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0. Origines

 

Le point de départ historique, le dénominateur commun et, partant, la pierre de touche de tout ce qu'on peut à bon droit qualifier de chrétien consistent évidemment en Jésus-Christ lui-même. C'est dans les paroles et les gestes, la vie et la mort de ce rabbi galiléen hors norme, livré par les siens à l'autorité romaine et crucifié voici bientôt 2000 ans, puis devenu à son tour objet de récit et de prédication, qu'est à chercher l'origine spécifique de toute approche authentiquement chrétienne de la réalité -- sans préjudice des multiples influences qui ont pesé par ailleurs, en amont comme en aval, sur la pensée et le discours chrétiens.

 

Poser cette origine, c'est rappeler que le christianisme (à l'instar du bouddhisme) n'est pas une religion ancestrale. Il ne s'est pas élaboré pour fournir à un homme primitif, constamment menacé de dissolution par son contact immédiat avec les forces de la nature, une représentation du réel qui lui garantisse un espace d'existence en ordonnant son rapport au monde selon un axe sacré-profane. De cette fonction religieuse beaucoup plus ancienne, et sans doute universelle, la Bible d'Israël porte les traces (récits étiologiques, fragments de mythologie, institutions rituelles), tout en l'exploitant déjà selon son génie propre, c'est-à-dire en l'ordonnant à une histoire nationale lue "prophétiquement" comme récit mouvementé d'une alliance entre un Dieu personnel (sans pudibonderie anti-anthropomorphique) et "son peuple", récit qui devient par endroits un véritable roman d'amour[1]. Cela dit pour tracer les grandes lignes d'une pensée et d'une écriture dont ni la nuance, ni la contestation ne sont exclues, comme les lecteurs attentifs de l'Ancien Testament[2] ne manquent pas de le remarquer.

 

Le christianisme, lui, apparaît historiquement sur la toile de fond d'un judaïsme qui a certes hérité de cette littérature, mais qui a aussi dû se définir par rapport aux grands courants métaphysiques: principalement, dans les siècles qui ont précédé Jésus, ceux de la Perse et de la Grèce antiques. Face à eux il a cherché tantôt à s'opposer (particularisme surtout palestinien, tendant à une réduction protectionniste de son fonds propre là où celui-ci risquait de prêter le flanc à un syncrétisme), tantôt à se justifier (d'où une adoption de la problématique grecque, surtout chez les juifs hellénisés de la diaspora, débouchant sur une réinterprétation plus ou moins universaliste de l'héritage spirituel d'Israël); avec les enjeux et les tensions, internes et externes, que l'on peut imaginer et qui ne sont pas sans lien avec le destin de Jésus -- avant et après sa mort.

 

C'est dire que le christianisme, en sa genèse, ne manque pas de précompréhensions opérationnelles du monde. Il n'est donc pas appelé à l'existence par la simple nécessité d'en produire une nouvelle. Certes, cela ne l'empêchera pas, à mesure qu'il occupera le terrain des religions traditionnelles, de bâtir à son tour des représentations totalisantes et souvent totalitaires du réel, au point même de confondre maintes fois ces avatars avec sa propre essence. Cependant, son avènement historique est plutôt marqué par une remise en question des visions préalables du monde, et d'abord -- premier choc, parturial -- du particularisme juif. C'est en l'occurrence un non-événement qui fera événement, sonnant le glas du monde antique et, bien avant, surprenant les apôtres eux-mêmes : la prédication d'un Christ crucifié aura pour effet graduel, mais inattendu, de faire tomber les barrières déterminées par la concurrence des représentations du monde: clivages entre juifs palestiniens et juifs hellénisés, entre juifs orthodoxes et hétérodoxes (p. ex. Samaritains), et finalement entre juifs et païens. Ce dont un chrétien de la troisième génération s'émerveillera en ces termes: "Il (Jésus-Christ) est notre paix, lui qui de ce qui était deux a fait un, en détruisant le mur de séparation... pour créer avec les deux un seul homme nouveau en faisant la paix, et pour les réconcilier avec Dieu en un seul corps par sa croix[3]." Il y a donc de bonnes raisons d'affirmer que le christianisme n'est pas lié à une vision particulière du monde et qu'il peut toujours, s'il est ressaisi en sa source, jouer un rôle d'instance critique à l'égard de toutes les représentations possibles, y compris celles qu'il a lui-même engendrées au cours de son histoire. C'est sans doute par là, en tout cas, que passe l'accomplissement éventuel de sa vocation à la réconciliation des hommes.

 

 

1. Christologie et concept de Dieu

 

a. Dieu et le Messie à l'aube du christianisme

 

De la religion ancestrale d'Israël au judaïsme du premier siècle, on peut, toujours dans les grandes lignes, reconstituer l'évolution suivante du concept de Dieu: un hénothéisme national[4] s'est plus ou moins purifié (ainsi, du moins,  l'évolution se comprend-elle a posteriori) en un monothéisme strict[5] mais compensé, dans la croyance populaire dont témoigne en particulier la littérature apocalyptique en vogue au temps de Jésus, par la floraison d'une angélologie et d'une démonologie[6] qui continuent de rendre compte de la diversité des forces contradictoires dans lesquelles est pressenti le sacré (le judaïsme n'échappant pas à la règle qui veut que divin ou sacré s'identifient originairement au concept de puissance).

 

Ainsi s'ordonne, diversement selon les milieux, une représentation spatiale du monde (cieux, terre, enfers) qui récupère le langage des anciennes cosmologies "païennes" pour les mettre au service du Dieu unique. Elle s'accompagne d'une représentation temporelle: l'antique dieu des victoires d'Israël est projeté sur l'horizon des origines comme dieu victorieux des forces du chaos, avant de devenir le Dieu créateur de la dernière théologie biblique, celui qui par sa seule parole fait advenir le monde ex nihilo. Symétriquement, il est projeté sur l'écran de l'avenir (eschatologie), d'abord comme acteur du triomphe définitif d'Israël sur ses ennemis, puis plus profondément comme vainqueur de toutes les puissances cosmiques du mal, y compris celles qui sont à l'oeuvre dans l'"infidélité" de son propre peuple, dans les manquements éthiques et religieux qui sont discernés comme la cause de ses malheurs[7]. C'est dans cette dernière perspective que se développera, selon divers scénarios, le messianisme juif qui a donné au christianisme son nom, sinon son contenu.

 

Figure mal ou plutôt diversement définie dans le judaïsme, à la fois collective et individuelle, politique et religieuse selon les catégories modernes (toujours un peu anachroniques), le Messie ou Christ[8] incarne en effet l'espérance du peuple: c'est lui qui doit représenter Dieu dans la mise en oeuvre du scénario final. Pas tout à fait final, dirait-on aujourd'hui, puisqu'il est censé, comme tel autre grand soir, déboucher sur des lendemains qui chantent, ou sur un "endroit" dont le monde présent, marqué par le mal et la souffrance, est en quelque sorte "l'envers". Dans la conception juive du monde, le Messie se situe donc à l'articulation temporelle entre "ce monde-ci" (hâ'ôlâm hazzè) et "le monde à venir" (hâ'ôlâm habbâ'); dans un schéma spatial, il se trouve ipso facto entre le ciel et la terre, du moins pour qui considère le "monde à venir" comme une réalité déjà présente au "ciel"[9].

 

Jésus n'a sans doute jamais revendiqué le titre de Messie. Tout au plus se l'est-il laissé attribuer, non sans une ironie qu'on pourrait mutatis mutandis qualifier de socratique, au pied de la croix. Si l'on en croit les traditions dont les évangiles se font l'écho, il aurait, même alors, préféré le titre de Fils de l'homme[10]. Expression ambiguë au-delà de sa traduction française, puisqu'elle était devenue un des termes techniques de l'apocalyptique désignant une sorte de réplique céleste et intemporelle de l'Adam[11] primordial -- l'Homme éternel, pour ainsi dire -- auquel le "Messie" était plus ou moins identifié[12]. Fils de l'homme, Fils de Dieu, l'équivalence était aisément établie dans ce registre céleste[13]. Toutefois "fils de l'homme" était aussi resté, dans l'araméen courant, une façon de désigner n'importe quel homme du peuple, un fils d'homme sans autre qualification que son humanité[14].  Toute la geste de Jésus, toute sa conscience de sa "messianité", pourraient[15] se résumer dans la coïncidence explosive des deux sens, "céleste" et "terrestre", de l'expression[16]. Autrement dit, le Fils de l'homme attendu n'est autre que le fils d'homme ici présent. C'est lui, dans sa banalité même, qui est le Fils de Dieu, la vérité première et dernière qui fonde et juge le monde des hommes[17].

 

 

b. La croix du Messie comme lieu de crise théologique

 

L'évangile de Marc, qui est sans doute la plus ancienne des quatre histoires canoniques "de Jésus-Christ, fils de Dieu" (1.1), nous conduit au point proprement crucial qui est pour la foi chrétienne le lieu même de la révélation. Car si on y a vu Jésus imposer silence à tous ceux, démons ou apôtres, qui le proclamaient "Christ" ou "Fils de Dieu", la première confession libre -- et pour cause -- surgira, tragique, sur les lèvres du centurion qui vient de procéder à son exécution: "Cet homme était vraiment fils de Dieu" (15.39). On n'en finit pas de mesurer le vertige de cette phrase, dans laquelle on peut voir à bon droit le sommet narratif de l'évangile. Dieu -- ou du moins le divin -- dans cet homme, ce crucifié, ce maudit! Le divin, à l'imparfait! Il y a pour ce Romain de quoi y perdre son latin, comme pour d'autres leur grec ou leur hébreu. De fait, Paul résumera le bouleversement herméneutique que représente la croix par ces mots: "Les Juifs demandent des signes (= des miracles) et les Grecs cherchent la sagesse. Mais nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les autres... Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu plus forte que les hommes"[18].

 

Folie de Dieu, faiblesse de Dieu... Voilà des termes qui avaient effectivement de quoi "scandaliser" le monothéisme sourcilleux du judaïsme pharisien ou sadducéen, péniblement conquis par des siècles de victoires intellectuelles sur l'anthropomorphisme naïf des représentations populaires. Des termes qui, au fond, sont subversifs pour n'importe quel théisme, tant la conception naturelle du divin est liée à la double notion de savoir et de puissance. On comprend l'exclamation ulcérée de Nietzsche, incapable en dernière analyse d'inclure le Dieu de Paul dans sa critique générale de l'idée de Dieu: deus, qualem Paulus creavit, dei negatio[19]! Parce qu'avec Jésus crucifié Dieu a été définitivement a-perçu[20] dans la finitude d'un "fils d'homme", la croix signifie, bien avant la lettre nietzschéenne, une "mort de Dieu". L'image ancestrale du Dieu omniscient, omnipotent, impassible et immortel -- ou, si l'on préfère, l'idole que l'homme ignorant, faible, souffrant et mortel a de tout temps nourrie de son propre manque[21] -- s'y brise irrémédiablement. Le jour qui s'obscurcit, dans les récits synoptiques de la Passion (Marc 15.33), dit le crépuscule de ce Dieu imaginé comme extérieur à l'homme et susceptible de lui venir en aide à la façon d'un deus ex machina. Le centurion, tortionnaire ordinaire, n'a pas manqué d'entendre le dernier cri du supplicié: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" (v. 34). Signe éloquent, le rideau du temple, qui séparait le sacré du profane, se déchire alors de haut en bas (v. 38). Avec lui c'est toute la représentation du divin dans le monde antique, et le monde antique lui-même, qui s'écroulent. On avait eu toutes les peines du monde à mettre "Dieu" hors de portée de l'homme et voilà que "Dieu" lui-même refuse de jouer le jeu; il abat le voile qui cache son absence. L'homme ne pourra plus désormais le chercher valablement au-dessus ou au-delà de lui-même. Dieu sera dans l'existence humaine ou ne sera pas[22]. Au moment même où cette existence touche à son terme[23], l'homme se découvre -- il est tragiquement découvert -- comme l'unique dépositaire de cet héritage immense[24]: fils de Dieu, porteur de la vie même de Dieu.

 

Mais cette fin est aussi un commencement. Le dévoilement du vide du temple est révélation du Dieu vivant, du Dieu qui est le mystère même de la vie. En la circonstance, il fait rétrospectivement la lumière sur le lieu véritable du Dieu de Jésus-Christ. On sait que l'un des enjeux du procès de Jésus a été la question du temple, autrement dit la question théologique fondamentale: Où est Dieu?[25]. Quelle que soit la religion ou la para-religion, le temple est en effet conçu comme un lieu sacré en marge de la vie où est censé reposer, intangible, le "sens de la vie", comme si ce sens était menacé par la vie même. Mais si le temple doit jamais remplir une fonction révélatrice -- révéler effectivement le sens de la vie -- il ne peut alors que s'abolir lui-même: son lieu marginal est en dernière analyse un non-lieu, comme l'a bien compris le judéo-christianisme hellénistique, pour qui l'existence (lire l'ek-sistence) même du temple comme temple en faisait un lieu provisoire, appelé à disparaître[26]. C'est aussi ce que pense l'auteur chrétien de l'Apocalypse de Jean lorsqu'il décrit ainsi la "nouvelle Jérusalem": "Je n'y vis pas de temple, car le Seigneur Dieu Tout-Puissant est son temple, ainsi que l'agneau"[27].

 

Ainsi se réalise, paradoxalement, ce que prêchait et croyait Jésus: "Le règne de Dieu s'est approché"; "vous serez parfaits, comme votre Père est parfait"; "notre Père qui es aux cieux; que ton règne... ton nom... ta volonté... soient sur la terre comme dans les cieux"[28]. Dans ces paroles et bien d'autres, qui ne manquent d'ailleurs pas de points de contact avec l'enseignement du rabbinisme, on ne peut manquer de remarquer une ligne directrice originale: Le ciel n'est que pour la terre. Il n'est plus un "ailleurs" susceptible de servir d'alibi, comme dans le cas de ce prêtre trop occupé par "le ciel" pour voir l'homme qui gisait, mourant, au bord de sa route[29]. Dieu n'est pensable que dans le "fils d'homme", à proportion même de son absence dévoilée partout ailleurs. Encore n'y est-il qu'a-perçu, dis-paraissant pour ainsi dire dans l'être en devenir au lieu même où paraît du nouveau[30]. Il dis-paraît dans le monde des hommes comme "grain en terre" et "levain en pâte", pour reprendre ces paraboles que Jésus a dites et qu'il a vécues, d'une façon très personnelle, en transgressant une à une les barrières traditionnelles entre pur et impur, sacré et profane, juif et païen, vers le fils de l'homme; en franchissant chaque étape de ce parcours, qui l'a conduit à la croix, à la fois avec "Dieu" et contre "Dieu". Avec l'humanité du Dieu vivant[31], et contre l'inhumanité du "Dieu" trop humain que l'homme fabrique de ses propres mains pour le placer en marge ou au-dessus de son existence.

 

 

c. Une nouvelle tentative de conceptualisation: la théologie trinitaire

 

On entrevoit ici, en leur surgissement, les lignes de force qui se sont figées jusqu'à l'opacité dans le dogme trinitaire[32]. En Jésus-Christ crucifié le Dieu Tout-Puissant des pères[33] s'identifie en effet au Père absent dont on se se découvre fils, héritier, dont on porte le nom ineffable[34], devant l'absence même duquel on se sait irréductiblement responsable. Mais cette responsabilité n'a pas lieu de se durcir, comme elle le fait habituellement dans les religions dites du livre, en conservatisme frileux[35]: Car simultanément[36] ce Dieu absent se révèle présent comme Fils dans le fils de l'homme: déjà le récit de la vie et de la mort de Jésus le font apparaître, vivant, dans le fils d'homme que je suis, comme révélation de ma propre humanité inaliénable au coeur de mon existence réelle[37]. Fils au-delà de toute espérance, il (re)naît en moi comme cet enfant que je n'ai jamais vraiment été et que je suis pourtant, en dépit de toute vieillesse; cet enfant qui seul recommence, car il ne fait jamais que commencer, parce qu'il est le commencement même[38]. Mais il est en moi sans s'identifier à moi; il ne se laisse pas enfermer dans mon identité telle que la définit l'état-civil, dans l'individu "compris" entre ma naissance et ma mort[39]. En lui j'ai survécu à ceux qui m'ont précédé et ceux qui me succéderont me survivront, sur la ligne de la paternité comme sur bien d'autres lignes de l'interpersonnalité humaine, sur tous les croisements possibles des individus dans le fleuve de l'espace et du temps humains. Tel est d'ailleurs le sens que Jésus donne à la "résurrection": elle consiste dans le fait que le Dieu d'Abraham soit le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, tout en étant et en restant Dieu, non des morts, mais des vivants[40]. De sorte qu'il est toujours indissociable de l'autre homme (§ 2c). Et dans l'indéfinissable entre-deux, de l'un à l'autre -- de la mort à la vie de Dieu comme de ma propre mort à la vie d'autrui[41] -- ce Dieu inconceptualisable se révèle Esprit: "Go-between God", "vent" interpersonnel[42] qui "souffle où il veut -- et tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va"[43] --  proprement inconcevable, au-delà et en-deçà de toute représentation, il me fait naître de Dieu en me faisant naître d'autrui et à autrui, les deux étant désormais inséparables.

 

Trinité qui ne s'a-perçoit dans l'unité[44] que de l'intérieur, qui verse en revanche dans la mythologie stérile dès qu'on cesse de la penser dans la dépendance de l'incarnation, c'est-à-dire comme mystère de Dieu en l'homme. Mystère qui, symétriquement, n'est a-perçu que dans cette déchirure de la croix où sont prises au sérieux aussi bien l'absence que la présence définitives de Dieu, ainsi que la finitude et l'infinité de l'homme. Où le Dieu de l'homme, selon l'indépassable parabole, meurt et se donne à lui, bouleversant ses représentations préalables du monde et l'entraînant dans sa mort et sa vie propres. Comme le Christ johannique l'annonce dans son "discours d'a-dieu" qui est tout entier promesse de l'Esprit: "Encore un peu et le monde ne me verra plus; vous, vous me verrez vivant et vous vivrez, vous aussi: Ce jour-là, vous saurez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi, et que je suis en vous"[45].

 

En somme, le vocabulaire trinitaire, traduction historique de la révélation de Dieu en Jésus-Christ dans une théologie post-antique, ne saurait nous offrir autre chose qu'un horizon, une ligne imaginaire que l'on parcourt des yeux mais qui est par définition insaisissable, parce qu'elle n'est pas indépendante d'un point de vue, d'un regard situé -- au centre. Dieu est, certes, pensable tour à tour comme Père, comme Fils et même comme Esprit. Mais chaque concept pris comme vérité en soi est exclusif des autres. Qu'une lecture significative du discours trinitaire soit encore possible dans ces limites, c'est ce que nous avons essayé de montrer.  Mais vouloir l'embrasser d'un seul regard, en faire un "acquis" ou "un fondement", ce que requerrait une conceptualisation réussie, conduit immédiatement à se placer hors du point central qui seul lui donne un sens: l'existence humaine, à la fois individuelle et transpersonnelle, qui a pour chiffre le Christ crucifié. Rien d'étonnant que l'accession de la "Sainte-Trinité" au statut de dogme, de vérité vraie quelle que soit la position de celui qui en parle, lui ait fait largement perdre son pouvoir signifiant. Au point qu'elle a fini par représenter pour une foule de chrétiens une divinité tricéphale tout aussi extérieure, et peut-être plus lointaine encore, que le Dieu personnel préchrétien, un Dieu pour ou contre lequel on peut encore se battre mais qui ne fait plus vivre.

 

 

d. Vers un dire non conceptuel de Dieu: le modèle johannique

 

Cependant le Dieu de Jésus-Christ, qui s'identifie au Verbe, n'est pas sans être dit. Et pour retrouver les chemins de son dire spécifique en notre temps il n'est pas sans intérêt de suivre l'itinéraire que nous propose l'une des dernières et plus profondes théologies pré-trinitaires, celle de la littérature johannique[46], la seule peut-être du Nouveau Testament qui se risque à dire Dieu formellement -- en l'espèce, à en faire le sujet d'un verbe être suivi d'un prédicat. Elle nous a laissé trois formules de cette structure, qui méritent d'être confrontées.

 

Dans la première nous ne manquerons pas de retrouver, en germe, la doctrine trinitaire dont nous avons esquissé une lecture: "Dieu est Esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité"[47]. Révolutionnaire dans son contexte original, puisqu'elle oppose le Dieu qui est Esprit (= "souffle") à celui qu'on devait adorer dans un lieu privilégié, à Jérusalem ou ailleurs, cette proposition d'allure métaphysique dit d'avance le mystère de ce Dieu inconceptualisable, mais unique d'une façon nouvelle dans cette dialectique infinie d'absence et de présence, de mort et de vie, qui a pour corps l'homme lui-même et qui en dit l'humanité, qui en est "l'esprit et la vérité".

 

Néanmoins cette proposition ne saurait être fixée dans une croyance confortable, fût-elle dialectique, car elle reçoit des deux autres une orientation bien différente. D'abord, la première épître de Jean résume par ces mots ce qui a été "entendu, vu et touché" dans le Christ: "Dieu est lumière, et de ténèbres, il n'y en a pas trace en lui"[48]. Métaphore, si l'on veut, dont l'auteur tire aussitôt des conséquences pratiques qu'on pourrait qualifier aussi bien -- ou aussi mal -- d'éthiques que de mystiques: "Si nous disons que nous avons part à lui tout en marchant dans les ténèbres, nous mentons." Pour en rester un instant au plan métaphysique, dire que "Dieu est lumière", c'est dire qu'il n'a cure de s'identifier à la totalité de l'être. "La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas comprise"[49]. Il ne revendique pas davantage l'englobement du temps représentable: la lumière brille en aval[50] et en amont[51] de ténèbres impalpables. Mais elle brille. Sa seule autorité consiste à éclairer le monde. Pour parodier certaine publicité, on pourrait dire: elle ne change rien, et c'est cela qui change tout. La lumière ne transforme pas ce qui est; elle le révèle tel qu'il est. Mais par là même elle suscite un éveil, met en oeuvre un mouvement, rend possible un devenir: "Tout ce qui est dénoncé apparaît à la lumière, car tout ce qui apparaît est lumière. C'est pourquoi l'on dit: Eveille-toi, toi qui dors, lève-toi d'entre les morts, et le Christ brillera sur toi"[52].

 

Le dernier dire sur Dieu est le suivant: "Aimons-nous les uns les autres, car l'amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour... Dieu est amour: celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui"[53]. Avec cette expression le langage théologique dépasse proposition et métaphore pour devenir sacrement[54]. Certes, tout ce qui a déjà été dit de l'Esprit et de la lumière vaut directement de l'amour. Il advient dans l'humain, plus précisément "entre" les hommes; il se fait aussi vaste que le monde de l'homme, si tant est qu'il n'y a pas d'homme sans amour. Et, parallèlement, aussi fragile, aussi insaisissable, indésignable que l'est l'amour dans une existence qui réussit si facilement à "s'en passer", dont toutes les protestations d'amour sont précédées et suivies de cinglants démentis. Hors de toute nécessité mais plus que nécessaire, si tant est qu'en lui seul l'homme assume et dépasse son individualité et sa propre mort. Mais ici la conceptualisation, même par voie de métaphore, est rendue impossible. Plus question de quitter la terre de l'existence pour le ciel de l'intellect: car "celui qui n'aime pas ne connaît pas Dieu". Sa "théologie" est du même coup invalidée. Le double "Dieu est amour" encadrait cette autre déclaration radicale: "Dieu, personne ne l'a jamais vu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous"[55].

 

Si elle refuse de s'évader de l'existence dans le concept, l'authentique théologie chrétienne n'est pas pour autant réduite au silence. Le Verbe étant-Dieu et devenu-chair réside en nous et parmi nous comme Verbe, comme Parole[56]. Le Dieu de Jésus-Christ est aussi lié à la parole humaine que l'amour l'est à la déclaration d'amour qui, venant d'on ne sait où, finit un jour ou l'autre par venir aux lèvres, son dire n'étant autre que son dit. Historiquement né d'une parole -- la crise théologique introduite par la croix -- il ne cesse de briser sa conceptualisation potentielle à la source de son propre dire[57], qui est à la fois récit et confession: Récit toujours renouvelé de la vie et de la mort de Jésus-Christ, qui s'éclairent réciproquement[58]. Confession du Fils de Dieu dans le Fils de l'homme[59], qui autorise à lire dans l'histoire humaine la geste du Dieu qui se donne, du Dieu qui se fait pain[60]. Confession qui ne saurait prétendre à un statut de signifiant renvoyant à un "signifié" ek-sistant, à l'extérieur du monde (ce qui serait une contradiction dans les termes)[61]. Si la théo-logie chrétienne évite ainsi le piège de la mythologie, si elle reste consciente d'être parole et "rien que parole", elle peut valablement être parole "de Dieu", d'autant qu'elle n'a rien de particulier à dire hors cette "geste de Dieu". A cette condition son discours propre, qui partage nécessairement l'espace de tous les humanismes, peut les empêcher de se refermer sur eux-mêmes en de simples tautologies.

 

 

e. Une théologie sans apologie

 

On perçoit, par rapport à une telle a-perception de Dieu, l'absurdité de cette apologétique que Kierkegaard appelait déjà le "baiser de Judas de la bêtise"[62]. Car le Dieu de Jésus-Christ n'a nul besoin de se justifier. Il ne repose sur nulle nécessité; il n'est nécessaire ni comme cause première -- tel l'horloger de Voltaire, dont nous avons appris bon gré mal gré à nous passer -- ni comme happy end, fût-ce celui que postule la raison morale de Kant. En termes heideggeriens, il ne se déduit pas de l'étant, ni comme un autre étant ni comme être de l'étant. Il ne relève pas, à proprement parler, de la juridiction de l'être. Mais s'il se refuse à ek-sister -- et tout une face du christianisme qui, rappelons-le, a d'abord été condamné pour "athéisme" par Rome, consiste sans doute à récuser une telle affirmation d'ek-sistence à proportion même de son caractère idolâtre --  il in-siste. Car s'il ne s'impose pas, ni par la force des événements ni par nécessité logique (ce qui d'ailleurs reviendrait au même), il n'en "ad-vient" pas moins -- comme Esprit, lumière ou amour -- dans son absence même, à proportion même de son absence. Par-delà tous les concepts abandonnés, le mot "Dieu", de lui-même, (re)vient aux lèvres, chargé d'autant de sens qu'il a perdu de signification. Le Dieu de Jésus-Christ est "le Dieu qui apparaît quand Dieu a disparu dans l'angoisse du doute", selon la formule de Paul Tillich[63]. Et là réside, plus sûrement qu'en aucune providence, son éternelle fidélité, au sens biblique du terme: Au lieu même où l'homme passe comme l'herbe des champs, "la fidélité de l'Eternel est d'éternité en éternité pour ceux qui le craignent"[64].

 

Certes, comme on l'a fait du Dieu national d'Israël, on peut à nouveau projeter ce Dieu, à peine l'a-t-on a-perçu, sur fond d'origine ou de fin des temps, comme sur la profondeur du ciel ou de l'abîme. Comment, du reste, en serait-il autrement, si tant est que toute expérience de l'homme -- tout choc du réel -- est aussitôt récupérée et intégrée par son imaginaire (au sens lacanien du terme) au profit d'une vision cohérente du monde, sans laquelle il n'y aurait probablement pas de vision du tout? Au moins, dans les mythologies, cosmogonies, eschatologies "chrétiennes" qui surgissent de ce processus l'existence humaine ne devrait-elle jamais être absente ou marginalisée. Telle est bien la force initiale de ces premiers hymnes chrétiens qui émaillent les textes du Nouveau Testament, où le Christ -- l'homme Jésus! -- est celui "en qui, par qui et pour qui" tout a été créé, comme il est celui en qui tout sera finalement jugé et récapitulé[65]. Hymnes qui perdront, bien sûr, de leur saveur originelle en glissant de la poétique à la dogmatique, au gré de l'inflation de l'imaginaire et de l'institution, qui tendront fatalement à considérer Jésus crucifié comme un simple élément -- fût-il principal ou central -- de la vision globale, et à faire du Christ glorieux une figure désespérément suprahumaine. Partout où, pour reprendre le vocabulaire de Luther, la théologie de la croix (c'est-à-dire la théologie proprement chrétienne) cédera la place à une théologie de la gloire (nécessairement théiste, rationaliste et totalisante, qui conduit à placer l'existence humaine entre parenthèses), le vin nouveau sera remis dans les vieilles outres, même si l'on a pris soin d'en changer l'étiquette. Et tout se perdra tôt ou tard, comme en témoigne cruellement la débâcle de la métaphysique classique, qui a à la fois précédé et accompagné l'effondrement de la chrétienté. Mais pourquoi le christianisme, né de la croix, devrait-il craindre sa propre mort?

 

 

(Inédit, 1993)

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