'est-il pas plutôt ténèbres, obscur et sans clarté ?
(Amos v, 18ss)

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8 janvier 2014 3 08 /01 /janvier /2014 14:35

Lapalissade et oxymore du jour (qui se prêtera, en prime, à un nombre indéfini de variations, pour peu qu'on change de substantif et d'adjectif substantivé):

Sans la fatigue, l'infatigable n'apparaîtra jamais.
Sentence pompeuse sans doute, pompante peut-être, pompée probablement, dans l'inspiration ou l'aspiration de ceci; prétexte, aussi, à relire deux textes bibliques ressassés, mais dont j'avoue ne pas trop... me lasser; ou, du moins, que je retrouve avec plaisir:

הֲלוֹא יָדַעְתָּ    אִם-לא שָׁמַעְתָּ
אֱלהֵי עוֹלָם יְהוָה   בּוֹרֵא קְצוֹת הָאָרֶץ
לא יִיעַף וְלא יִיגָע    אֵין חֵקֶר לִתְבוּנָתוֹ
נתֵן לַיָּעֵף כּחַ   וּלְאֵין אוֹנִים עָצְמָה יַרְבֶּה
וְיִעֲפוּ נְעָרִים וְיִגָעוּ   וּבַחוּרִים כָּשׁוֹל יִכָּשֵׁלוּ
  וְקוֹיֵ יְהוָה יַחֲלִיפוּ כחַ   יַעֲלוּ אֵבֶר כַּנְּשָׁרִים
יָרוּצוּ וְלא יִיגָעוּ   יֵלְכוּ וְלא יִיעָפוּ
Ne le sais-tu pas ? Ne l'as-tu pas entendu ?
Le dieu d'autrefois
(ou d'éternité), Yahvé, a créé les confins de la terre.
Il ne s'épuise ni ne se fatigue, inscrutable est son intelligence.
A qui est fatigué il donne de la puissance, en qui est à bout de forces il fait abonder la vigueur.
Que les jeunes gens s'épuisent et se fatiguent, que les puissants finissent par trébucher,
ceux qui espèrent en Yahvé renouvelleront leur force. Ils prendront leur essor comme les aigles,
ils courront et ne se fatigueront pas, ils marcheront et ne s'épuiseront pas.

(Isaïe xl, 28ss)

καὶ εἴρηκέν μοι, Ἀρκεῖ σοι χάρις μου: γὰρ δύναμις ἐν ἀσθενείᾳ τελεῖται. ἥδιστα οὖν μᾶλλον καυχήσομαι ἐν ταῖς ἀσθενείαις μου, ἵνα ἐπισκηνώσῃ ἐπ' ἐμὲ δύναμις τοῦ Χριστοῦ. διὸ εὐδοκῶ ἐν ἀσθενείαις, ἐν ὕβρεσιν, ἐν ἀνάγκαις, ἐν διωγμοῖς καὶ στενοχωρίαις, ὑπὲρ Χριστοῦ: ὅταν γὰρ ἀσθενῶ, τότε δυνατός εἰμι.
Et il (le Seigneur = le Christ) m'a dit: Ma grâce te suffit, car la puissance s'accomplit dans la faiblesse. Je serai donc plus volontiers fier de mes faiblesses, pour que la puissance du Christ me couvre (comme une tente).  C'est pourquoi je me complais dans les faiblesses, les outrages, les nécessités, les persécutions et les angoisses, pour le Christ. Car lorsque je suis faible, alors je suis puissant.
(2 Corinthiens xii, 9ss)

On a souvent noté que le sublime poème inaugural du "Deutéro-Isaïe" se démarquait du premier récit de création, tout aussi solennel, de la Genèse (à moins que ce ne soit le contraire), notamment sur ce thème de la (non-)fatigue divine (cf. le repos du shabbat, Genèse ii, 1ss). Quant au non moins fameux passage où "saint Paul" évoque la misère de son "écharde (ou épine) dans la chair" en contraste avec la grandeur ineffable de son extase au troisième ciel (voir le contexte), il reprend le thème voisin de la faiblesse (cf. xi, 30; x; 10; xi, 21; xii, 5; asqeneia peut aussi être une "maladie") que l'apôtre oppose ailleurs à la puissance de manière plus théorique ou théologique (cf. 1 Corinthiens i, 25ss; ii, 3; iv, 10; ix, 22; xv, 43; 2 Corinthiens xiii, 3s.9 etc.; on remarquera que l'exaltation de la faiblesse -- comme de la folie ou sottise -- semble lui avoir passé dans l'épître aux Romains).

Ici et là, comme dans bien d'autres textes "bibliques" d'ailleurs, antithèse appuyée entre la force ou l'énergie propre, autonome, naturelle, de ce que l'hébreu ou le grec sémitisant appelleraient bsr ou sarx, la "chair", et celle, dérivée, dépendante, qui provient du divin, "l'esprit". Il faut que celle-là s'épuise pour que celle-ci apparaisse -- épuisement chez les uns et non-épuisement, relève ou renouvellement chez les autres, dans le premier texte, épuisement et relève ou renouvellement du même sujet ("je") dans le second; sujet qui soumis à la pression ou à la traction (écartèlement) de cet antagonisme ne tardera cependant pas à se scinder, en un "moi" de la chair ou du péché en moi d'une part, en un "moi" du Christ ou de l'Esprit en moi d'autre part, dans la suite de la correspondance paulinienne (Romains, Philippiens).

Reste, sinon à l'opération, du moins à la manifestation d'un certain type d'énergie, pour qu'il soit reconnu "en tant que tel", la nécessité de l'épuisement d'un autre. Füt-ce dans le cadre d'un monothéisme qui en dernière analyse théorique exigerait pourtant qu'il n'y en eût qu'un seul et que l'autre, le "propre", l'"autonome", le "naturel", n'eût jamais été qu'illusion de propriété, d'autonomie et de nature. L'espace de sa révélation, révélation de son essence et de son origine divine, supra-naturelle, supra-générique et supra-individuelle, dépend d'un certain espacement entre épuisement et relève. Et, quand cela se joue dans le même, d'une certaine anticipation de sa fin, de la mort: qu'on en ait déjà fini avec soi avant d'en avoir fini avec soi. A cela toute fatigue, toute faiblesse est aubaine, bénédiction et grâce, en tant que faire-valoir.

L'homme pèche tant qu'il peut. J'ai oublié de qui était cette formule, qui pourrait traduire la pensée de saint Augustin sans trop la trahir, si elle n'était pas de lui. Quoi de plus désespérant, de ce point de vue, que la constatation de ressources inépuisables, ou intarissables ? Que la "chair", le "péché", en aval de tout bilan définitif, de toute repentance abyssale, de toute conversion radicale, retrouve toujours en "soi" de quoi désirer et craindre, parler et répondre, agir et réagir; que son énergie "propre", son ressort "autonome" si abîmé, rouillé et grinçant soit-il ne soit pas vraiment cassé, définitivement hors d'usage, qu'il n'en finisse pas de relancer le mouvement ? Y muero porque no muero.

A moins bien sûr d'y lire précisément le signe de son autre, la révélation même de sa non-autonomie, de sa dépendance sous l'espèce contraire de l'indépendance. Révélation dès lors infiniment ambiguë, comme il sied à la simplicité même de l'Un.

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5 janvier 2014 7 05 /01 /janvier /2014 17:16

Au dernier des hommes on n'enlèvera pas le souci de la sainteté.

A celui-là peut-être encore moins qu'à un autre.

De quelque façon d'ailleurs qu'on entende son "eschatologie", sa qualification superlative de dernier: tout à la fin de quelque durée ou histoire, celle de son espèce ou d'une de ses "époques", ou tout au bas de quelque échelle, sociale ou morale: le plus petit, le plus humble, le plus indigent, le plus démuni, ou bien le pire. Le moins homme des hommes, pourrait-on dire, encore tout homme pourtant. On songera, selon son inclination, au Christ qualifié (non de second mais) de dernier Adam (1 Corinthiens xv) au Letzte Mensch du Zarathoustra de Nietzsche ou au Letzte Mann de Murnau; à ceci ou cela.

Le mot de souci rappellera le concern de Paul Tillich -- ultimate concern, souci ou préoccupation ultime, encore du dernier et de l'eschatologie là-dedans. Notion que du reste il ne faut peut-être pas se hâter de prendre comme "traduction" de la foi, celle-ci étant aussi bien tout le contraire d'un souci -- sinon une insouciance, une interruption du souci, pour reprendre l'idée d'Unterbrechung chère à Eberhard Jüngel (notamment à propos de la foi comme interruption de garantie).

En choisissant le terme de sainteté plutôt qu'un autre, celui de sacré, de divin, de religieux ou de spirituel par exemple, point n'est besoin de le leur opposer -- la définition abusivement précise de concepts et de termes "techniques" par distinction artificielle et forcée (et pourtant toujours trop facile) de quasi-synonymes (la sainteté contre le sacré, comme le spirituel contre le religieux ou l'éthique contre la morale) n'aboutit guère qu'à une illusion de pensée qui encombre de ses volumes les rayons philosophiques et théologiques (entre autres) des bibliothèques. Il s'agit simplement d'approcher un ensemble -- grappe, nébuleuse ? -- de notions non seulement connexes, conjointes, contiguës, mais aussi entremêlées et apparentées, par la face et  le mot qui se présentent les premiers à nous, ou qui nous sont culturellement les plus proches; autrement dit sous l'aspect le plus susceptible de nous intéresser, de nous concerner, de nous préoccuper ou de nous faire souci.

Etrange parcours au demeurant que celui de la "sainteté" dans les judaïsmes et les christianismes, qui tente depuis plus de deux millénaires de se différencier, sans jamais y parvenir, du sacré "païen" (cf. déjà le choix de agioV contre ieroV dans la Septante) où de toute évidence elle s'enracine. Semblable, symétriquement, à la trajectoire du "péché" dans la Bible, du rituel sacerdotal à la morale religieuse, politique ou sociale des Prophètes, mais plus vaste encore. Il y va (selon le découpage anachronique de nos catégories) de la propreté physique, de la santé ou de l'intégrité corporelle, de la pureté cérémonielle, de l'innocence juridique ou de la droiture morale, toutes choses au fond négatives (non-saleté, non-maladie, non-défaut, non-souillure, non-crime, non-faute, non-perversion) qui cachent peut-être une vertu plus originaire et positive, force ou puissance rayonnante (comme le péché est contagieux) émanant du divin avec lequel elle se confond en son foyer; ce serait à peine exagérer de dire qu'elle est l'essence, la substance, la quiddité même du divin -- the kind of stuff gods are made of. Dans les plus vieux textes de la Bible hébraïque comme déjà à Ougarit, les "saints", qdšym, ce sont d'abord les dieux, 'lhym (cf. Exode xv, 11; Deutéronome xxxiii, 2;  Osée xii, 1; Psaume lxxxix, 6ss; Job v, 1; Proverbes ix, 10; xxx, 3); mais ce sont aussi bien les "prostitué[e]s sacrées" (Genèse xxxviii, 21; Deutéronome xxiii, 18; 1 Rois xiv, 24; xv,12; xxii, 47; 2 Rois  xxiii, 7; Osée iv, 14; Job xxxvi, 14) qui assurent à leur façon une relation rituelle au monde mythique des dieux. Saint (ou sacré) de même, dans le monothéisme biblique, tout ce qui procède de "Dieu" et s'y rapporte; au lieu des dieux les "anges", puis la communauté des fidèles (ainsi dans le livre tardif de Daniel, où seuls les "païens" parlent encore des "dieux saints", iv, 5s.15; v, 11; cf. iv, 10.14 pour les [anges] "veilleurs"; vii, 18ss; viii, 24 pour le peuple). Et plus particulièrement les choses et les personnes "consacrées-sanctifiées", temple (sanctuaire, [lieu] saint, saint des saints), objets et ustensiles du culte, prêtres de toutes classes et catégories. Le sacré consacre, le saint sanctifie, avec des effets bénéfiques ou destructeurs (comme le tabou, qdš côtoie hrm, "interdit" ou "anathème" de ce qui se trouve "consacré" pour sa destruction). Lumineux, le numineux, dangereux aussi, pour le "profane", le "pécheur", l'"impur". D'où la nécessité de séparation, de mise à part (où l'on a longtemps vu l'essence du saré), mais aussi de médiation, en quoi consiste presque tout le dispositif sacerdotal qui en garde l'approche et l'accès (purification, sacrifice, consécration, sanctification).  D'où aussi l'horizon, prophétique (Isaïe vi, 3) ou apocalyptique (Zacharie xiv, 20s), mais déjà sacerdotal (Lévitique xi, 44s etc.), du tout-sacré ou du tout-saint. La sainteté dépend de la dichotomie sacré-profane qui à la fois la protège et protège d'elleelle tend pourtant à sa fin par sa propension à l'absorption ou à l'élimination de son autre. En elle aussi l'eschatologie est inscrite depuis les origines.

De tout cela -- surtout si l'on y agrège la ittérature (mal) dite intertestamentaire, notamment celle des manuscrits de la mer Morte -- la sainteté chrétienne du Nouveau Testament se démarque somme toute assez peu, si ce n'est par des déplacements plus ou moins perceptibles. L'Esprit (dit) saint, esprit de sainteté ou souffle sacré qui n'est pas tout à fait une nouveauté (cf. Isaïe lxiii, 10s;  Psaume li, 11), devient le principal vecteur de sainteté, ambivalent comme l'eau et le feu (dangereux aussi: c'est le blasphème contre le Saint-Esprit qui est impardonnable, Marc iii, 29//; cf. l'histoire d'Ananias et de Sapphira au chapitre v des Actes). Quand elle ne s'y identifie pas, la sainteté du Christ lui-même en dépend: dans l'évangile selon saint Marc, c'est en tant qu'"énergumène", possédé ou plutôt habité de l'Esprit saint que Jésus est "le Saint de Dieu" redouté par les "esprits impurs". A l'instar des communautés esséniennes pour autant qu'on puisse en juger par les textes qoumraniens et assimilé, les "premiers chrétiens" s'autodésignent volontiers comme "les saints" (l'emploi particulier de la formule pour les "saints de Jérusalem" dans les épîtres de saint Paul invite particulièrement au rapprochement). La sainteté paraît leur être tantôt acquise, rituellement, par la "sanctification" ou "consécration" associée au baptême (cf. 1 Corinthiens vi, 9s), tantôt elle se présente comme un objectif, le résultat toujours futur d'un processus (de "sanctification" ou de "consécration") en cours. L'obsession de la perfection (teleioV ktl.) dans les textes dits "judéo-chrétiens" ou "antipauliniens" (évangile selon saint Matthieu, Didachè, épître de saint Jacques, Apocalypse de saint Jean) témoigne de sa vivacité qui ne se laisse enfermer ni dans un ordre sacramentel, ni dans une morale "raisonnable".

L'évolution du "culte des saints" dans le catholicisme médiéval (par lequel la sainteté nous est certainement la plus proche) en est un prolongement remarquable, et pas seulement une perversion. Il traduit une insatisfaction (d'abord populaire) de la religion chrétienne réduite à l'encadrement et à la bénédiction de la vie et de l'histoire profanes, ordinaires, médiocres, un souci (précisément) de perfection et d'absolu que le protestantisme n'a pas aboli (ou cru abolir) sans dommage. Car le sacerdoce universel, s'il peut se prévaloir d'un retour aux sources néotestamentaires, est aussi consécration conventionnelle d'une médiocrité qui ne contente pas les âmes assoiffées de perfection et d'absolu. De là l'émergence récurrente et la surenchère des mouvements de "sanctification" dans l'Europe puis l'Amérique protestantes, de l'anabaptisme au piétisme et au pentecôtisme. La sainteté toujours trop tôt formalisée et généralisée ne "prend" pas dans l'histoire, elle se replie sur l'exception, se remet à part, en "secte" s'il le faut, pour se faire désirer, pour refaire inquiétude et souci.

Divers, pourtant, les "saints" et leurs "récits". Plus encore que les "hommes". Passionnés ou impassibles, actifs ou passifs, inquisiteurs ou martyrs, prêcheurs ou silencieux, docteurs ou ignorants, extraordinairement complexes ou simples, bienfaisants ou ermites, terribles égoïstes persécuteurs de leur égo dans l'intériorité ou l'extase. Passionnants bien au-delà de la croyance, si l'on en juge par la passion d'un Cioran nourrie des histoires et des écrits des saints. Je viens de voir L'île de Pavel Lounguine (2006), qui n'est certes pas son meilleur film, mais qui témoigne à sa manière de la résistance du thème de la sainteté sous sa forme "typiquement russe" (et du reste plutôt sympathique en dépit de ses connotations politiques) qui n'a jamais lâché un peuple (cf. Tarkovski ou Mikhalkov même à l'ère soviétique).

Sainteté vivifiante et destructrice, question brûlante, impossible possibilité dont le désir et le regret, en un mot le souci, ne laisseront pas "l'homme" tranquille.

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4 janvier 2014 6 04 /01 /janvier /2014 12:29

Plus discrètement que la découverte de l'Amérique -- un peu plus tôt aussi -- l'avènement de la critique textuelle, mère et grand-mère de toutes les critiques à venir, contresigne celui de la modernité occidentale, en cet humanisme de la Re-naissance philologue et archéologue qui innove et inaugure tourné vers le passé le plus lointain (l'Antiquité d'avant le "moyen-âge", dont la tradition médiatrice devient obstacle à surmonter) et penché sur le texte universel d'un monde lisible, d'un monde livre (cf. Foucault). Et c'est naturellement sur les textes de "la Bible", simultanément promue Livre par excellence et déchue en livre comme un autre, qu'elle s'est exercée en priorité (cf. http://oudenologia.over-blog.com/pages/risques-des-textes-risques-du-livre-2633047.html).

Nécessité d'autant plus vivement ressentie de déterminer le bon texte que celui-ci peut désormais être reproduit à l'identique et à l'infini par la technique de l'imprimerie; nécessité démultipliée dans le cas du texte "original" par l'importance anticipée de tout ce qui paraît devoir en découler comme de source: la bonne traduction, la bonne interprétation, la bonne doctrine, la bonne pratique, la bonne technique, la bonne société, en un mot le bon sens; tout ce "bon" entendu au sens du right anglais ou du richtig allemand, droit chemin dont tout mal apparaît dès lors comme déviation rectifiable, perversion corrigible, abus réformable. La rectitude du chemin vers l'origine est promise à fonder droitement l'avenir, sur le mode désormais infaillible de la reproduction typographique.  

L'histoire des textes "bibliques" avait connu d'autres époques de standardisation et de stabilisation progressives et relatives -- époques de "canonisation" tout d'abord (puisqu'on ne valide jamais une liste de textes que dans un certain état de ces textes, dans une "édition" donnée à l'exclusion de toutes les autres le cas échéant): dans le sillage des guerres juives (66-135) pour ce qui est de la "bible hébraïque" en son édition "proto-massorétique", de l'installation du christianisme d'Etat (IVe-Ve siècles) pour ce qui est de la Septante et du Nouveau Testament grec en Orient et de leur traduction latine en Occident, la Vulgate de saint Jérôme marquant déjà une volonté de retour au sources (hebraica veritas court-circuitant la médiation du grec) -- affaire à chaque fois, côté juif et chrétien respectivement, d'autorité mais aussi de rapport de force et de négociation au sein d'une "communauté" en situation d'unification elle-même relative et progressive. Standardisation et stabilisation plus locales aussi, en amont, pour toutes les "éditions" et "recensions" précédentes qui permettent de regrouper en "familles" la diversité des manuscrits. Sans compter que la plupart des "livres" de la Bible étaient eux-mêmes l'aboutissement d'un tel processus où copie exacte ou non, compilation, réécriture, développement, retranchement et addition sont inséparables.

La critique textuelle a créé de toutes pièces l'objet de sa quête, le mythe de "l'original", texte parfait, à la fois achevé et indemne de toute altération. Elle ne pouvait cependant parvenir à son but sans le dépasser et l'emporter. Avant de l'atteindre elle se trouverait déjà engagée dans l'au-delà de sa quête, la généalogie et la préhistoire des textes; entre la basse- et la haute-critique que croyait encore pouvoir distinguer le XIXe siècle, point de frontière. Comme toute archéologie, comme toute ana-lyse, la critique ne s'arrêterait plus; elle serait malgré elle dé-structrice, mais aussi créatrice de texte et de différance -- à l'infini, jamais à l'identique.

Indécidable, le nombre du texte. Point d'interprétation, point de traduction, point de correction, point de copie, point de reproduction, point de lecture qui ne fasse d'un texte un autre texte. Point de commencement, point de création qui ne soit reprise, répétition et poursuite du texte (unique). 

La vérité du texte nous échappe, nous ne lui échappons jamais.

 .

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2 janvier 2014 4 02 /01 /janvier /2014 14:18

"L'ignorance est nettement supérieure à la connaissance, parce que l'ignorance vient de Dieu, et que la connaissance est l'œuvre des hommes." Cette citation (peut-être approximative) entendue au détour (10') d'une conférence (au demeurant intéressante) de Pascal Picq, qui n'en identifiait malheureusement pas l'auteur ("à l'époque de Rosny l'aîné", soit entre 1890 et 1940), le rangeant néanmoins parmi les "imbéciles", m'a aussitôt renvoyé à une vaste et longue tradition, qui passe (par exemple) par le pseudo-Denys, Nicolas de Cues ou même Blaise Pascal (e.g. Lafuma 83: Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu'ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis, mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre-deux qui sont sortis de l'ignorance naturelle et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout...), sans oublier le récit de l'Eden (Genèse ii, 4b -- iii, 24), où la connaissance est divine, certes, mais où l'homme -- ou plu(s)tôt la femme -- n'en prend pas moins à la fois sans et contre le dieu l'initiative -- et, partant, la responsabilité -- de se l'approprier. En cherchant vainement le susdit imbécile et son texte original au hasard de l'internet, mû probablement par la curiosité de savoir si j'avais affaire à un mot d'esprit ou à un faible d'esprit, comme si celui-ci était incapable de celui-là, j'ai rencontré (sans les relever) une foule d'autres réflexions paradoxales sur ce thème, soulignant par exemple que l'ignorance est plus propice à la pensée, au sens où elle l'appelle et la (re-)lance, que la connaissance qui tend à l'arrêter.

Il est sans doute dans l'ordre de toute pensée "profonde" (ou "élevée") d'être superficiellementapparemment (ou  "au premier degré", "au pied de la lettre", "au ras des pâquerettes") ridicule. Autrement dit d''être ridicule, tout court, sans adverbe et sans appel, là où elle se rapporte bon gré mal gré à la surface de la page ou de l'écran, où elle s'ouvre et s'offre au texte, au langage et au discours, à la logique et au sens, à la représentation et au schéma. Sottise ou générosité de sa part, vice ou vertu de nécessité en tout cas puisqu'elle ne peut guère en faire l'économie. Son apparition, son épiphanie, son épiphénomène irrésistiblement comiques, qui prêtent à rire, qu'ils aient ou non la bonne grâce de se prêter eux-mêmes à en rire avec les rieurs, sont en effet retour inévitable au plan dont elle s'est dérobée ou subtilisée pour faire un temps, le sien, effet de relief et de volume, de profondeur ou de hauteur. La bulle dansante et irisée remontée à la surface ou retombée sur le sol en crève aussitôt, son souvenir n'est plus que la trace évanescente d'un zéro pointé, signant la nullité pourtant avenue d'un raisonnement circulaire ou d'une pétition de principe.

Cette vacuité du compte rendu, pour autant qu'elle n'a pas su ou pu se refuser à l'apologétique, à rendre compte d'elle-même au logoV, la pensée dite "mystique" n'a cessé de l'assumer, plus ou moins fièrement. Et si l'on veut retracer dans les archives discontinues de ses rapports au verbe ou à l'idée la ligne narrative d'une histoire, évolution ou progrès, régression ou décadence, ou en dégager une sorte de tendance vectorielle (ce à quoi sa version occidentale n'échappera pas), ce sera peut-être celle d'une propension à l'ascèse ou au dépouillement. La mwria de l'évangile paulinien de la croix, plus exactement sottise que folie, escompte son rétablissement en sagesse supérieure, comme en puissance la faiblesse qui lui est associée (cf. 1 Corintiens i--ii). La nescience des traditions médiévales, mystiques ou apophatiques, se veut aussi connaissance suréminente. L'ignorance pascalienne est déjà moins prétentieuse: l'au-delà des sciences y est retour à l'en-deçà, elle n'a gagné au déplacement ou à la spéculation (toujours la fausse dialectique du miroir) que de se connaître. L'idiotie dostoïevskienne paraîtrra encore plus modeste, de part en part misérable, dérisoire, ridicule, échappant peut-être d'autant mieux à l'apologie qu'elle ne s'y refuse pas -- sous la forme de la pathologie et du diagnostic naturalistes. Dans le devenir enfant commun aux évangiles et au prologue de Zarathoustra, il y a bien, n'en déplaise à Jung (non pas redevenir) re-connaissance d'un retour, ou retour (ou conversion, teshouva, metanoia) de la connaissance; on en revient, comme de voyage et au point de départ.

 

 

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31 décembre 2013 2 31 /12 /décembre /2013 11:48

(Après quelques jours d'exposition exceptionnelle à la télévision -- dans le fauteuil du spectateur quasi contraint.)

Les soi-disant humoristes qui font profession de "provocation" en prenant des postures "antisystème" manifestent une confiance étonnante dans le "système" qui sécurise leur personne et leur fonds de commerce, pour provoquer en effet publiquement et grossièrement des millions de gens, vivants et morts; s'ils avaient conscience de courir le risque d'une réplique, riposte ou vengeance sous forme de lynchage, d'attentat ou de duel singulier par exemple, il y a fort à parier que leur humour y gagnerait rapidement en modération et en finesse -- ou bien disparaîtrait. Ainsi sont-ils peut-être effectivement "critiques" du "système", comme le sont les symptômes d'un mal (et) d'un corps, d'un désordre structurel (d'un mésordre, eût dit tel théologien de ma connaissance) de l'ordre qu'ils dénoncent, mais précisément parce que celui-ci les tolère, les protège et les nourrit tout en les réprouvant. Stigmates comme parasites de la société qui leur offre une niche à ses dépens parce qu'elle ne sait plus, ne veut plus, ne peut plus faire autrement.

Pathétique abyssal des documentaires écolo-animaliers. Tant d'émotion et d'efforts individuels, associatifs, gouvernementaux, internationaux pour "sauver" des individus ou des espèces que seule une catastrophe, non seulement déclin mais chute suffisamment rapide, profonde et durable de la démographie et de l'économie humaines aurait quelque chance de "sauver". Peut-on espérer quelque chose de cette "sensibilisation" sur les jeunes générations ? Peut-être, à la condition que celle-ci ne s'arrête pas aux frontières qui lui sont officiellement assignées -- la "sensibilité écologique" comme extension facultative ou même obligatoire de "l'humanisme", qui laisse sauve et renforce même sa base arrière, l'indiscutable et inconditionnelle priorité humaine. Qu'elle échappe à toutes ses intentions actuelles, qu'elle déborde ses garde-fous et devienne incontrôlable, en rencontrant peut-être à un certain moment le grand mouvement -- haut-le-cœur ? -- du dégoût de l'homme (chez l'homme) et en se conjuguant à lui, comme parfois la pluie de la tempête rencontre la grande marée en un synchronisme décisif. Une telle coïncidence dévastatrice -- et, qui sait ? salvatrice ? -- a beau s'annoncer improbable, elle n'est peut-être pas encore impossible.

Humaniste, pourtant, qui n'agirait contre les hommes que pour les hommes, par souci de sauvegarder et de faire ressortir -- ne serait-ce qu'une dernière fois -- ce qui leur reste de beauté. Qui les tenant pour précieux les voudrait rares; qui les aimerait libres  fiers, heureux, et aurait compris cependant -- ecce homo -- que l'humanisation de l'homme passe par sa restriction, son humiliation et son malheur.

*

*            *

A l'heure des vœux je vous souhaite

                                -- à vous qui sauriez, voudriez et pourriez encore y croire --

                                                                   le courage

                                                                                       de savoir ce que vous voulez

                                                                                                     et ce que vous pouvez

                                                                                       de vouloir ce que vous savez

                                                                                                      et ce que vous pouvez

                                                                                       de pouvoir ce que vous voulez

                                                                                                       et ce que vous savez

                                                             ou bien                

                                 -- si vous préférez --

                                                                   la grâce                    irrésistible

                                                                                                      irresponsable

                                                                                                      spéciale

                                                                                                  et commune

                                                                                   de l'action

                                                                               et de la passion

                                                                                                       comme une

                                   -- autrement dit    ce qui           

                                                                                                                       dans la nuit

                                                                               s'annonce  

                                                                                                   impossible

                                                                                                                      jusqu'au jour

où                                                               il          arrive

                                                                            et apparaît

                                                                                               en évidence

                                                                                         

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23 décembre 2013 1 23 /12 /décembre /2013 18:25

Les théologiens les plus graves auront beau pester ou froncer les sourcils: à la fois réussite littéraire et succès populaire, les (deux) récits de la Nativité, accrochés sans doute bien tardivement aux évangiles de saint Matthieu et de saint Luc, ont volé la vedette aux (quatre) récits de la Passion (avec ou sans Résurrection), comme Noël à Pâques (pour ne rien dire de l'austère Vendredi-Saint). Même l'aspect factice et commercial de la fête, dont la réprobation est devenue une sorte de passage obligé dans les sermons cléricaux et laïques de circonstance, en témoigne: par là, par le commencement ostensiblement légendaire, enfantin et riant, bien plus que par la fin tragique ou théologique (à défaut d'historique), le "sens", l'"essentiel", l'Evangile, le Christ, Dieu même échappe à la garde des siens, à la Synagogue ou à l'Eglise des fidèles comme au cénacle des savants ou des justes, pour rejoindre même par le contresens le grand public indéfini, bon public par définition, des "hommes de bonne volonté" (un contresens précisément).  Merveilleux de carton-pâte qui ne cache pas son artifice littéraire (pastiche du style "biblique", en l'occurrence vétérotestamentaire et septuagintique, chez saint Luc) et ses emprunts intertextuels (aux annonciations et nativités de Moïse, de Samson ou de Samuel p. ex.), qui se rit des contradictions formelles (les deux récits sont à la lettre inconciliables, narrativement et chronologiquement, mais la liturgie de Noël n'a aucun mal à les réconcilier une fois l'an: qui se préoccupe ici de la lettre, de l'histoire ou de la cohérence ?). Ils ont en commun, outre la magie et la naïveté qui vont de pair, d'élargir l'auditoire, que ce soit dans la direction des bergers ou des mages païens, en somme -- même si ce n'est l'intention première ni de l'un ni de l'autre -- au tout venant des humains, sans condition préalable. Et, pendant qu'on y est, aux  anges, aux bêtes (étable et troupeaux de saint Luc, en attendant le boeuf et l'âne) et aux étoiles. On ne résiste pas à la joie (cara, Matthieu ii, 10; Luc i, 14; i, 28.44.47.58; ii, 10), à sa grâce (cariV, Luc i, 28) peut-être seule irrésistible, surtout quand elle se montre aussi manifestement déraisonnable.

 

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20 décembre 2013 5 20 /12 /décembre /2013 16:41

Il ne fait guère de doute que le suicide, individuel et collectif, a de l'avenir, un avenir proche et florissant --  en tant que "question" philosophique, morale et (pour ce qu'il en reste) religieuse, mais davantage encore en tant qu'affaire politique, économique et commerciale (notamment dans la catégorie "services à la personne").

La société humaine -- pour ne rien dire de l'écosystème terrestre -- ne gagne probablement pas grand-chose à l'aborder obliquement, quand ce n'est pas à reculons; si elle ne perd rien pour attendre, elle perd peut-être pas mal à tarder. Que cela lui plaise ou non, elle viendra tôt ou tard -- certainement trop tard, et cependant plus tôt qu'elle ne le croit -- à l'encadrer, à l'accompagner, à le célébrer, à le bénir, à l'encourager, à le favoriser, à l'assister et à l'aider de toutes les manières possibles. Et sa pusillanimité d'aujourd'hui, pour peu qu'elle ait alors le temps d'y songer, lui paraîtra alors incompréhensible, voire criminelle. Comme toujours, la morale de demain -- c'en sera une, n'en doutons pas, et pas même pire que la nôtre -- jugera sévèrement l'obstination aveugle puis la lâcheté de celle d'hier, qui l'auront fait tenir et hésiter à céder trop longtemps.

La position actuelle du christianisme (historique), surtout catholique, paraît déjà à cet égard d'une absurdité qui n'échappe à personne, mais qui ne devrait surtout pas lui échapper, à lui. Car si l'absurdité est infiniment discutable en tant que déraison -- par rapport à quelle "raison" ? -- elle ne l'est pas en tant que contresens interne, parfaitement manifeste dans le cadrage imposé par les "fondements" chrétiens. Il y va à peu près du même retournement historique et littéraire qui a peu à peu transformé une religion au départ hostile ou au mieux indifférente au mariage, à la famille et à la procréation en championne de ces "valeurs". Mais pour le suicide la chose semble encore plus évidente, quoique, comme toute évidence, elle apparaisse mieux à quelque distance. Quand le regretté Desproges disait: "Si Jésus ne s'est pas suicidé, c'est que je n'ai rien compris au Nouveau Testament", il énonçait brutalement une "vérité" qui échappe au paroissien ordinaire et même au clerc moyen, mais qu'ils peuvent difficilement éviter dès lors qu'on leur a mis le nez dessus; l'exégète, de son côté, trouve bien dans les textes toute sorte d'exaltation de la mort volontaire, avec des motivations d'ailleurs diverses, voire contradictoires, mais, par (ou sous prétexte de) discipline méthodologique, il se garde d'en tirer des conclusions; quant au théologien systématique, dont la fonction consiste en principe à synthétiser les "donné(e)s" des textes pour en tirer un "message" audible ou une image visible (comme Aaron le veau d'or ?), un texte-discours lisible et univoque, il est plus que tout autre à la remorque, et de sa propre tradition dans ses versions les plus récentes (celle de ses commanditaires et de son public immédiats) et (donc) de la morale contemporaine. Que le christianisme ancien se soit principalement enorgueilli de produire des martyrs en abondance -- quitte à en rajouter ici et là sur leur nombre ou leur enthousiasme -- cela est à peu près aussi étranger aux chrétiens qu'aux non-chrétiens d'aujourd'hui.

On pourrait toutefois parier que tout comme il n'y a plus aujourd'hui de bonnes raisons de mourir, demain il n'y en aura plus de mauvaises. Souffrance, lassitude, dégoût, sens de son inutilité ou de sa nuisance, haine ou amour "désintéressés", désir de ne plus subir ou -- paradoxalement -- d'agir, de faire par sa mort, du mal ou du bien, de fonder, de construire, de saper ou de détruire, de fortifier ou d'infléchir, de sauver ou de perdre, de guérir ou de blesser, de changer des choses petites ou grandes autour de soi, de marquer d'une façon ou d'une autre, tout cela sera lu différemment (mais sans doute pas plus clairement ni plus justement) dès lors que l'acte même sera passé de la réprobation inconditionnelle à une approbation qui pourrait bien l'être tout autant, s'il est vrai qu'un interdit, par effet de balancier, se change plus facilement en devoir symétrique qu'en simple (?) "permission" indifférente.

Je viens de voir le très beau Meet John Doe (= "L'homme de la rue", 1941) de Frank Capra, emblématique comme beaucoup de ses films des "bons sentiments" (feel-good movie) de l'idéalisme civil américain de son époque -- et avant tout de son auteur. Le motif du suicide envisagé par le héros le jour de Noël reviendra dans le plus connu It's a Wonderful Life (La vie est belle, 1946), quand le personnage joué par James Stewart s'apercevra qu'en raison d'une police d'assurance il pourrait bien être plus utile aux siens mort que vivant -- Capra excelle à déceler et à dénoncer les perversions structurelles de la "bonne volonté" foncière des "braves gens" (les anges de Bethléhem avaient-ils pu prévoir l'extraordinaire postérité de leur formule, détournée de son sens initial ?). Ici la tragédie se noue à partir de la comédie: l'annonce-menace de suicide est d'abord un pur canular, hoax, d'une journaliste licenciée (Barbara Stanwyck), qui fait le buzz au point de requérir l'incarnation d'un vrai-faux John Doe (Gary Cooper); celui-ci rassemble la sympathie du public et fait aussitôt l'objet de toutes les convoitises et projets de récupération médiatico-politiques. Satire féroce sous le message ultra-humaniste -- où l'on voit notamment la photo du protagoniste en pose protestataire ou accusatrice (on dirait aujourd'hui indignée), obtenue par une mise en situation suggérant une erreur d'arbitrage dans un match de base-ball, exploitée par les journaux au service de toutes les "causes" sérieuses possibles. Cependant la puissance de la menace de suicide, qui de fictive devient réelle (dans la fiction), est aussi mise en évidence; dernière arme de ceux qui n'ont plus rien à perdre, opérant malgré les réflexes défensifs qui tendent à la neutraliser ("chantage affectif", etc.), et rattachée dans un des discours, indirectement mais sans équivoque, à la crucifixion du Christ. Tout finit bien, comme toujours, dans l'esprit de Noël cher à Capra, qui finit par l'emporter sur les plus puissants et les plus cyniques, à défaut de les gagner. Entre-temps, et entre rires et larmes, tous les John Doe du monde auront là trouvé de quoi réfléchir.

 

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19 décembre 2013 4 19 /12 /décembre /2013 14:17

http://oudenologia.over-blog.com/article-esoterique-de-l-obscurantisme-114771690.html

 

il fallait                          aux hommes comme aux dieux

              des ténèbres

                                       épaisses palpables 

                                       matérielles maternelles

                                       ambiguës équivoques 

                                       indécises indécidables

               des trous des plis des replis vagins matrices

               des forêts des cavernes des grottes

                                   tempérées humides douces l'hiver fraîches l'été

               des maisons des toits des murs des prisons

               des temples des sanctuaires des églises des sacristies obscures

               des chambres des cellules des cachots

               des portes des fenêtres des rideaux des voiles

               de l'architecture et de la moisissure

               des secrets des mystères des arcanes

                                      pour se replier se cacher se dissimuler

                                                s'abriter se protéger se préserver se réserver

                                                se ressourcer se renouveler se régénérer

                                                dormir rêver inventer songes et mensonges

                                                croupir pourrir mourir aussi

ô fanatiques de la lumière et de la transparence

                        du solaire et du sanitaire 

                        de la veille et de la conscience

   qui avec vous nous désséchâtes commes limaces au soleil

que vous vous connaissiez mal !

 

*

*          *

 

Le doute-hésitation, (dia-)critique par excellence (le dia-krinomai du Nouveau Testament, à la voix moyenne-passive, dont je n'avais pas signalé précédemment qu'il semble être une trouvaille linguistique des "premiers chrétiens", cet usage du verbe n'étant attesté ni avant, ni ailleurs que dans des écrits "chrétiens"), où selon une syntaxe un tantinet désuète on doute ou on hésite si (ob, whether), face à ce qui se présente comme alternative (au moins) binaire, bifurcation, patte d'oie, droite ou gauche, haut ou bas, ici ou là, oui ou non, bien ou mal, qu'il s'agisse de dire, de faire ou singulièrement de croire ou pas, exigeant choix et décision aussi indécidable soit-elle, arrêtant et paralysant tel le sphinx celui qui arrivé là ne parvient pas à se décider, le divisant en retour à sa ressemblance (diakrinomenoV = diyucoV, dit conformément au sens premier du verbe l'épître de saint Jacques: celui qui doute-hésite, littéralement est divisé, le voilà ipso facto "double-d'âme", duplice à l'image de la dualité qu'il envisage et qui le dévisage -- cela pourrait bien occuper aussi entre foi et foi, foi prétendument d'en-deçà et d'au-delà du doute, la position faussement médiane et médiatrice du miroir. Par rapport à l'aporie immobilisante du doute, le prétendu pas (ou saut) de la foi au-delà du doute serait aussi une régression en-deçà du doute et de l'alternative. Il consisterait moins à choisir une option contre l'autre (ou parmi d'autres), comme dans le modèle du pari, qu'à récuser, réfuter ou refuser (comme le cheval refusant l'obstacle) l'alternative et, partant, le choix. Non en suspendant celui-ci (sur le mode du scepticisme ou de l'agnosticisme qui s'installent plus ou moins confortablement devant ou dans l'alternative), mais en s'en détournant et en s'en écartant, ne fût-ce que pour le contourner. La prétendue victoire de la foi sur le doute est alors peu glorieuse, sûrement pas héroïque: c'est aussi une retraite et un repli; elle n'aura passé son chemin qu'en rebroussant chemin, si imperceptible que soit le recul nécessaire à l'écart.

Reste sans doute (!) une différence qualitative, subtile, de modestie peut-être, entre la foi qui a connu l'épreuve du doute et celle qui ne l'a pas (encore) connue. Différence à peine consciente, dans la mesure où ce n'est pas une autre foi, où pour croire encore de la même foi il lui aura fallu oublier le doute. Elle sait quand même, au fond d'elle-même, qu'elle dépend d'un certain lieu et qu'à le quitter elle se perd.

[Je me suis plusieurs fois référé à un mot attribué à Bismarck que j'avais trouvé extrêmement profond -- je ne sais plus où je l'avais lu, et je n'en retrouve sur le net qu'une version anglaise, rien en allemand, ce qui n'est pas très bon signe quant à son authenticité. Cela donnait à peu près: "Il n'y a qu'une folie pire que celle du fou qui dit en son cœur: 'Il n'y a point de Dieu" (cf. Psaume xiv, 1], c'est celle du peuple qui dit avec sa tête qu'il ne sait pas s'il y a un Dieu ou non."]

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18 décembre 2013 3 18 /12 /décembre /2013 15:29

dans le silence de la nuit

dans le repos du sabbat

dans le sommeil profond

                                                des hommes

                                            et des dieux

                                                 des bêtes

                                             et des arbres

                                                  des terres

                                              et des mers

                                                  des glaces

                                              et des roches

sans cesse

                       ça travaille

                       ça torture

                       ça triture

                       ça opère

                       ça agit

                       ça agite

                       ça remue

                       ça fouille

                       ça creuse

                       ça pétrit

                       ça retourne

                       ça lève

                       ça pousse

                       ça forme

                       ça déforme

                       ça transforme

                       ça construit

                       ça détruit

                       ça taille

                       ça émonde

                       ça érode

                       ça rogne

                       ça ronge

                       ça sculpte

                       ça façonne

-- quoi           ça ?

                   et ça fait                 quoi ?

                   -- la mort                la vie

                                     ou bien l'amour

                       le mal                 le bien

                                     ou bien le sain

                       le temps             l'être

                                      ou bien l'espace

                       l'esprit                  la matière

                                       ou bien la lettre

 

כִּי מֶה-הוֶה לָאָדָם בְּכָל-עֲמָלוֹ וּבְרַעְיוֹן לִבּוֹ--שְׁהוּא עָמֵל תַּחַת הַשָּׁמֶשׁ
כִּי כָל-יָמָיו מַכְאֹבִים וָכַעַס עִנְיָנוֹ גַּם-בַּלַּיְלָה לא-שָׁכַב לִבּוֹ גַּם-זֶה הֶבֶל הוּא
 

(Qohéleth, ii, 22s)

Οὕτως ἐστὶν βασιλεία τοῦ θεοῦ ὡς ἄνθρωπος βάλῃ τὸν σπόρον ἐπὶ τῆς γῆς καὶ καθεύδῃ καὶ ἐγείρηται νύκτα καὶ ἡμέραν, καὶ σπόρος βλαστᾷ καὶ μηκύνηται ὡς οὐκ οἶδεν αὐτός. αὐτομάτη γῆ καρποφορεῖ, πρῶτον χόρτον, εἶτα στάχυν, εἶτα πλήρη[ς] σῖτον ἐν τῷ στάχυϊ. ὅταν δὲ παραδοῖ καρπός, εὐθὺς ἀποστέλλει τὸ δρέπανον, ὅτι παρέστηκεν θερισμός. 
(Evangile selon saint Marc, iv, 26ss)

πατήρ μου ἕως ἄρτι ἐργάζεται, κἀγὼ ἐργάζομαι
(Evangile selon saint Jean, v, 17)

                       

                                                

 

 

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