וַיֹּ֤אמֶר שְׁמוּאֵל֙ אֶל־שָׁא֔וּל לָ֥מָּה הִרְגַּזְתַּ֖נִי לְהַעֲלֹ֣ות אֹתִ֑י
Et Samuel dit à Saül: pourquoi m'as-tu dérangé en me faisant remonter ? (1 Samuel, xxviii, 15).
Effet comique, peu remarqué quoique remarquable, dans l'ambiance crépusculaire, spectrale et sépulcrale (gloomy, spooky, creepy) de cet unique récit biblique de nécromancie -- pratique proscrite rétroactivement par la Torah au nom d'une unité nationale et religieuse tardive (un seul dieu, un seul sanctuaire, un seul oracle), comme ne manque pas de le rappeler un rédacteur passablement embarrassé (v. 3b, 9). Première et dernière entrevue entre deux trépas, de part et d'autre d'une mort encore un peu transparente, qui ne s'est pas tout à fait refermée sur l'opacité définitive du miroir, pour un couple tragique: le prêtre-prophète Samuel (Shemou-'El), fraîchement décédé (v. 3a) et promu par le bas, comme tout le monde peut-être, de la plus banale des apothéoses chthoniennes, au rang d'esprit ancestral (אֹ֔וב, v. 8), voire de divinité infernale (אֱלֹהִ֥ים רָאִ֖יתִי עֹלִ֥ים מִן־הָאָֽרֶץ, v. 13); et le roi Saül (Sha'oul), encore vivant mais pas pour longtemps (v. 19). Ces deux-là, tout les lie l'un à l'autre, et à la mort, depuis toujours: dès le récit d'annonciation de la nativité de Samuel qui inspirera celui de saint Luc, le nom du prophète est étrangement expliqué par la racine š'l (i, 20), régulièrement associée plus loin et plus naturellement au nom du roi; verbe de la question, de l'investigation, de l'interrogation notamment divinatoire, et par extension de la requête: Saül sera le roi demandé par le peuple à Samuel, requis contre son gré, contre celui du prophète et du dieu, qui n'en finira plus d'interroger en vain dieu et prophète face à un sort résolument adverse; son nom s'écrit comme le she'ol, ce "séjour des morts" ou monde souterrain (underworld, netherworld) que les mortels évoquent pour l'interroger, et qui à son tour les convoque tous d'une réquisition sans appel.
Toujours est-il qu'ici le mort n'a pas l'air content du tout d'être dérangé, troublé, agité, rgz. Nous sommes en ce temps où les dieux du ciel, souvent taquins et parfois cruels, laissent généralement les morts en paix. Leur règne s'arrête à la surface de la terre des vivants. Ils n'ont pas poussé le vice et le mauvais goût jusqu'à prétendre ressusciter les morts, fût-ce sous prétexte de les juger. Pour faire parler ceux-ci, les mortels doivent communiquer avec le monde souterrain par l'intermédiaire d'un "medium", fonction qui paraît normalement féminine ( בַּעֲלַת־אֹ֔וב, maîtresse d'esprit-ancestral): ce qui semble également aller de soi dans le récit, c'est d'une part que l'opération soit possible, d'autre part que les ombres des défunts disposent d'un savoir sur l'avenir des vivants (ce que niera Qohéleth dans son opposition aux nouvelles lumières de certaines sections du judaïsme de son temps sur la résurrection et l'au-delà). Ils savent, naturellement (ou plutôt sous-naturellement que surnaturellement) ce que voudraient bien savoir les mortels qui ont encore du temps devant eux (ou plutôt derrière, selon la correspondance spatio-temporelle dominante de l'hébreu: devant-avant, derrière-après); mais cela, manifestement, ne les intéresse guère, et pour les faire parler, il faut les faire monter, ce qui requiert tout un art (plutôt féminin, donc) de contrainte ou de persuasion. Car ce petit jeu, visiblement, ne les amuse pas. Le défunt Samuel ainsi évoqué ne parlera plus en qualité de prophète de Yahvé, il en a fini avec cette fonction (de la démission et du congé dans la mort: nunc dimittis, domine, servum tuum); et malgré sa mauvaise humeur il dit ce qu'il sait: demain, toi et tes fils, vous serez avec moi (v. 19). Synchronisation abyssale du temps des vivants, vu d'en-dessous.
L'idée que les mortels se faisaient du "séjour des morts" n'était certes pas folichonne; il est d'autant plus remarquable que ses habitants n'aient nulle envie d'en être dérangés. La sagesse des mortels trouve sa limite dans l'indifférence de la mort et de la vie (Thalès, etc.). Seule la mort, de son point de vue, avec ses yeux à elle, peut se juger préférable. De la part d'un vivant, un tel jugement est pour le moins anticipé -- jugement hâtif le plus souvent, parole vaine appelant encore son jugement, mais parfois, pour qui connaît l'inconvénient d'être né, anticipation poétique, d'une inspiration littéralement infernale, ce qui peut d'ailleurs s'entendre dans le sens le plus paisible qui soit.
On relira, doucement, la première complainte de Job (chapitre iii, 13ss): nulle part peut-être, dans la Bible en tout cas, la mort n'aura paru si douce.
כִּֽי־עַ֭תָּה שָׁכַ֣בְתִּי וְאֶשְׁקֹ֑וט יָ֝שַׁ֗נְתִּי אָ֤ז׀ יָנ֬וּחַֽ לִֽי׃
עִם־מְ֭לָכִים וְיֹ֣עֲצֵי אָ֑רֶץ הַבֹּנִ֖ים חֳרָבֹ֣ות לָֽמֹו׃
אֹ֣ו עִם־שָׂ֭רִים זָהָ֣ב לָהֶ֑ם הַֽמְמַלְאִ֖ים בָּתֵּיהֶ֣ם כָּֽסֶף׃
אֹ֤ו כְנֵ֣פֶל טָ֭מוּן לֹ֣א אֶהְיֶ֑ה כְּ֝עֹלְלִ֗ים לֹא־רָ֥אוּ אֹֽור׃
שָׁ֣ם רְ֭שָׁעִים חָ֣דְלוּ רֹ֑גֶז וְשָׁ֥ם יָ֝נ֗וּחוּ יְגִ֣יעֵי כֹֽחַ׃
יַ֭חַד אֲסִירִ֣ים שַׁאֲנָ֑נוּ לֹ֥א שָׁ֝מְע֗וּ קֹ֣ול נֹגֵֽשׂ׃
קָטֹ֣ן וְ֭גָדֹול שָׁ֣ם ה֑וּא וְ֝עֶ֗בֶד חָפְשִׁ֥י מֵאֲדֹנָֽיו׃
לָ֤מָּה יִתֵּ֣ן לְעָמֵ֣ל אֹ֑ור וְ֝חַיִּ֗ים לְמָ֣רֵי נָֽפֶשׁ׃
הַֽמְחַכִּ֣ים לַמָּ֣וֶת וְאֵינֶ֑נּוּ וַֽ֝יַּחְפְּרֻ֗הוּ מִמַּטְמֹונִֽים׃
הַשְּׂמֵחִ֥ים אֱלֵי־גִ֑יל יָ֝שִׂ֗ישׂוּ כִּ֣י יִמְצְאוּ־קָֽבֶר׃לְ֭גֶבֶר אֲשֶׁר־דַּרְכֹּ֣ו נִסְתָּ֑רָה וַיָּ֖סֶךְ אֱלֹ֣והַּ בַּעֲדֹֽו׃
Maintenant je serais couché, je serais tranquille, je dormirais ; alors je pourrais me reposer
avec les rois et les conseillers de la terre, qui se bâtissent des mausolées,
avec les princes qui ont de l'or et qui remplissent d'argent leurs maisons
-- ou bien, comme un avorton caché, je n'existerais même pas, comme ces enfants qui n'ont jamais vu le jour.
Là les méchants cessent leur agitation (rgz), là se reposent ceux qui sont fatigués et sans force ;
les prisonniers sont tous dans la tranquillité, ils n'entendent plus la voix de l'oppresseur ;
le petit et le grand sont là, l'esclave est affranchi de son maître.
Pourquoi donne-t-il le jour à celui qui peine, la vie à ceux qui sont amers,
qui attendent la mort, sans qu'elle vienne, qui la recherchent plus que des trésors,
qui se réjouiraient, transportés d'allégresse et d'exultation, s'ils trouvaient la tombe —
à l'homme dont la voie est cachée, et que Dieu cerne de toutes parts ?