Quel esprit authentiquement religieux n'aurait souhaité vivre en un temps et en un lieu où il serait (presque) inconcevable que la religion pût servir à quelque chose ? Autant de malentendu écarté d'office, de dénégations, d'explications ou de justifications épargnées.
Chacun à sa manière, en bonne partie opposée, le judaïsme et le christianisme avaient un temps bénéficié d'une telle aubaine dans une Antiquité gréco-romaine majoritairement sceptique, au moins dans les classes moyennes et supérieures de la société.
Le champ de leur utilité potentielle s'était du moins trouvé considérablement restreint -- par la perte de toute perspective politique "nationale" liée à la dispersion puis au déracinement géographique de l'ethnos judéen d'une part, par la condition et le statut de "secte" ou de superstitio d'autre part qui limitaient a priori la vertu du christianisme au "salut" d'une poignée d'adeptes, quoi qu'il fallût entendre par là. Le sort ou la Providence voulut cependant que le second crût au point que l'histoire finît par lui confier les clefs de la religio, comme "service public" (leitourgeia) d'une société et d'un empire. Il est vrai que sans cela le christianisme n'aurait (ou ne se serait) probablement pas survécu. Et le judaïsme non plus, pérennisé qu'il allait être dans sa position antagoniste par la "réussite" inattendue de son rival.
En devenant religion d'empire (ce qui ne lui serait pas arrivé, même faute de concurrents, s'il n'y avait démontré bon gré mal gré une certaine aptitude, par son organisation surtout, par son potentiel symbolique aussi quelque peu), le christianisme "se trahissait" sans doute, dans un sens qu'il est devenu banal de relever; mais dans un autre sens il revenait aussi à des "sources" plus lointaines et plus universelles que ses origines particulières, celles qu'il partageait avec son "faux jumeau" (comme disait André Paul du judaïsme rabbinique) par l'héritage commun d'un même ancêtre (le judaïsme du Second Temple). Il retrouvait là un sens à la fois social et cosmique, comparable à celui des "religions" ancestrales et traditionnelles, ethniques et locales, y compris celle de l'Israël pré-exilique et pré-biblique -- à l'exception précisément de sa portée, désormais universelle. De toutes les préoccupations de la vie ordinaire dont il s'était originellement détourné (économie et politique, société, morale privée et publique, cycles biologiques et agraires, science et philosophie mêmes), d'un monde en somme il se voyait chargé, lesté, grevé, aggravé et alourdi. Ce surcroît pondéral dont l'histoire ultérieure de l'Eglise illustrerait les splendeurs et les hideurs n'allait sans doute pas le transformer du tout au tout, mais augmenter la dynamique et l'inertie de son propre processus de pondération (catholicité et orthodoxie, harmonisation ou standardisation de sa pratique et de sa doctrine), qui l'avait conduit jusque-là et avait fait de lui, contre toute attente, le meilleur candidat à ce poste. Il serait désormais aux yeux de tous, et donc davantage encore à ses propres yeux, fût-ce pour des raisons diamétralement opposées, une affaire sérieuse.
Grâce et gratuité, légèreté et irresponsabilité, extases et délires mystiques, ésotériques, apocalyptiques, gnostiques ou charismatiques, tous les charmes de son enfance ne pouvaient dès lors y survivre ou s'y réinscrire que cachés, et dans un rapport ambigu avec une religion extérieure, exotérique, temporelle, séculière et séculaire, utilitaire et eudémoniste d'abord, du point de vue (différent évidemment) des "peuples" et de leurs "dirigeants". Ainsi les origines vénérées ou déniées pourraient y persister ou y faire résurgence, secrètement et dans un commerce équivoque et fructueux avec la religion populaire. Il ne serait pas question pour la "sainteté" ("pureté", "perfection") de s'étendre à tous sans compromis ni altération (sinon sur un mode incantatoire), mais pas non plus de se préserver intacte en se refermant totalement sur elle-même. L'idéal serait logiquement de type monacal, à l'intérieur d'une Eglise qui ferait corps avec le "monde". C'était au fond le vœu de la plupart des anciens "hérétiques", ces "pneumatiques" ("spirituels") chassés de l'Eglise au temps de sa constitution alors qu'ils ne demandaient qu'à ce qu'on les y laissât exister à leur manière, dans une communion ambivalente avec la masse des "psychiques" (ou "hommes naturels", concrètement croyants ordinaires). Un élitisme interne sans clôture définitive, une gradation (en plus ou moins) de la sainteté (etc.), où il serait possible de passer d'un cercle plus large à un cercle plus étroit, et réciproquement, plutôt que le nivellement d'un intérieur hermétiquement clos et opposé au dehors comme le jour à la nuit. L'esprit au cœur d'un corps aussi vaste que le monde. Au centre, l'illusion du mystère absurde ou gratuit, à la périphérie celle de l'utilité superstitieuse, pourraient ainsi s'entretenir l'une l'autre, communiquant entre elles sans jamais tout à fait se comprendre.
Cette économie médiévale du malentendu, les Réformes l'ont ruinée, moins en divisant le christianisme occidental qu'en homogénéisant dans toutes ses versions (y compris le catholicisme de la Contre-Réforme) son explication contradictoire, ouvrant la voie à l'autonomie d'un nouvel extérieur, d'autant plus nécessaire qu'il apparaissait comme le seul terrain neutre et objectif: le monde laïque (secular) qui allait les ruiner à leur tour, tout en leur redonnant (et du même coup à n'importe qui) la chance originelle de la religion inutile.
Un cycle à méditer avant d'en entamer (ou non) un autre.