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En évoquant le monde des « esprits » auquel nous renvoie l’idée de possession, nous pénétrons – comme Alice – dans une forêt insolite, obscure, enchevêtrée, bruissante et mouvante. C’est un monde d’autant plus inquiétant qu’il ne se donne pas pour un autre monde, mais pour le nôtre – il s’agit sans doute, nous empresserons-nous de dire pour nous rassurer, d’une autre façon d’appréhender le monde – un monde a priori unique. Déconcertante quand même parce qu’elle brouille les frontières familières entre les « êtres », les « choses » et les « événements ». « Sujets » et « objets » ne sont plus à la place que nous avons coutume de leur assigner. L’homme individuel ou collectif, que nous nous représentons d’ordinaire comme acteur libre, sinon auteur souverain de sa destinée, y est relégué au rang d’accessoire, voire de récipient (« vase » ou « vaisseau » comme on disait naguère), saisi, occupé, habité, rempli, mû, instrumentalisé de toute manière par des forces et des vouloirs étrangers à « lui-même ». L’apparente solidité de la surface des choses se dérobe et révèle une profondeur fluide – ou plutôt gazeuse. Celle-ci est à son tour peuplée, selon l’étymologie du mot « esprit » (qui par le latin spiritus rejoint l’hébreu rouah et le grec pneuma), de souffles impondérables et insaisissables, c’est-à-dire réfractaires à la connaissance (ou du moins à nos modes habituels de connaissance). Le vent (le souffle, l’esprit) souffle où il veut, et tu en entends la voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va... Principe mobile de mouvement et de changement, pour le meilleur et pour le pire, où puisent le rêve de l’inspiration comme le cauchemar de l’aliénation.

 

L’approche de ces « esprits » n’est sans doute pas facilitée par la langue française qui a accueilli dans son vocable « esprit » un contenu beaucoup plus intellectuel – a-t-elle en cela intellectualisé l’esprit ou spiritualisé l’intellect ? un peu des deux peut-être. Du point de vue de notre langue et de notre culture, en tout cas, les « esprits » de l’Antiquité en général, et de la Bible en particulier, restent plutôt énigmatiques. Les mots « imaginaire », « superstition » et « métaphore » nous viennent à... l’esprit comme autant d’outils possibles mais en même temps suspects ; nous n’entendons des « esprits » que ce que nous sommes prêts à concevoir, c’est-à-dire peut-être tout autre chose que ceux qui parlaient d’« esprits » il y a deux mille ans – ou ceux qui en parlent encore aujourd’hui sur un mode « réaliste », hors de notre petit monde.

 

Pour « ceux qui y croient » les esprits ne constituent généralement pas un système d’explication cohérent du monde et de ses phénomènes (l’approche n’est pas « scientifique » ni même  « pré-scientifique ») ; ils conservent un aspect d’exception, en marge du « normal ». Ils sont invoqués dans des situations remarquables, extraordinaires, que celles-ci soient perçues comme négatives (« désordres » physiques, mentaux ou moraux, « symptômes » qui commandent l’attention dans un sens quasi-médical), ou bien positives : prodiges, miracles, prophéties.

 

De là sans doute le fait qu’ils coexistent avec des explications plus ordinaires – à nos yeux – de phénomènes similaires : dans les mêmes récits anciens on trouve à la fois des « esprits » mauvais ou impurs et des « maladies », quelquefois pour les mêmes « symptômes » ; des exorcismes et aussi des guérisons. Dans les sociétés anciennes prophétisme et folie sont facilement confondus : d’où un respect mêlé de crainte sacrée pour le « fou », qui pourrait bien s’avérer inspiré, et la possibilité réciproque de se débarrasser d’un prophétisme gênant par la notion distincte de « folie » – le prophète peut après tout n’être que fou.

 

D’autre part, le souci majeur de « ceux qui y croient » n’est pas théorique mais pratique : il s’agit moins d’expliquer les esprits (la mythologie n’est donc pas première) que de s’en prémunir ou de s’en débarrasser s’ils sont regardés comme négatifs, ou au contraire de s’en servir s’ils peuvent être utiles – comme dans le cas de l’inspiration prophétique, cette mania à laquelle Platon lui-même sait rendre hommage à côté de la raison lucide et diurne (Phèdre, 244ss).

 

Si les « esprits » ne connaissent pas de frontière ethnique ou religieuse, ils semblent bien appartenir en priorité, en dehors peut-être des sociétés « traditionnelles » et relativement homogènes qui les intègrent ouvertement à leur « économie » culturelle, à une couche sociale particulière ; ils font partie, en quelque sorte, des « mots des pauvres gens ». Ce ne sont pas seulement les Modernes, mais aussi les classes dominantes et cultivées de l’Antiquité qui ont tendance à hausser les épaules quand on en parle : on le sait par le Nouveau Testament, l’aristocratie sadducéenne « n’y croit pas » (Actes 23,8), et l’évangile dit « spirituel » de Jean n’a pas l’air de leur accorder trop de crédit non plus – la seule fois qu’il emploie le mot « démon » c’est pour évoquer, avec une ironie non exempte de condescendance, le parler de la foule au sujet de Jésus, en posant l’équation « il a un démon » = « il est fou » (7,20 ; 10,20s). Par contre ceux qui se veulent proches du peuple les prennent au sérieux, ou affectent de le faire : ainsi les pharisiens et beaucoup de chrétiens. Les récits où les « esprits » interviennent sont donc ou bien populaires, ou bien destinés au peuple.

 

Le lecteur de la Bible s’étonne souvent que les « démons », «  esprits impurs » ou « mauvais », semblent surgir de nulle part dans les Evangiles ; peut-être devrait-il s’étonner davantage de leur relative rareté dans la bible hébraïque – qui marque probablement les textes de ce corpus comme produit d’une caste élevée, de prêtres ou de scribes, visant à éduquer le peuple plutôt qu’à « encourager ses superstitions » – du moins celles que la religion officielle rejette et abandonne à une « magie » qu’elle proscrit par ailleurs. Il est à peu près certain qu’en Israël comme dans les pays voisins, « esprits » et exorcismes n’ont jamais manqué à la croyance populaire. Mais il a fallu que l’écriture « savante » s’ouvre aux « esprits », sur le mode théorique (ou mythologique) qui est le sien, pour que ceux-ci accèdent au récit littéraire comme c’est le cas dans les Evangiles. Et cela s’est en effet produit dans les trois siècles qui précèdent l’ère chrétienne, essentiellement hors du « canon » biblique.

 

 

Pneumatologies théoriques

 

On trouve en effet dans les textes « savants » du judaïsme de cette période différentes explications mythologiques, notamment celles qui font des « mauvais esprits » connus par le peuple (ils ne les inventent pas) les esprits ou âmes des nephilim, ces « géants » issus de l’accouplement des « fils de Dieu » (des « Veilleurs », c.-à-d. des anges et non plus des dieux, dans une perspective monothéiste) et des « filles des hommes » (cf. Genèse 6,1ss) ; ces géants seraient morts (au déluge ou autrement, selon les versions) et leurs esprits, désormais privés de corps, viendraient ensuite habiter d’autres corps pour tourmenter les hommes, les « possédés » eux-mêmes ou leur entourage.

 

Ainsi dans le livre d’Hénoch (15,8ss) : « Et maintenant, les géants nés des esprits et de la chair seront appelés sur la terre esprits, et la terre sera leur demeure. Des esprits mauvais sont issus de leur corps, parce qu’ils procèdent des humains, tout en tenant des saints Veilleurs leur principe et leur origine ; ils seront appelés esprits mauvais. Les esprits du ciel demeureront dans le ciel ; les esprits nés sur la terre demeureront sur la terre. Les esprits des géants, oppresseurs, violents, dévastateurs, nocifs, batailleurs, sévissant sur la terre et créant la douleur, affamés et assoiffés sans rien manger, destructeurs, ces esprits se dresseront contre les fils des hommes et des femmes parce qu’ils en procèdent. Du jour où les géants périront égorgés et massacrés, les esprits procédant de leur âme charnelle séviront impunément. Ils séviront ainsi jusqu’au jour de la consommation, du grand Jugement, où s’accomplira le grand Siècle. »

 

Cette explication correspond au côté « pathologique » des esprits : ils sont compris comme la punition d’un mal moral dont ils ne sont pas la cause. Cette vue des esprits mauvais causant la souffrance plutôt que le péché dominera dans le judaïsme rabbinique, où même Satan reste plus accusateur que tentateur.

 

Dans le livre des Jubilés, en revanche, ces esprits sont à la fois cause et châtiment du péché (chap. 10) : « Dans la troisième année de ce jubilé, les démons impurs entreprirent de séduire les enfants de Noé, de les égarer et de les faire périr. Les fils de Noé vinrent trouver Noé leur père et lui parlèrent des démons qui égaraient, aveuglaient et tuaient ses petits-fils. » Noé supplie Dieu pour « que les esprits mauvais n’aient point pouvoir sur eux, pour qu’ils ne les exterminent pas de la terre » : « Tu sais bien comment ont agi de mon temps Tes Veilleurs, pères de ces esprits. Les esprits qui sont en vie, enferme-les et détiens-les dans un lieu de jugement, et qu’ils ne sévissent pas contre les fils de Ton serviteur, mon Dieu, car ils sont pervers et ont été créés pour sévir. Qu’ils n’aient point pouvoir sur les esprits des vivants, car Toi seul sais les dominer ; qu’ils n’aient pas de puissance sur les fils des justes, dès maintenant et à jamais. » Mais intervient alors une contre-requête de Mastéma (= Satan), le prince des esprits : « Seigneur Créateur, laisses-en quelques-uns devant moi pour qu’ils écoutent ma voix et fassent tout ce que je leur dirai. En effet, s’il ne m’en reste aucun, je ne pourrai pas exercer le pouvoir de ma volonté sur les humains, or ces derniers sont voués à corrompre et à détruire avant que je ne sois jugé, car la méchanceté des humains est grande ». A la suite de cette négociation, « Dieu ordonna qu’il en reste devant Lui un dixième et que les neuf autres parts descendent dans le lieu du jugement. Il ordonna à l’un d’entre nous d’enseigner à Noé tous les moyens de guérir les hommes, car Il savait que ceux-ci ne marcheraient pas dans la rectitude et ne lutteraient pas dans la justice. » Noé reçoit cependant un certain savoir, « médical », visant à limiter les conséquences néfastes de leur action : « Nous avons dit à Noé les remèdes de tous les maux qu’ils infligent ainsi que leurs séductions, afin qu’il soigne au moyen des plantes de la terre. Noé a inscrit dans un livre tout ce que nous lui avons enseigné sur toutes les sortes de remèdes, et les esprits mauvais ont été tenus à l’écart des fils de Noé. » Dans d’autres textes plus tardifs, ce « livre de remèdes » donné par Raphaël, l’archange guérisseur, passe pour la source de toutes les connaissances médicales du monde.

 

Que les esprits puissent inciter au mal, et notamment pervertir le jugement en se substituant au « sujet » humain, cela ressort de la prière d’Abraham un peu plus loin dans le même livre (12,20) : « Sauve-moi de l’atteinte des esprits malins qui règlent les pensées du cœur humain et que celles-ci ne s’égarent pas loin de Toi, mon Dieu. »

 

Dans d’autres cercles ce côté moral (l’incitation au mal) va devenir central : tel est le cas des Testaments des Douze patriarches, où les « esprits impurs » émanent de Satan (plutôt nommé Béliar) et ont pour mission essentielle d’inciter au péché. Ils se confondent alors avec les « passions » de l’éthique hellénistique, voire avec ce qu’on appellera plus tard les péchés capitaux...

 

On trouve ainsi dans le Testament de Ruben (3,3ss) sept (ou huit) « esprits » intégrés au corps humain : « Le premier, celui de la luxure, réside dans la nature et dans les sens ; le deuxième, l’esprit de gloutonnerie, réside dans le ventre ; le troisième, l’esprit de querelle, réside dans le foie et dans la bile ; le quatrième, l’esprit de coquetterie et d’ensorcellement, vise à séduire grâce à des artifices ; le cinquième, l’esprit d’orgueil, pousse à la vantardise et à la fatuité ; le sixième, l’esprit de mensonge, pousse à forger des fables contre son ennemi et son adversaire, et à cacher ses sentiments à ses parents et à ses proches ; le septième, l’esprit d’injustice, d’où viennent vols et bénéfices, tend à satisfaire les appétits du cœur voué à l’amour du plaisir ; l’injustice a, en effet, des relations d’affaires avec les autres esprits. A tous ces esprits, se joint, par l’égarement et l’illusion, l’esprit du sommeil qui est le huitième esprit. »

 

Là encore, notre goût de l’abstraction nous porterait à parler de « simples » métaphores, ou de personnification de vices, de traits psychologiques ou d’émotions – mais c’est là notre lecture, de textes sans doute plus « réalistes » (ou « surréalistes » avant la lettre) à l’origine.

 

Au passage, les Testaments présentent aussi l’espérance d’une victoire eschatologique des hommes sur les esprits mauvais à l’avènement de l’ère à venir. Siméon 6,6 : « Alors tous les esprits d’égarement seront livrés pour être foulés aux pieds, et les hommes régneront sur les esprits mauvais. » Lévi 18,11s : « Il (le « messie » sacerdotal) donnera aux saints à manger du fruit de l’arbre de vie, et l’Esprit de sainteté sera sur eux. Béliar sera lié par lui, et il donnera à ses enfants le pouvoir de fouler aux pieds les esprits mauvais. » Zabulon 9,8 : « C’est lui (Dieu, cette fois-ci) qui délivrera de Béliar toute la captivité des fils des hommes ; et tout esprit d’égarement sera foulé aux pieds. »

 

A Qoumrân cette doctrine s’organise selon un dualisme systématique ; les « esprits » sont rangés dans le camp de l’un ou l’autre des deux « esprits » dominants, « l’esprit de la vérité » et « l’esprit de l’erreur (ou de l’égarement) », qui sont décrits aussi bien de façon personnelle,  comme des « anges », qu’impersonnelle, comme des « principes ». Ils ne sont pas pour autant « extérieurs » mais sis dans le corps même de l’homme, comme le montre cette description « cathartique » de la victoire eschatologique (Règlement de la Communauté, 4,20s) : « Et alors Dieu, par Sa Vérité, nettoiera toutes les œuvres d’un chacun, et Il épurera pour soi la bâtisse du corps de chaque homme, pour supprimer tout l’Esprit de perversité de ses membres charnels, et pour le purifier par l’Esprit de sainteté de tous les actes d’impiété ; et Il fera jaillir sur lui l’Esprit de vérité comme de l’eau lustrale. Finies toutes les abominations mensongères, fini le souillement par l’Esprit de souillure. »

 

Voilà pour la théorie : nature, c’est-à-dire origine et fin des « esprits ». Mais dans l’intervalle ce qui importe (en tout cas pour le peuple qui a effectivement affaire aux esprits) c’est toujours la pratique : que faire face à ces « esprits » ? Les textes juifs de cette époque n’ignorent pas cet aspect de la question.

 

 

Pneumatologies appliquées

 

Le monde des esprits n’échappe pas à une certaine « connaissance » – jusque dans le Nouveau Testament on retrouve le concept de discernement des esprits (1 Corinthiens 12,10 ; 1 Jean 4,1). Il s’agit, face à ces « souffles », d’une sorte de « météorologie » par lequel le sujet humain peut exister tout de même, par un « savoir » qui ouvre sur une médiation technique, un savoir-faire, lequel nous conduit tout droit à la pratique de l’exorcisme.

 

Notons qu’étymologiquement le terme même d’« exorcisme » ne se limite pas à l’expulsion des « esprits » : (ex)orkizein, en grec, c’est prononcer une parole d’autorité, conjuration, adjuration, par laquelle on commande à quelqu’un ou à quelque chose (« esprit » ou autre) au nom d’une autorité supérieure. Le sens technique existe : les exorkistai d’Actes 19,12s sont bien des « exorcistes » au sens où nous l’entendons ; mais dans le « procès » de Jésus le grand prêtre peut aussi déclarer (Matthieu 26,63) : « Je t’ordonne (exorkizô) au nom du Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. » Les sens se mêlent dans un texte dont l’ironie échappe souvent au lecteur, où un « esprit impur » tente d’« exorciser » Jésus par une formule typique, en invoquant lui aussi « Dieu » comme puissance supérieure : « Je t'en conjure (orkizô) au nom de Dieu, ne me tourmente pas! » (Marc 5,7).

 

Il faut noter que dans la tradition juive (outre Noé dans les Testaments) c’est surtout Salomon qui recueille et transmet ce type de savoir et de savoir-faire. Or Salomon est le patron de la Sagesse, forme de connaissance qui se fonde sur l’observation « naturelle » des choses plutôt que sur une révélation « surnaturelle », et qui, à l’origine du moins, est plus pratique que spéculative en Israël. La connaissance des esprits fait donc partie intégrante de la connaissance du monde. Elle est liée à celle de la nature (notamment des plantes et des animaux) et des techniques.

 

Le livre de la Sagesse (7,15ss) formule ainsi la prière de Salomon :

Que Dieu m'accorde de parler avec intelligence

et de concevoir des pensées dignes des dons reçus,

car c'est lui qui guide la Sagesse et dirige les sages.

Il tient en son pouvoir et nous-mêmes et nos paroles,

tout savoir et toute science des techniques.

Ainsi m'a-t-il donné une connaissance exacte du réel.

Il m'a appris la structure de l'univers et l'activité des éléments,

le commencement, la fin et le milieu des temps,

les alternances des solstices et les changements de saisons,

les cycles de l'année et les positions des astres,

les natures des animaux et les humeurs des bêtes sauvages,

les impulsions violentes des esprits et les pensées des hommes,

les variétés de plantes et les vertus des racines.

Toute la réalité cachée et apparente, je l'ai connue,

car l'artisane de l'univers, la Sagesse, m'a instruit.

 

Flavius Josèphe (A.J. 8.45-48) témoigne de la même tradition : « Dieu le rendit aussi capable (Salomon) d’apprendre cet art d’expulser les démons, science utile et salutaire aux hommes. Il a aussi composé ces incantations qui soulagent les affections. Et il a transmis l’usage des exorcismes par lesquels on chasse les démons en sorte qu’ils ne reviennent jamais. Cette méthode de guérison est d’une grande efficace jusqu’à ce jour ; j’ai vu en effet un certain homme de mon propre pays, du nom d’Eléazar, délivrer des démoniaques en présence de Vespasien, de ses fils, de ses capitaines et de toute la foule de ses soldats. La manière était la suivante : il plaçait sous les narines du démoniaque un anneau garni d’une de ces racines qu’avait désignées Salomon, avec laquelle il tirait le démon par ses narines ; quand l’homme s’écroulait aussitôt, il l’adjurait de ne plus retourner en lui, invoquant encore Salomon et récitant les incantations que celui-ci avait composées. Quand Eléazar voulait persuader les spectateurs, leur démontrer qu’il avait ce pouvoir, il plaçait un peu plus loin une coupe ou une bassine pleine d’eau, et ordonnait au démon de le renverser en sortant de l’homme. Ainsi tous ceux qui étaient là savaient qu’il avait quitté l’homme; et quand cela se produisait, l’art et la sagesse de Salomon apparaissaient de façon très manifeste. C’était pour que tous connaissent l’étendue des capacités de Salomon et sachent combien il était aimé de Dieu, et que toutes les vertus extraordinaires dont ce roi a été investi ne soient ignorées d’aucun peuple sous le soleil... »

 

Le livre de Tobit (chap. 6) évoque une autre technique. Tobias se débarrasse du démon qui tue tous les maris successifs de Sara pendant la nuit de noces grâce à un stratagème qui lui est révélé par Raphaël, l’archange guérisseur : « Quand tu seras entré dans la chambre des noces, prends un morceau du foie du poisson ainsi que le cœur et mets-les sur la braise du brûle-parfums. L'odeur se répandra, le démon la sentira, il s'enfuira et jamais plus on ne le reverra autour d'elle. Quand tu seras sur le point de t'unir à elle, levez-vous d'abord tous les deux, priez et suppliez le Seigneur du ciel de vous accorder miséricorde et salut. Ne crains pas, car c'est à toi qu'elle a été destinée depuis toujours et c'est toi qui dois la sauver. » 8,2s : « Tobias se souvint des paroles de Raphaël: il tira de son sac le foie et le cœur du poisson et les mit sur la braise du brûle-parfums. L'odeur du poisson arrêta le démon, qui s'enfuit par les airs dans les contrées d'Egypte. Raphaël s'y rendit, l'entrava et l'enchaîna sur-le-champ. »

 

Ce genre d’astuce « matérielle » tend cependant à céder le pas à des techniques plus « spirituelles », notamment à Qoumrân où les textes d’exorcisme abondent. C’est en particulier le cas de la prière et de l’imposition des mains, qui feront école jusque dans le christianisme. L’Apocryphe de la Genèse (1QapGen 20,16ss) réécrit comme suit le récit de Genèse 12 sur le « rapt » de Sara par le pharaon : « Cette nuit-là, le Dieu Très-Haut lui envoya (au pharaon) un esprit de châtiment pour le frapper, ainsi que tous les gens de sa maison, un esprit mauvais qui le frappa, ainsi que tous les gens de sa maison ; et il ne put s’approcher d’elle. En outre, il ne la connut pas tant qu’il fut avec elle, durant deux ans. Au bout de deux ans, s’aggravèrent et se renforcèrent contre lui les coups et les plaies, ainsi que contre tous les gens de sa maison. Et il donna ordre d’appeler tous les sages d’Egypte et tous les incantateurs, ainsi que tous les médecins d’Egypte, au cas où ils pourraient le guérir de ce coup, ainsi que les gens de sa maison. Mais tous les médecins et incantateurs et tous les sages ne purent réussir à le guérir ; car cet esprit les frappait tous, et ils s’enfuirent (...). » « ‘‘Et maintenant, prie pour moi et pour ma maison, pour que cet esprit mauvais soit chassé loin de nous !’’ Et je priai pour lui et pour ses grands, et j’imposai mes mains sur sa tête, et la plaie fut écartée de lui, et l’esprit mauvais fut chassé loin de lui, et il vécut. »

 

L’accent est souvent mis sur l’invocation du nom et de la puissance supérieure de Dieu :

Dans la Prière de Nabonide (4QPrNab), un exorciste juif qui guérit le roi babylonien d’un ulcère et lui pardonne son péché, en échange d’une proclamation lue à haute voix : « Que l’on rende gloire, élévation et honneur au Dieu Très-Haut. » Ces invocations s’accompagnent souvent de menaces explicites à l’encontre des « esprits » récalcitrants, par exemple dans les « Chants du Sage », dont ne nous sont parvenus que des fragments (4Q510-11) : « Et moi, le Sage, proclame la splendeur de Son rayonnement pour effrayer et terrifier tous les esprits des anges dévastateurs et les esprits bâtards, les démons, Lilith, les chouettes et les chacals, ainsi que ceux qui frappent à l’improviste pour égarer l’esprit de connaissance, pour affliger leurs cœurs. » (510/1,4ss) ; « Et quant à moi, je répand la crainte de Dieu dans les âges de mes générations... pour terrifier par sa puissance tous les esprits des bâtards, pour les soumettre par la crainte de lui. » (511, fragm. 35) ; « Et par ma bouche il désempare tous les esprits des bâtards, pour soumettre tous les pécheurs impurs » (fragm. 48-51). Ou dans les Psaumes de Qoumrân (11Q11) : « Quand il (le démon) survient dans la nuit, tu lui diras : ‘‘Qui es-tu, progéniture d’humain et semence des saints ? Ton visage est celui de la tromperie, et tes cornes sont celles de l’illusion. Tu es ténèbres et non lumière, injustice et non pas justice. Yhwh te plongera au fond du she’ol, il fermera sur toi les portes de bronze par lesquelles ne pénètre aucune lumière. » (5,4ss). « Yhwh te frappera d’un coup puissant pour te détruire... dans la fureur de sa colère il enverra contre toi un ange puissant, pour accomplir tout ce qu’il a ordonné, qui n’aura pas pitié de toi... qui te plongera dans le grand abîme, et au plus profond du she’ol. » (4,4ss).

 

Exceptionnellement une réflexion plus philosophique émerge, qui semble annoncer le gnosticisme. L’histoire « biblique » de David apaisant Saül tourmenté par un « esprit mauvais de Yahvé » en recourant à une technique musicale (1 Samuel) est développée comme suit dans le Livre des Antiquités bibliques (chap. 60) : « En ce temps-là, l’esprit du Seigneur fut enlevé à Saül et un esprit très mauvais l’étouffait. Saül envoya chercher David et il chantait sur sa cithare un psaume pendant la nuit. Voici le psaume qu’il chantait pour Saül, pour que l’esprit mauvais se retire de lui.

Il y avait ténèbres et silence avant que le monde fût.

Le silence se mit à parler et les ténèbres devinrent visibles.

Alors ton nom a été dit dans l’assemblage de l’étendue,

dont le dessus fut appelé ciel,dont le dessous fut appelé terre.

Il fut ordonné au dessus de donner la pluie au temps voulu,

il fut ordonné au dessous de produire la nourriture pour tous les êtres qui ont été faits.

Et après cela, fut faite la tribu de vos esprits.

Maintenant donc, ne sois pas importun,

toi qui n’es qu’une créature seconde.

Sinon, souviens-toi du Tartare où tu marches.

Ne te suffit-il pas d’entendre, par ces harmonies faites devant toi,

comment c’est pour beaucoup que je chante ce psaume ?

Ne te souviens-tu pas que c’est d’une dissonance dans le chaos qu’a éclaté votre création ?

Mais il te convaincra d’erreur, le sein nouveau dont je suis né

et d’où naîtra de mes flancs, après un temps, celui qui vous vaincra (Salomon, et/ou le Messie ?).

Tandis que David chantait cet hymne, l’esprit mauvais épargnait Saül. »

Cette notion d’harmonie de l’ordre divin, opposée à la dissonance du chaos démoniaque (deux conceptions antagonistes du multiple, à la manière stoïcienne), n’est pas sans analogie avec les représentations du Nouveau Testament.

 

 

Les « esprits » du christianisme

 

Dans les premiers écrits chrétiens (c.-à-d. les épîtres de Paul, si l’on s’en tient aux datations couramment admises) il n’est pas directement question d’« esprits mauvais » repérables par des manifestations individuelles marginales, mais d’une pluralité de « puissances » et d’« autorités » cosmiques, responsables globalement du « désordre établi ». Celles-ci sont trompées et vaincues par un Sauveur céleste qui revêt l’apparence humaine pour devenir à son tour « Esprit » unique, générant sur le lieu même de sa victoire – dans son « corps » – une nouvelle diversité, harmonieuse celle-ci : tel est à peu près le schéma qui se dégage des éléments doctrinaux épars dans la première épître aux Corinthiens, et qui représentent peut-être moins une idée originale de Paul que sa lecture particulière du bien commun des communautés hellénistiques qui le précèdent.

 

On se situe ici sur un registre à la fois « mythologique » et « mystique », assez proche sans doute d’autres « cultes à mystère » florissant dans le même milieu – donc assez loin des préoccupations pratiques de l’exorcisme – même si le « salut » est lu, globalement, comme un exorcisme métaphorique, qui toutefois débouche sur une nouvelle « possession » (celle de l’Esprit ou du Christ en nous).

 

Il faudra attendre la rédaction des évangiles pour que les « esprits » et la pratique concrète des exorcismes fassent leur apparition dans les écrits chrétiens. Souvenirs de l’activité réelle d’un Jésus exorciste et thaumaturge, fût-ce malgré lui (comme l’Apollonius de Tyane conté par Philostrate, qui se veut avant tout philosophe, mais opère quand même des exorcismes et des guérisons par sa sagesse, sa connaissance du réel, y compris des « esprits ») ? Ou bien mise en scène de la christologie hellénistique dans un personnage divin, avec les traits que les conventions culturelles de l’époque imposent à un tel personnage ? C’est à nouveau toute la question du Jésus historique qui se pose, sans que nous puissions davantage la trancher.

 

Quelques généralités sur ces récits tout d’abord :

 

Contrairement à nos habitudes de langage, héritées d’une tradition chrétienne postérieure, ce n’est pas le schéma de la « possession » qui domine dans le grec des évangiles : on peut dire indifféremment que le « démonisé » « a » un esprit (en lui) ou qu’il « est dans » un esprit.

 

Les « esprits », au pluriel, sont opposés à l’Esprit unique, celui que l’usage français salue d’une majuscule. La puissance maléfique des « esprits » semble liée à leur nombre : les « esprits » particulièrement virulents sont « beaucoup » – ainsi la « Légion » du Gérasénien (Marc 5,9), ou les « sept démons » de Marie-Madeleine (Luc 8,3).

 

Le pluriel est « impur » et l’unique est « saint » – quitte à se redistribuer ensuite en diversité sainte et harmonieuse parce qu’ordonnée à l’unique, comme nous l’avons vu : « il y a diversité de charismes, mais c'est le même Esprit » (1 Corinthiens 12,4) ; pensons aussi aux « sept esprits » de l’Apocalypse qui ne sont pas sans rappeler les sept archanges d’Hénoch.

 

L’exorcisme est presque toujours présenté comme « expulsion » du démon (le verbe standard est ekballein, « chasser dehors ») ; mais il peut aussi être décrit comme guérison. De fait les vocabulaires de l’exorcisme et de la médecine s’interpénètrent – on verra aussi Jésus « rabrouer » (on aimerait pouvoir traduire « engueuler ») la fièvre, comme un démon (Luc 4,39).

 

Nous avons déjà mentionné la réticence du quatrième évangile à l’égard des esprits et des exorcismes. Mais des trois « synoptiques » Marc est le plus franchement « pneumatique » : c’est chez lui que les exorcismes sont le plus « réalistes » ; il sera quelque peu édulcoré par ses épigones.

 

Or il faut noter que Marc est aussi celui qui présente le plus crûment Jésus sous les traits d’un « possédé » de l’Esprit. La scène du baptême (dont s’inspireront Matthieu et Luc) rappelle les Testaments des Patriarches, notamment celui de Lévi qui débouche sur la soumission des esprits (18,6) : « Les cieux s'ouvriront, et du Temple de gloire viendra sur lui (le grand prêtre nouveau) la sanctification, en même temps qu'une voix paternelle comme celle d'Abraham à Isaac. La gloire du Très-Haut sera proclamée sur lui, et l'Esprit d'intelligence et de sanctification reposera sur lui par l'eau. » Lors du baptême, selon la lecture la plus probable du texte de Marc (1,10), l’Esprit entre en Jésus (exactement comme un « démon »). Matthieu et Luc (et même la plupart des manuscrits tardifs de Marc) éviteront cette formulation troublante. De plus, l’effet immédiat de l’Esprit sur Jésus consiste à le chasser (ekballein, le même verbe qui sera utilisé pour les « expulsions » de démons) au désert (le lieu habituel des démons) où il va entrer au contact de Satan, des bêtes sauvages (également associées aux démons dans les textes juifs) et des anges pour une « épreuve-tentation » dont rien ne nous est dit. Là encore, les autres synoptiques éviteront ce langage et développeront en revanche un contenu « théologique » de la « tentation ».

 

Après l’appel des premiers disciples, Jésus rencontre son premier « possédé » (un homme dans un esprit impur, 1,23ss) au beau milieu d’une synagogue (!) ; le modèle de l’exorcisme évangélique se met en place : l’esprit reconnaît en Jésus (ou en l’Esprit qui l’habite ?) un pouvoir supérieur, ultime (le « Saint », comme l’Esprit du même nom) ; un dialogue serré s’instaure entre Jésus et l’esprit (Jésus le « rabroue », le fait taire et sortir) ; contrairement au schéma que nous avons dégagé des textes d’exorcisme juifs (et au sens même du mot « exorcisme »), aucune puissance supérieure (ni Dieu, ni l’Esprit), n’est invoquée. Car l’autorité suprême est là – le chœur de la foule nous livre d’ailleurs le sens de l’épisode : « Un enseignement nouveau, et quelle autorité! Il commande même aux esprits impurs, et ils lui obéissent! »

 

La controverse théorique avec les scribes « savants » de Jérusalem (3,22ss) portera, comme il se doit, sur la nature de l’Esprit qui anime Jésus : selon eux, « il a Beelzeboul » (= « il a un esprit impur », v. 30) ; c’est par le prince des démons qu’il chasse les démons ! » Dans Matthieu comme dans Luc la scène est introduite par un exorcisme ; chez Marc, en revanche, par l’insinuation des proches de Jésus qu’il est fou (exestè, il est « hors de lui », il n’est pas dans « son état normal » ; c’est le verbe de l’extase, ekstasis). Jésus (ou l’Esprit ?) répond par un raisonnement fameux qui ne nie pas formellement l’accusation mais la prolonge jusqu’à sa conclusion logique : si le prince des démons chasse les démons c’en est fini de son empire. Quelle que soit la nature de l’esprit qui anime Jésus (peu importe au fond) le résultat est le même : un certain type de pouvoir destructeur de la pluralité chaotique des « esprits » sur les humains n’est plus possible.

 

C’est sans doute le Gérasénien, en pays non juif, qui nous offre l’image à la fois la plus pittoresque et la plus cruelle du « possédé » (chap. 5), dans le droit fil du récit populaire comme de la pneumatologie « savante » ; habité à lui seul de la « Légion » (terme transcrit du latin dont la connotation militaire et politique n’échappe à personne en ces temps d’occupation romaine), il est nu comme une bête, indomptable, il s’automutile, il vit loin de la société humaine et au milieu des tombeaux qui évoquent à la fois l’impureté et la mort : les esprits chassés de son corps reproduisent leur souvenir du déluge en précipitant leurs nouveaux corps porcins dans la mer. A l’issue de la scène, l’exorcisé se retrouve vêtu (!) et raisonnable, assis comme un disciple aux pieds de Jésus (ou de l’Esprit ?). On relèvera encore, toujours en terre non juive, l’exorcisme à distance (et à reculons) de la fille de la Syro-phénicienne (7,24ss) ; celui de « l’esprit muet » que les disciples ne réussissent pas à chasser (9,14ss) et qui laissera l’enfant comme mort – à telle enseigne qu’on ne sait pas trop si l’exorcisme ne se double pas d’une résurrection ; enfin l’histoire de l’exorciste « indépendant » qui opère au nom de Jésus (9,38ss).

 

La question fondamentale, à mon sens, que nous posent ces textes est la suivante : qu’est-ce qui parle et agit en l’homme ? Question objectivement sotte peut-être – pour autant qu’en dernière analyse c’est bien l’homme lui-même qui parle et agit : homme ou femme individuel(le) sur la scène sociale de l’humanité, dont la parole et les actes n’ont de sens qu’avec (ou contre) une culture et un langage donnés. Question subjectivement inévitable néanmoins, dans la mesure où je ne peux me penser que comme possesseur occulte, c’est-à-dire impensable, de « mon » corps, de « mon » âme, et même de « mon » esprit – ou bien comme possédé et « aliéné » par quelque chose ou quelqu’un d’autre – fût-ce « Dieu », « l’Esprit » ou la culture. L’obsession d’Artaud revient, lancinante : « Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne (et peut-être de l’homme tout court) de n’avoir jamais pu vivre, ni pensé vivre, qu’en possédé. »

 

L’identité humaine est d’emblée posée comme « esprit » – dans un sens qui n’est ni prioritairement ni essentiellement intellectuel (au moins dans la Bible, puisque les animaux sont sur le même modèle : la vie du vivant représentée par le souffle, la respiration). La relation est double : si « l’esprit » de l’homme a personnifié les « esprits » à son image, ceux-ci le lui ont bien rendu. L’homme « libre », celui qui n’est habité par rien ni personne d’autre que lui-même, est celui qui s’habite et se possède comme un « démon ».

 

L’exorcisme comme modèle d’accès à la « liberté » aboutit ainsi à un éloge du vide et du propre (au double sens de propre à soi et de pur, « clean, » de toute influence extérieure) qui n’est pas sans rappeler la fameuse parabole de l’Evangile (Matthieu 12,43ss//) :

 

« Lorsque l'esprit impur est sorti de l'être humain, il passe par des lieux arides, cherche du repos et n'en trouve pas. Alors il se dit: ‘‘Je vais retourner dans ma maison, celle d'où je suis sorti.’’ Quand il arrive, il la trouve vide, balayée et ornée. Alors il s'en va chercher sept autres esprits plus mauvais que lui; ils entrent là et s'installent, et la condition dernière de cet homme-là est pire que la première. »

 

Entre occupation et infestation « étrangère » d’une part, stérilité du « propre » de l’autre, peut-être faudrait-il apprendre à vivre portes et fenêtres entrouvertes, pour laisser entrer et sortir l’esprit qui, tel le vent, n’est qu’en passant. Mais nous craignons sans doute trop les courants d’air...

 

(publié dans Théolib n° 42, 2008)

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