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24 octobre 2010 7 24 /10 /octobre /2010 16:49

L'économie de la juxtaposition (ou de la cohabitation, car il y va d'une oiko-nomia, domestique) des textes dans le livre constitue un contrechamp de l'exégèse habituellement sous-exposé; car pour la mettre en lumière il faudrait précisément se détourner de l'analyse "intelligente", qui pour dégager du sens commence par isoler des fragments supposés (ou décrétés) homogènes en déliant les fils rédactionnels qui les rattachent "superficiellement" les uns aux autres, afin de concentrer l'éclairage sur chaque "pièce" cadrée comme un tout, en oubliant autant que possible la topographie environnante, cet "hyper-cadre" où on l'a néanmoins trouvée, au motif que celui-ci ne constitue pas -- pour l'établissement du "sens" -- un vrai "contexte". Il est d'ailleurs dans la nature des choses que ce contrechamp reste dans la pénombre. Déjà parce que l'exégèse "sérieuse" se doit de résister à l'intertextualité "sauvage" de la lecture "naïve" qui "mélange tout", et qu'elle s'y emploie de façon d'autant plus sourcilleuse qu'elle vient précisément de cette lecture et en conserve souvent quelque honte. Mais aussi parce que l'économie du livre est, dans un sens qui ne fait justement pas sens, qui ferait plutôt contresens, rétive aux exigences du logoV. Il entre sans doute dans l'acte de "compilation" de l'intention et du vouloir-dire, de l'idéologie et de la stratégie, du rapport de force et de la négociation: tout cela, les exégètes l'exposent (voire le surexposent) volontiers dans leurs "introductions"; mais il y entre aussi beaucoup de hasard, d'opportunité, de bricolage et de contingence. Les textes semblent quelquefois s'être agrégés les uns aux autres sans "raison" digne de ce nom, à la faveur d'associations "purement formelles" de thèmes, d'idées ou d'images, voire "purement verbales", c.-à-d. de mots communs (p. ex. les fameux mots-crochets) ou de coïncidences graphiques ou phonétiques. 

 

La Bible, livre-recueil de "livres" qui sont souvent eux-mêmes des livres-recueils (et ainsi de suite), donne à un tel contrechamp une profondeur exceptionnelle. Et tandis que l'exposition du sens des textes particuliers requiert dans une certaine mesure l'occultation de la topographie générale du livre (de l'ordre ou du désordre des "livres" dans le "canon", qui peut varier d'une liste ou d'un codex à l'autre, à celui de l'assemblage des oracles dans les Prophètes, ou des péricopes et des logia dans les évangiles), il est rare qu'on revienne du champ exégétique au contrechamp du livre. Et pourtant ce retour ne manque pas d'intérêt. 

 

Long préambule et pur (?) pré-texte pour évoquer un texte auquel j'ai repensé récemment: dans le "livre" d'Isaïe, où l'on distingue habituellement trois collections bien distinctes (proto-Isaïe, 1--39; deutéro-Isaïe, 40--55; trito-Isaïe, 56--66), et dans ces collections des "unités" (qui n'en sont pas, on va le voir), comme les chapitres 7--12 (ou 6--12) baptisés -- c'est le cas de le dire, quand on sait le devenir(-)chrétien du texte ainsi intitulé -- "Livret de l'Emmanuel". Or dans le chapitre 7 d'Isaïe, on trouve entre autres ces deux oracles côte-à-côte:

 

Yhwh dit encore à Achaz:
Demande un signe à Yhwh, ton Dieu, soit dans les profondeurs du séjour des morts, soit dans les lieux les plus élevés. Achaz répondit: Je ne demanderai rien, je ne provoquerai pas Yhwh.
Isaïe dit alors: Ecoutez, je vous prie, maison de David! Ne vous suffit-il pas de lasser la patience des hommes, que vous lassiez encore celle de mon Dieu? C'est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe: la jeune fille est enceinte, elle mettra au monde un fils et l'appellera du nom d'Immanou-El (<<El avec nous>>). Il se nourrira de lait fermenté et de miel quand il saura rejeter ce qui est mauvais et choisir ce qui est bon.  Mais avant que l'enfant sache rejeter ce qui est mauvais et choisir ce qui est bon, la terre des deux rois qui t'épouvantent sera abandonnée.
 

Yhwh fera venir sur toi, sur ton peuple et sur ta famille, des jours tels qu'il n'y en a pas eu depuis le jour où Ephraïm s'est éloigné de Juda -- le roi d'Assyrie.

En ce jour-là, Yhwh sifflera les mouches
qui sont aux extrémités des bras du Nil, en Egypte,

et les abeilles qui sont en Assyrie;
elles viendront et se poseront toutes
dans les pentes abruptes des oueds
et dans les fentes des rochers,
sur tous les buissons
et sur tous les pâturages.
En ce jour-là, le Seigneur rasera
avec un rasoir loué au-delà du Fleuve
-- avec le roi d'Assyrie --
la tête et le poil des jambes;
il enlèvera aussi la barbe.
En ce jour-là,
chacun aura une génisse pour tout gros bétail et deux têtes de petit bétail.
Il y aura une telle abondance de lait
qu'on se nourrira de lait fermenté;
oui, c'est de lait fermenté et de miel que se nourrira
quiconque sera resté dans le pays.
En ce jour-là,
tout lieu où il y a mille ceps de vigne valant mille sicles d'argent
sera livré aux ronces et aux épines.
On n'y entrera qu'avec les flèches et l'arc,
car tout le pays ne sera que ronces et épines.
Quant à tous les coteaux qu'on sarclait au sarcloir,
tu ne t'y risqueras plus,
par crainte des ronces et des épines:
on y lâchera les boeufs,
le mouton et la chèvre y piétineront.

 

L'analyse littéraire distingue d'emblée deux textes distincts: l'un en prose, l'autre en vers; l'analyse historique signale aussitôt deux contextes géopolitiques différents: les "deux rois" du premier, si on le rattache à l'oracle qui précède (v. 1-9), sont ceux de Syrie (Damas) et d'Israël (Samarie); dans le second, c'est de l'Egypte et de l'Assyrie qu'il est question. Surtout, le "message" est  contraire: le premier annonce à Achaz le salut de Juda, en lui adjoignant pour "signe" une clause temporelle, un délai d'accomplissement: avant que l'enfant à naître (sans doute un fils de la maison royale), le bien-nommé Immanou-El, ait atteint ce que nous appellerions "l'âge de raison" ("qu'il sache rejeter le mauvais et choisir le bon"), le danger extérieur sera écarté. Le second, en revanche, annonce une double invasion suivie d'une dépopulation, réduisant une économie agricole à la survie de quelques-uns qui passe par leur retour à une condition pastorale. Rien à voir, donc, si ce n'est précisément une image, accessoire, celle du lait fermenté et du miel, qui frappe l'imagination par les sens, présente dans les deux textes bien qu'elle y joue un rôle fort différent: là alimentation caractéristique du temps qui sépare le sevrage de l'âge de raison, ici abondance paradoxale des survivants dans un pays désormais trop grand pour eux;  seule "raison" apparente pour laquelle ces deux textes que tout sépare se sont retrouvés côte-à-côte -- et qui est précisément celle qui m'a fait repenser à ce passage. On n'en finirait pas d'énumérer des cas analogues, dans le (faux) contexte immédiat et plus lointain.

 

Le retour au contrechamp du livre fait risquer à nouveau dans le jeu de l'intertexte le sens laborieusement dégagé de chaque texte par l'exégèse: mais c'est aussi là que se construit le contresens du livre, de ses rédactions en devenir comme de ses relectures à venir, de la "théologie du reste" au "messianisme de l'humiliation". Au hasard d'une coïncidence, d'un peu de lait fermenté et de miel, espoir et déclin se rencontrent, L'enfant-roi joue parmi les ruines et réinvente l'avenir.

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