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21 mai 2014 3 21 /05 /mai /2014 14:46

écartée, évitée, évacuée ou éliminée, effleurée, élaborée, exploitée ou élucidée, la contradiction (antilogia) demeure la pierre de touche du logoV-- pierre d'achoppement à la limite, pierre d'angle à la limite opposée ou à l'opposé de la limite, l'une et l'autre à la limite où coïncident les opposés: avec elle, contre elle, c'est par le style; le ton et la manière qu'il diffère de lui-même et se reconnaît -- comme celui-là qui joue et se joue de la logique.

 

quand l'écriture (grajh), trace équivoque et silencieuse de la parole ou du discours défunt, lui survivant inerte et vide comme une tombe à son mort, se met à résonner d'une voix (jwnh) d'en-deçà ou d'amont, reconnaissable entre toutes, que ni bavardage ni commentaire ne parvient tout à fait à couvrir, à brouiller ou à éteindre, ni celle de "l'auteur" ni celle du "lecteur", l'une et l'autre aussi cependant, qui parle ?

  

il revient alors aux grands contradicteurs (dans la mesure même où cela ne leur revient nullement, à eux) de s'être approchés au plus près de la question:

 

οὐκ ἐμοῦ, ἀλλὰ τοῦ λόγου ἀκούσαντας ὁμολογεῖν σο­φόν ἐστιν ἓν πάντα εἶναί (Héraclite, fr. 50)

 

à ce que je vous dis, ne comprenez-vous pas qui je suis ? (Evangile selon Thomas, l. 43)

 

 

 

 

 

 

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20 mai 2014 2 20 /05 /mai /2014 16:44

                             Depuis combien de temps 

traînais-tu donc,                                                  spectral,

                    la lenteur et la pesanteur, 

                    la laideur et la puanteur

                                                      de ton temps ?

                             Et ton printemps                     espiègle

te brûlait-il encore,

                     tandis que tes semblables se détournaient de toi

                             et que crachant tu repoussais tes dissemblables ?

Ètais-tu devenu,    depuis toujours dès lors, 

                              solitude entêtée de chose,

                                              profonde,

                                              réfractaire,

                                              opaque,

                               qu'aucun soupçon d'ennui,

                                     nulle trace d'oubli

ne pouvait plus atteindre ? 

Mais tu savais encore la bonté du soleil,

                                         le goût de la chair et du sang, 

                                                   et de loin,

                           n'est-ce pas ?

                                                        de moins en moins loin,

à nous regarder nous nous entendions bien.

                             Ce matin, enfin

tu ne fuyais plus,

tu ne feignais plus,

tu cessais                   doucement

                   de résister

               et d'exister.

                              Et quand                   de mes mains d'homme

                                                             et de mes pleurs d'enfant

j'ai couché                    doucement    

                                                                 sous le grand noisetier

                                                                 tout près de la rivière

                     mon âme avec ton corps

qui               d'entre nous

      se serait relevé ?

 

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16 mai 2014 5 16 /05 /mai /2014 12:25

Justice et violence aveugles : de la même cécité, ou d'une autre ? identité, différence, intersection ou complémentarité des angles (dits) aveugles (blind) ou morts ?

Ici et là -- pour parler comme Levinas -- s'efface la face, se voile le visage dont l'épiphanie souveraine ferait achopper l'impartialité judiciaire (non-acception de persona, non-recevoir de visage, non-lever de face, selon le latin, le grec et l'hébreu respectivement) comme elle arrêterait net la violence meurtrière. Le moment de la justice comme celui de la violence est celui d'une éclipse -- totale ou partielle, provisoire et inéluctable. Il (ou elle, l'une ou l'autre) passe. Il faut qu'il (ou elle) passe.

De la Passion selon saint Jean de J.S. Bach s'était, cette fois, détachée la phrase traduite de l'évangile éponyme (xix, 7):

Wir haben ein Gesetz, un nach dem Gesetz soll er sterben; denn er hat sich selbst zu Gottes Sohn gemacht.
Ἡμεῖς νόμον ἔχομεν καὶ κατὰ τὸν νόμον ὀφείλει ἀποθανεῖν ὅτι υἱὸν θεοῦ ἑαυτὸν ἐποίησεν.
Nous, nous avons une loi, et selon la loi il doit mourir, puisqu'il s'est fait fils de dieu.

De ce patient aussi, victime ou coupable, on voilera la face (Marc xiv, 65 // Luc xxii, 64) -- et peut-être pas seulement pour jouer aux devinettes (cf. Esther vii, 8).

Il y a (es gibt, ça donne), il y va de la loi et du devoir de mort (es ist der alte Bund: Mensch, du musst sterben, BWV 106, du Siracide, xiv, 17: · ἡ γὰρ διαθήκη ἀπ᾽ αἰῶνος Θανάτῳ ἀποθανῇcar [c'est] l'alliance -- ou le testament -- de toujours, de mort tu mourras, hébraïsme emphatique qui renvoie à son tour à la Genèse, ii, 17: ἀπὸ δὲ τοῦ ξύλου τοῦ γινώσκειν καλὸν καὶ πονηρόν, οὐ φάγεσθε ἀπ᾽ αὐτοῦ· ᾗ δ᾽ ἂν ἡμέρᾳ φάγητε ἀπ᾽ αὐτοῦ, θανάτῳ ἀποθανεῖσθε), comme il y (v)a de la vie, de l'être, de la lettre et de la différance, de la connaissance et de la conscience.

A chaque fois, devant chaque instance, fût-ce celle de son "for intérieur", le justiciable nommé, cité à comparaître, est trouvé ou reconnu seul coupable, c'est-à-dire aussi (schuldig, guilty) endetté; de tout par-delà les charges qui lui sont imputées -- chef d'accusation toujours capital, qu'on y joue sa tête ou sa face. Puisqu'il se trouve désormais là, sur le banc des accusés, sans visage, lieu tenant, à la place même du dieu qui, cachant sa face, est toujours, de tout, à devoir répondre, responsable sans réponse, irresponsable aussi bien. De ce que le dieu a fait arriver par sa main, par exemple (cf. Exode xxi, 13 etc.). Ou par la main d'un autre, ou sans le secours d'aucune main.

Là où ça donne, ça prête, sans intérêt peut-être, mais non sans dette du chef ou du capital, dès lors que le don se laisse tracer en reconnaissance et en reconnaissance de dette. (Cf. J. Derrida, Donner le temps, Donner la mort.)

Le donateur universel, fût-il indéfini et impersonnel comme le il de il y a et de il faut, neutre comme le es de es gibt, de es soll et de es muss, se double d'un créancier universel et  se redouble ou se triple -- ne serait-ce que pour rester l'un malgré l'autre -- d'un débiteur universel. Ou bien, si l'on préfère, le créateur d'un juge-accusateur-exécuteur et d'un coupable-victime-défenseur-sans-défense.

Qu'il paye, qu'à sa place n'importe qui paye, ce n'est que justice et justesse comptable -- et de part en part violence. Aveugles toutes, quelle que soit la part ou le genre de lucidité qui entre ici ou là dans leur aveuglement.

Violence gratuite du don pour commencer (donner la vie, l'être, le nom), aussitôt pris dans le don de la loi, de la logique juridique et judiciaire de la faute, et dans la logique économique et comptable de la dette, du pardon de la dette et de la dette du pardon; dès qu'il s'écrit.

Agnus dei qui tollit peccatum mundi
Ἴδε ἀμνὸς τοῦ θεοῦ αἴρων τὴν ἁμαρτίαν τοῦ κόσμου.
Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde (Jean i, 29).

Identique en latin à l'arnion de l'Apocalypse, égorgé (v, 6 etc.) mais aussi colérique et vengeur (vi, 16; xiv, 10; xvii, 14), qui se surimpose "au milieu du trône". Agneau qui lève le péché et dont le sang lave les robes blanches des égorgés, qui y mettent du leur, de leur propre sang (vi, 9ss; vii, 9ss; xii, 11), Sang tellement propre qu'on ne sait plus trop à qui ou de qui il est (cf. Actes xx, 28). Sang monnaie -- liquide -- qui achète, rachète, rédime (Apocalypse v, 9 etc.) ou qui tue (xiv, 20; xvi, 4s). Rédempteur-vengeur (g'l) du sang, l'ayant-droit ou l'ayant-cause, le proche parent qui rachète ou venge les siens, selon le cas. Livre de l'agneau égorgé depuis la fondation du monde (xiii, 8). Que d'ambivalence et de lapsus calami quand on écrit (avec) le sang qui affole le sens, où tout visage se mêle et où toute trace se perd.

http://oudenologia.over-blog.com/article-suicide-attentat-89787938.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-a-chacun-sa-croix-91907436.html
http://oudenologia.over-blog.com/article-mea-maxima-culpa-114515132.html

 

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13 mai 2014 2 13 /05 /mai /2014 18:55

Découvert (mieux vaut tard que jamais) le tout premier film d'Akira Kurosawa (1943 -- en français La légende du grand judo): œuvre superbe, malgré sa lourde amputation par la censure militaire, où se révèle déjà le génie de scénariste et de metteur en scène de son auteur.

Le jeune Kurosawa s'y montre, sans doute et sans surprise, un peu plus explicite que par la suite sur la "leçon" morale ou spirituelle de son récit. La manière est cependant fine, et le propos tout sauf facile puisqu'il s'inscrit, dans un sens, à contresens de la propagande officielle du régime en guerre. On pourrait le résumer ainsi: comment gagner en perdant -- et en gagnant.

Une telle formulation est évidemment tributaire de l'intertextualité "occidentale", (post-)"chrétienne", à laquelle elle se réfère (à commencer par tous les "qui perd gagne" du Nouveau Testament). Elle semble toutefois s'en distinguer doublement, quoique l'énonciation de cette distinction n'échappe pas davantage à la schématisation et aux stéréotypes du "point de vue occidental" -- mais jouons-en le jeu.
Par le comment d'abord: là où la "spiritualité occidentale", contrepoint et contrepoids de son logoV qui avance par l'exclusion des contradictions, se contente de poser le paradoxe en aporie ou en impasse par l'opposition radicale de ses termes, et à s'arrêter devant lui, paralysé ou fasciné, en attendant de sa contemplation théorique (qewria) une transfiguration ontologique et eschatologique, la "spiritualité orientale" cherche la voie (c'est le mot, le tao ou le -do qui distingue en l'occurrence le ju-do du jiu-jitsu), toujours pratique -- le passage dans et par l'impassable. 

Par la dissymétrie ensuite. On peut aussi gagner en gagnant; et, en perdant, non seulement gagner soi-même mais faire vraiment gagner le vainqueur. Tout est dans la voie, c'est-à-dire dans la manière (l'anglais way dit également l'une et l'autre). Le bon maître, quand il gagne, n'abaisse pas mais élève, en plus d'un sens, celui qu'il a vaincu; et quand il perd, il le fait de telle façon qu'il n'abandonne pas son vainqueur à la vanité ni à la culpabilité. Le combat en somme est une relation initiatique, qui -- selon le principe même du judo -- convertit l'agressivité gagnante ou perdante en force positive -- les adversaires y deviennent bon gré mal gré des partenaires. Il y va de la danse, d'une entente des regards et des corps, et d'une conquête qui, si elle passe par la dépossession, dépasse infiniment la possession; de l'amour et de l'humour. ErwV ici l'emporte, de justesse mais décisivement, sur qanatoV.

Tout cela -- qui peut paraître bien naïf et bien édifiant -- est admirablement montré dans le parcours initiatique du héros face à ses maîtres et adversaires successifs. A peine trois ans avant Hiroshima.

 

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11 mai 2014 7 11 /05 /mai /2014 14:54

                      en chemin vers l'immense

qu'importent le chemin

                 et les chemins qu'il laisse

                     ou bien ceux qu'il rejoint ?

le pas d'abord pressé

                           inquiet de l'arrivée

             ralentit à mesure

                                             que déjà il se voit

                              cheminant par l'immense

                              pénétré de sa fin

                              devinant désormais

                                              qu'au lieu de l'origine

                                              l'oubli seul fait retour

                       

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9 mai 2014 5 09 /05 /mai /2014 14:52

וְהָיָה כַּאֲשֶׁר יַחֲלם הָרָעֵב וְהִנֵּה אוֹכֵל וְהֵקִיץ וְרֵיקָה נַפְשׁוֹ
וְכַאֲשֶׁר יַחֲלם הַצָּמֵא וְהִנֵּה שׁתֶה וְהֵקִיץ וְהִנֵּה עָיֵף וְנַפְשׁוֹ שׁוֹקֵקָה
כֵּן יִהְיֶה הֲמוֹן כָּל-הַגּוֹיִם הַצּבְאִים עַל-הַר צִיּוֹן
הִתְמַהְמְהוּ וּתְמָהוּ הִשְׁתַּעַשְׁעוּ וָשׁעוּ
שָׁכְרוּ וְלא-יַיִן נָעוּ וְלא שֵׁכָר
כִּי-נָסַךְ עֲלֵיכֶם יְהוָה רוּחַ תַּרְדֵּמָה
וַיְעַצֵּם אֶת-עֵינֵיכֶם אֶת-הַנְּבִיאִים וְאֶת-רָאשֵׁיכֶם הַחזִים כִּסָּה
 וַתְּהִי לָכֶם חָזוּת הַכּל כְּדִבְרֵי הַסֵּפֶר הֶחָתוּם אֲשֶׁר-יִתְּנוּ אתוֹ אֶל-יוֹדֵעַ (ה)סֵפֶר לֵאמר קְרָא נָא-זֶה וְאָמַר לא אוּכַל כִּי חָתוּם הוּא
וְנִתַּן הַסֵּפֶר עַל אֲשֶׁר לא-יָדַע סֵפֶר לֵאמר קְרָא נָא-זֶה וְאָמַר לא יָדַעְתִּי סֵפֶר

Alors, comme celui qui a faim rêve qu'il mange, puis se réveille le gosier (ou l'âme) vide,
et comme celui qui a soif rêve qu'il boit, puis se réveille épuisé et le gosier (idem) assoiffé;
ainsi en sera-t-il de toute la multitude des nations
qui combattront (sur ou contre) le mont Sion.
Attardez-vous et soyez stupéfaits !
Fermez les yeux et devenez aveugles !
Ils sont ivres, mais pas de vin ;
ils titubent, mais pas sous l'effet de l'alcool.
Car Yahvé a répandu sur vous
un souffle (ou esprit) de torpeur,
il a fermé vos yeux (les prophètes),
il a voilé vos têtes (les visionnaires).
Toute cette vision est pour vous comme les mots (ou les paroles) d'un livre scellé
(ou cacheté) que l'on donne à un homme qui sait lire, en disant: "Lis donc cela, je te prie !" -- et celui-ci répond: "Je ne peux pas, car il est scellé."
Et comme un livre que l'on donne à un homme qui ne sait pas lire, en disant: "Lis donc cela, je te prie !"  -- et celui-ci répond: "Je ne sais pas lire."
Isaïe, xxix, 8ss.

  

Je ne sais pas, moi, pourquoi je reviens à ce texte, à ce passage plutôt entre deux oracles, qui me trottait dans la tête depuis quelques jours. Sans doute m'avait-il depuis très longtemps marqué, impressionné plus que son contexte, par son enchaînement ou son enchevêtrement, confus mais fascinant, de thèmes et d'images troubles, torpeur, stupeur, hébétude, cécité, ivresse, sommeil, rêve, lecture impossible enfin comme un cauchemar de scribe. Une accumulation d'ailleurs typique de cette prolifération rédactionnelle, et surtout transitionnelle, qui fait beaucoup du volume des "grands livres" de la Bible hébraïque, en particulier des "grands prophètes" comme Isaïe -- à telle enseigne qu'on ne saurait dire, ici, où s'arrête le prolongement de l'oracle qui précède (contre Ariel = Jérusalem, puis contre les assaillants de Jérusalem soudain frappés de stupeur ou de torpeur, v. 1-6) et où commence l'amorce du suivant (contre la "religion" et la "sagesse" des Judéens, frappées de stupeur ou de stupidité, v. 13ss). Bref, le genre de matériau hétéroclite que l'exégèse historico-critique tend à écarter rapidement comme secondaire pour concentrer son attention sur les morceaux plus homogènes et plus anciens.

Ce qui m'y ramène, c'est probablement d'abord la fin, le double double bind de cette injonction de lecture doublement impossible, qui me rappelle ou que me rappellent, à la fois et dans le désordre, la fameuse structure "schizogène"  de Palo Alto, les Confessiones de saint Augustin (tolle, lege) et la chute de L'Incendie de la bibliothèque de Victor Hugo.

Lis (lege, anagnwqi, en hébreu qr', appeler, épeler, énoncer, prononcer, de la même racine sémitique qui donnera en arabe qur'an, "Coran", leçon, lecture, toujours à haute voix ou presque dans l'Antiquité -- saint Augustin, toujours lui, s'étonnera encore de voir, par exception, quelqu'un lire silencieusement): cet ordre positif, commandement implicite de toute écriture, serait-il tout aussi double-binding, aussi "contrebandant" si j'ose emprunter cette "traduction" maligne de Jacques Derrida, que sa défense négative "ne lis pas",  cas d'école du double bind, surtout quand celle-ci est écrite ? L'écriture, comme l'inconscient freudien qui n'est peut-être pas tout à fait autre chose, serait-elle hermétique à la négation et réfractaire à l'exclusion, négation et exclusion de la (non-)lecture en l'occurrence ? Serait-il, devant un texte, tout aussi impossible de lire que de ne pas lire ? Comment ne pas lire ?

L'impossibilité de lire s'écrit ici -- laborieusement, de glose en glose de glose, d'écriture en réécriture -- sous deux espèces distinctes mais tendant à la symétrie, conjointes par ce waw qui peut être et ou ou. 1) Elle (l'impossibilité) peut être en effet du côté du livre (spr), un rouleau s'entend, qui serait "scellé", ce qui peut à son tour s'entendre de deux façons;  ou bien a) au "propre" cacheté et, supposera-t-on alors, de manière mystérieusement tenace; livre inouvrable, rouleau indéroulable; ou bien b) au "figuré", illisible ou incompréhensible parce que chiffré (mot français où l'on retrouve, par l'arabe spr, du nombre et du calcul, en ces chiffres arabes qui comptent avec le zéro [sifr], autant que de la lettre et du récit; du compte et du conte, et de l'écriture et de la langue étrangères ou étranges), codé, obscur; chiffre dont joue quelquefois le "genre prophétique" et plus souvent, plus tard, l'"apocalyptique" (ainsi Daniel scellant le livre, Jean ne le scellant pas). D'une manière ou d'une autre, le savoir-lire du lecteur (littéralement un savoir-livre, spr et non qr', ou un savoir-le-livre: la tradition massorétique hésite ici, comme souvent, entre le ketib, "ce qui est écrit", avec l'article, et le qeré', "ce qui est lu", toujours de la même racine qr', sans article) est neutralisé, mis à mal ou en échec. Il sait li(v)re mais ne peut pas lire, énoncer, (r)appeler au sens de l'ouïe et de l'entendement les paroles de l'écriture de ce livre-là; il sait lire en général mais il ne sait pas lire ça, he can read and he can't read that. Ou bien 2) le livre n'y est pour rien, il n'est en aucun sens "scellé", et l'impossibilité est alors tout entière du côté du lecteur: il ne sait pas li(v)re.

En lisant (ou en croyant lire) cela, nous nous mettons spontanément à la place de l'infortuné (non-)lecteur, mis en demeure de l'impossible, et nous compatissons à son embarras. Nous soupçonnerions même une certaine cruauté de la part du donneur d'ordre et de livre (sinon de leçon), qui sait peut-être (le texte n'en dit rien) que le livre est "scellé" et/ou que le lecteur ne sait pas li(v)re. On pourrait toutefois (et avec une certaine vraisemblance contextuelle, si instable que soit le contexte) envisager la scène d'un autre point de vue. Le locuteur, lui, ne saurait pas li(v)re, il saurait qu'il ne le sait pas, et il se tournerait, peut-être avec toute une communauté inquiète, vers le livre et le lecteur présumé, comme on se tourne vers un "prophète" ou un "voyant" à défaut de "prophète" et de "voyant", en espérant de la lecture à haute voix du livre quelque chose comme un oracle ou une parole d'un dieu jadis vivant et présent, aujourd'hui absent sinon mort. Dans ce cas, la gêne du (non-)lecteur s'efface devant la déconfiture générale, quoique celle-ci aggrave incalculablement celle-là.

On songera alors, par exemple, à la scène de désarroi cosmique de l'Apocalypse de saint Jean devant le livre scellé (v, 1ss):
Καὶ εἶδον ἐπὶ τὴν δεξιὰν τοῦ καθημένου ἐπὶ τοῦ θρόνου βιβλίον γεγραμμένον ἔσωθεν καὶ ὄπισθεν, κατεσφραγισμένον σφραγῖσιν ἑπτά. καὶ εἶδον ἄγγελον ἰσχυρὸν κηρύσσοντα ἐν φωνῇ μεγάλῃ, Τίς ἄξιος ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον καὶ λῦσαι τὰς σφραγῖδας αὐτοῦ; καὶ οὐδεὶς ἐδύνατο ἐν τῷ οὐρανῷ οὐδὲ ἐπὶ τῆς γῆς οὐδὲ ὑποκάτω τῆς γῆς ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον οὔτε βλέπειν αὐτό. καὶ ἔκλαιον πολὺ ὅτι οὐδεὶς ἄξιος εὑρέθη ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον οὔτε βλέπειν αὐτό. καὶ εἷς ἐκ τῶν πρεσβυτέρων λέγει μοι, Μὴ κλαῖε: ἰδοὺ ἐνίκησεν λέων ἐκ τῆς φυλῆς Ἰούδα, ῥίζα Δαυίδ, ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον καὶ τὰς ἑπτὰ σφραγῖδας αὐτοῦ. Καὶ εἶδον ἐν μέσῳ τοῦ θρόνου καὶ τῶν τεσσάρων ζῴων καὶ ἐν μέσῳ τῶν πρεσβυτέρων ἀρνίον ἑστηκὸς ὡς ἐσφαγμένον, ἔχων κέρατα ἑπτὰ καὶ ὀφθαλμοὺς ἑπτά, οἵ εἰσιν τὰ [ἑπτὰ] πνεύματα τοῦ θεοῦ ἀπεσταλμένοι εἰς πᾶσαν τὴν γῆν..  
Alors je vis dans la main droite de celui qui était assis sur le trône un livre écrit au-dedans et au verso, scellé de sept sceaux; et je vis un ange puissant qui proclamait à grande voix: "Qui est digne d'ouvrir le livre et d'en défaire les sceaux ?" Mais personne au ciel ni sur la terre ni sous la terre ne pouvait ouvrir le livre et le lire. Alors je me mis à pleurer abondamment, car personne n'avait été trouvé digne d'ouvrir le livre ni de le lire. Mais un des anciens me dit: Ne pleure plus. Voici que le lion de la tribu de Juda, la racine de David, a vaincu, pour ouvrir le livre et ses sept sceaux. Alors je vis au milieu du trône et des quatre vivants, au milieu des anciens, un agneau debout, comme égorgé, ayant sept cornes et sept yeux, qui sont les [sept] esprits du dieu envoyés sur toute la terre...
Il faudrait les yeux innombrables de la mort, d'une certaine mort, pour lire -- vraiment -- ce qui est écrit. Ce que Blanchot à sa façon ne cesse de dire et d'écrire de la littérature.

En attendant, chez les Prophètes comme dans "l'apocalyptique", il arrive qu'à défaut de lire les livres on les mange, on les avale, on les dévore, avec des effets immédiats et secondaires, agréables et désagréables (Apocalypse x, 8ss; cf. Ezéchiel ii, 8ss; Jérémie xv, 16ss; Psaume 119,103). Des effets en tout cas, qui tôt ou tard ramènent au livre et à l'impossible nécessité de la lecture. Il y a toujours à lire. Y compris dans ces livres qu'on a ingurgités et régurgités et qu'on n'a toujours pas commencé de lire. 

[Il y aurait aussi beaucoup à dire et à relire sur la torpeur divine, destructrice, créatrice et révélatrice, notamment cette tardéma (תַּרְדֵּמָה) commune à l'Adam de l'Eden au moment de la création ou de la dissociation de la femme (Genèse ii, 21), à Abraham entrant en songe terrifiant dans la conclusion de l'Alliance (xv, 12), à Saül endormi et inconscient du danger (1 Samuel xxvi, 12), au paresseux indifférent à son sort (Proverbes xix, 15) et à toutes sortes de divins rêveurs (Job iv, 13; xxxiii, 15). Ce sera -- comme toujours -- pour une autre fois, pour le jour ou la nuit de toutes les lectures impossibles.]

 

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6 mai 2014 2 06 /05 /mai /2014 22:17

Ce bien (agaqon) que le Socrate de Platon (République, VI, 509b), ou le contraire, élève au-delà de l'essence, de l'estance et de l'état (epekeina thV ousiaV), comme le soleil en tant que puissance (dunamiV) non seulement révélatrice, mais originante et génératrice de toutes choses, ne s'oppose plus, à ce "niveau" pour ainsi dire, à aucun mal. C'est là sans doute sa dignité et sa puissance souveraines (presbeia kai dunamei), d'être là sans autre, sans antagoniste, sans antithèse et sans antonyme, mais aussi sa faiblesse, du point de vue du langage et de la logique, de la sémantique et de la rhétorique, donc de la dialectique à laquelle il échappe, tout à la fin, en faussant compagnie au tout dernier moment (celui de la conclusion et de l'apothéose) à la définition qui l'a patiemment conduit jusque-là, en laissant derrière lui (ou en-dessous de lui) le "mal" qui lui conférait un sens et, en toute rigueur, en y perdant jusqu'à son nom de "bien" (d'où, peut-être, l'éclat de rire de Glaucon -- et de Platon ? et de Socrate ? -- à ce point de sublimation hyperbolique et démoniaque: kai o Glaukwn mala geloiwV, Apollon, ejh, daimoniaV uperbolhV !). La dialectique platonicienne à la fois arrive et échoue à désigner la place d'un trône vacant et anonyme. Ce n'est déjà pas si mal.

 

Enfants gâtés, spoilt children: réserve intarissable de cruauté, dissimulée à l'évidence (hidden in plain sight), par un mauvais tour de l'usage, dans le pli ouvert de sa lettre et de son sens "propre". Rancune tenace et perverse d'une vieille morale populaire, proverbiale, cristallisée, polie et comme neutralisée par l'érosion, qui ne perd cependant rien de sa vertu refoulée pour attendre. Elle ne lâchera plus ceux à qui elle s'est attachée -- fussent-ils une ou plusieurs générations -- et détournera d'eux, à vie, toute sympathie et toute pitié -- même les leurs. 

 

liberté: du fond sans fond de ta vacuité foncière, de ton essence inessentielle et irrespirable, de ta substance insubstantielle qui ne saurait rien soutenir ni fonder, de ta seule brèche en somme, que tu ne cesses de rouvrir comme une plaie dans le monde des mots et des choses qui n'en finissent pas de te circonscrire, sans arriver jamais à te définir, et dont la moindre fêlure est déjà béante, je respire et je me lève, encore une fois.

 

 

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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 22:38

parole de vivant mort d'écriture

entre les mots dits

écrits ou lus

d'un trait

nulle césure

point de ponctuation

 rien

à lire

entre les lignes

ou

dans les marges

ici et là

jeu ou travail

je ou personne

vie

s'écrit

mort

se lit

vivant

se lie

se relit

se délie

mort

se revit

ou 

se survit

 

 

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30 avril 2014 3 30 /04 /avril /2014 13:15

"L'islam n'est pas une religion", avait-il bien lu .

Fallait-il isoler ce titre -- c'en était un, qui en tant que tel tendait déjà, tout seul, à s'isoler -- du long propos qu'il intitulait et qui, de son côté, tentait d'en confirmer la proposition, tout en l'infirmant ici et là malgré lui, sans jamais en suggérer quelque intention "surréaliste" (à la Magritte par exemple: ceci n'est pas une religion) ? En un sens au moins il se suffisait à lui-même et soulevait, à lui seul, assez d'interrogations.

La première qui lui était venue à l'esprit: "C'est quoi alors ? un sport, un art, un jeu de société ?"

Mais, aussitôt après: Qu'est-ce donc qu'"une religion", comme prédicat ou attribut-du-sujet du verbe d'état par excellence (être) à la forme négative, mais aussi affirmative ou interrogative -- être ou ne pas être une religion ?

On songeait à l'essence, au quid de la religio latine; aux étymologies de celle-ci, la prétendue vraie (de relegere, relire et recueillir, ce dernier verbe français, de colligere, en entraînant une autre, celle de colere commune au "culte" et à la "culture") et la prétendue fausse (de religare, relier), qui n'était pas si éloignée; à son opposition classique, juridique et politique, à la superstitio illicite, qui rappelait qu'aux yeux de ses premiers commentateurs latins le "christianisme" émergent n'était pas (non plus) une religio; à l'imparable, incalculable et incorrigible effet de perspective culturelle (universalité paradoxale d'un "ethnocentrisme" chaque fois différent) par lequel l'Occident de tradition latine, qu'il se voulût accueillant ou hostile à l'étranger, le qualifiait, le comprenait, l'appréhendait dans tous les sens du terme, par rapport à (par extension de, par assimilation à, par analogie avec) ce qui lui était "propre", ce qu'il connaissait et reconnaissait comme sien -- lorsqu'il rencontrait, ailleurs ou venant d'ailleurs, des "choses" qui ressemblaient assez à ce qu'il appelait, lui, chez lui, (la) "religion" pour donner à ce mot un sens générique et catégoriel, au singulier et au pluriel: ainsi y avait-il des religions comme la sienne, et cependant différentes, et la "religion-en-général" dont sa "religion" n'était plus qu'une espèce parmi d'autres, tout en restant la référence première, le point de départ de ce processus circulaire de généralisation et d'abstraction à l'aller, de classification et de catalogage au retour. Comme critères d'appartenance ou de non-appartenance à ce genre ou à cette catégorie, on relevait des traits communs ou ressemblants, dont on faisait autant d'autres généralités: "rites" à l'instar des sacrements chrétiens, "croyances" à l'instar des dogmes chrétiens,  "prêtres", "prophètes" ou "saints" semblablement nommés et conçus d'après ce qu'on appelait ainsi, chez soi, dans sa propre langue et dans ses propres textes. On songeait enfin à "l'histoire", récit et généalogie que l'Occident se récitait à sa façon bien particulière, du fait précisément de son histoire particulière: ainsi il n'était pas indifférent que sa "religion" ("le christianisme") se donnât elle-même pour issue d'une autre "religion" ("le judaïsme"); cette filiation antagoniste présumée, qui lui dérobait structurellement la propriété de son origine, le disposait, à la fois bien et mal, à sa répétition approximative dans la naissance et le développement d'une autre religion issue de la sienne et se retournant contre elle, d'où résulteraient, selon l'évolution du rapport de forces, de guerres combattues en paix négociées, de nouveaux partages géographiques, ethniques et linguistiques, toujours provisoires. Suivaient, dans son espace désormais restreint et nullement garanti, les schismes internes qui avaient fait de la "religion" chrétienne à son tour un ensemble de "religions", encore longtemps partagées géographiquement selon le bon vouloir du prince (cujus regio, ejus religio); puis la séparation progressive, tantôt lente et tantôt brutale, de l'Eglise et de l'Etat (engagée dès la Renaissance, consommée seulement au XXe siècle en France) qui dans un sens avait encore réduit la place de "la religion", la ramenant à une affaire strictement privée et individuelle, et dans un autre l'avait radicalement délocalisée: du fait de la "liberté religieuse", en effet, la "religion" résiduelle se trouvait alors dissociée, en principe, de tout lieu et de tout milieu, tout un chacun étant susceptible, n'importe où, d'adhérer à n'importe quelle religion -- comme à d'autres "genres de choses" qui lui devenaient dès lors comparables, parti politique, association sportive, artistique ou "culturelle". Tout cela, et bien davantage, qu'il eût été possible et impossible de développer sans fin, se trouvait impliqué, implicitement, dans la locution "être une religion" (ou pas), prononcée ou écrite au XXIe siècle.

Qu'est-ce que l'islamophobie (notion qu'il avait employée, malgré sa banalisation, tant elle lui paraissait juste en l'occurrence, pour qualifier un discours où pointaient tour à tour la crainte et l'aversion, sincères ou feintes, de l'islam, ou plutôt de l'islam-en-France) reprochait en somme à l'islam, quand il allait jusqu'à lui dénier, ou à lui contester, son statut de "religion" ? D'être essentiellement, foncièrement, autre chose qu'"une religion" selon la taxinomie occidentale-moderne, par exemple une "idéologie socio-politique" qui s'avancerait sous le masque de la "religion" ? Ou bien d'être précisément "une religion" comme l'avait été le christianisme uni puis divisé, du temps où il faisait corps avec l''ensemble d'une société relativement homogène -- temps idéalisé, en bien comme en mal, dès lors qu'il était révolu -- et par conséquent de déborder la place résiduelle assignée à "la religion" par l'organisation moderne de la société occidentale ?

Dans la mesure où même les détracteurs religieux de l'islam renonçaient à lui opposer une critique religieuse, théologique, et juraient désormais, de plus ou moins bonne ou mauvaise foi, par une "laïcité" que nombre de leurs ancêtres (catholiques, notamment) avaient pourtant combattue de toutes leurs forces, jusqu'à une certaine "paix des braves", ils n'avaient plus guère le choix. Le socle "laïque" incontesté imposait que dans son espace l'islam fût considéré et traité comme une religion comme une autre, ni plus ni moins. Il n'y avait pas lieu de limiter son existence, sa pratique et son expression, privée ou publique, davantage que celle des autres "religions", fussent-elles "indigènes", c'est-à-dire enracinées sur le sol français ou européen depuis un peu plus longtemps. En tant que laïques, la France et l'Europe n'étaient pas plus chrétiennes que musulmanes. Peu importait à cette "laïcité"-là l'histoire qui l'avait produite, en l'opposant à un "clergé" bien déterminé, puisqu'elle n'était (ce qu'elle était) que d'en faire table rase. La forclusion de la "religion" hors de l'espace public rendait d'emblée nul et non avenu tout appel à la tradition -- à ce qu'était précisément la religio romaine comme rapport fondateur de la cité et de sa politique à leur passé. Seuls comptaient désormais les réalités et les rapports de force actuels, les effectifs en présence, les chiffres et les statistiques. Et ceux-là étaient impitoyables. En France, par exemple, les musulmans au sens ethnico-religieux ne représentaient pas 10 % de la population, mais selon toute vraisemblance le nombre des pratiquants de l'islam dépasserait sous peu (d'ici une trentaine d'années tout au plus) celui des pratiquants catholiques. A ce fait la laïcité ne pouvait être qu'indifférente, sauf à y perdre sa raison, laïque par définition. Et il n'y avait aucune raison que l'islam soit moins visible que les autres, à proportion de sa pratique effective.

C'était bien en grande partie de visibilité qu'il s'agissait -- et de lieu, de sol, de terre, comme scène du spectacle. Ce que "l'islamophobie" semblait avant tout détester et craindre, c'était de voir des mosquées et des minarets, des voiles et des djellabas dans un paysage toujours peuplé de cathédrales, d'églises et de crucifix -- et, il n'y a pas si longtemps, de soutanes et de processions. Par confusion entre patrimoine culturel et réalité cultuelle (choses pourtant bien distinctes dans l'économie moderne et laïque des genres), personne ou presque ne trouvait à redire à ce que l'Etat et les collectivités locales entretiennent un parc immobilier disproportionné à la pratique résiduelle du catholicisme, tout en lui en laissant le plein usage, tandis que toute construction d'un lieu de culte musulman soulevait des protestations -- au nom de la laïcité (dès lors à deux vitesses) si elle engageait des fonds publics, au nom de la souveraineté si elle s'appuyait sur des fonds étrangers.

Le fond de l'affaire évidemment, c'était toujours la xénophobie implicite, inavouable et donc inavouée, dont le caractère foncièrement irrationnel fédérait souterrainement les raisons les plus contradictoires. Raison des nostalgiques de la France catholique et de l'Europe chrétienne, prêts pourtant à convoquer l'islam en renfort quand celui-ci partageait leurs vues sur des "sujets de société" (ex. "mariage pour tous"), raison antireligieuse des "fondamentalistes laïques" qui ne rêvaient que de sacralisation et de sanctuarisation de la laïcité républicaine, à l'instar de la religio romaine, raison sans raison de tous ceux, bien plus nombreux, qui "n'aimaient pas les étrangers" fussent-ils de énième génération -- qui ne pouvaient pas les voir ni les sentir, et pour qui l'architecture, la langue, le costume et la coutume, n'étaient jamais que l'extension intolérable d'une "sale gueule". "On est chez nous", tel était bien, dans les dernières manifestations du Front national, le slogan symptomatique, porteur et rassembleur du pire, à la faveur de l'indéfinition de son sujet. Proclamation idiote au sens étymologique et grec du terme au moins; affirmation au fond moins agressive que défensive, réactive, de soi-chez-soi, dans la tranquillité de son propre et de sa propriété inaltérée, inaffectée par l'altérité dé-placée de l'autre -- à qui "on" devait pourtant, par contraste, la cohésion factice de son "identité" hétérogène.

 

 

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26 avril 2014 6 26 /04 /avril /2014 13:06

Une discussion où il s'était laissé prendre l'avait reconduit à l'orée de cette immense forêt talmudique qui lui était restée largement étrangère, parce qu'il s'y était peu aventuré -- moins par crainte d'ailleurs que par paresse ou impatience, autrement dit par crainte d'un certain ennui plutôt que de mauvaises rencontres: de l'extérieur il l'avait longtemps imaginée, en effet, plus fastidieuse qu'inquiétante, et ce préjugé n'avait d'ailleurs rien d'original dans sa "culture". L'ésotérisme qabbalistique avait suscité, depuis la fin du moyen-âge, infiniment plus de fascination, de fantasme et de curiosité, d'attraction et de répulsion, dans l'Occident chrétien et post-chrétien, populaire et académique, que la vénérable mais terne halakha rabbinique. A l'égard de celle-ci, comme tout le monde ou peu s'en faut (polymathie de "l'honnête homme"), il s'en était remis pour l'essentiel (essentiel qui tirait toujours du côté de la haggada, de la méditation édifiante à débouché plus théorique que pratique) à ce qu'en avaient rapporté d'autres, passeurs autorisés, experts et vulgarisateurs accrédités au-dedans et au-dehors (Buber, Scholem, Levinas notamment). Comme s'il y avait là -- curieuse axio-logique, remarqua-t-il, de rentabilité économique et utilitariste à contresens de la pratique -- trop de bale à vanner pour trop peu de grain, trop d'eau à brasser pour trop peu d'or ou de perles, trop d'inutilisable en somme à écarter pour trop peu de valeurs ou de biens théologiquement, philosophiquement ou littérairement consommables et assimilables, appropriables, capitalisables ou exploitables.

Etant bien entendu qu'on ne peut pas tout lire, rien de plus et de moins mystérieux à la fois que les choix de lecture, si ce n'est les choix de non-lecture et de relecture -- et de lecture plus ou moins attentive, patiente, désirante, confiante, recueillante et méditante.

Evidemment, le Talmud n'avait pas été écrit pour lui. Mais on pouvait en dire autant de tous les livres qu'il avait lus et relus, et en particulier de ce TaNaKh qu'il avait fréquenté depuis l'adolescence, dont il avait appris la langue, pour lui étrangère et morte, qu'il avait cité, traduit, commenté. Bien sûr, l'annexion historique de ce corpus comme "Ancien Testament" par le christianisme, en grec d'abord puis en hébreu, justifiait (quoique d'une justification suspecte et un rien honteuse en sa génération post-colonialiste et anti-impérialiste) qu'un "chrétien" ou même un "post-chrétien" s'y sentît chez lui ou s'y comportât comme en pays conquis. Elle avait en tout cas chargé à ses yeux cette "bible hébraïque" d'un enjeu religieux et théologique, puis littéraire et culturel considérable, en tant que référence première ou source primaire, respectivement, de sa religion et de sa civilisation -- grâce à la médiation ou malgré l'interposition du "Nouveau Testament" grec, européen déjà de langue, plus "proche", moins "étranger" donc.

Certes, les titres du judaïsme à l'exclusivité de ce patrimoine n'étaient pas non plus au-dessus de tout soupçon. La reprise en main, voire la refondation pharisienne du judaïsme palestinien à partir de la fin du Ier siècle apr. J.-C., qui avait produit à peu près simultanément la standardisation du texte "pré-massorétique" de la Bible hébraïque et la Mishna, n'avait pas recueilli l'héritage riche et divers du judaïsme du Second Temple sans une certaine réduction -- pour ne pas parler ici de captation. Quant à ce judaïsme du Second Temple, qui avait produit la quasi-totalité du texte "biblique" et bien davantage, il avait lui-même commencé par recueillir et exploiter à sa façon (réductrice et captatrice assurément en dépit de sa grande diversité à venir), les histoires et les traditions des royaumes d'Israël et de Juda après la première prise de Jérusalem par Nabuchodonosor (587/6 av. J.-C.), Dans les deux cas, la production du texte résultait d'une réduction discutable de la tradition en aval d'une catastrophe, aux mains d'un "reste" qui ne recueillait pas les traces du passé sans en perdre ou en effacer, ni sans redistribuer celles qu'il préservait dans une nouvelle économie textuelle qui en changeait profondément le sens. Avec ou sans traduction d'une langue à l'autre, elle ne perpétuait pas la tradition sans perpétrer, à son égard, de trahison, sans spolier presque autant les ancêtres qu'elle vénérait que ceux qu'elle maudissait (les "mauvais rois" d'Israël et de Juda, les prêtres des "haux-lieux", les "faux prophètes", plus tard les Samaritains, les sadducéens, les esséniens ou les multiples courants hellénistiques de la diaspora). En outre elle n'assumait l'héritage et ne le faisait fructifier à sa manière qu'à en forclore d'autres héritiers présomptifs. Sans exclusion d'une différence, pas d'écriture; même si par l'écriture et dans l'écriture la différence se réinscrivait, non pas la même (l'écriture jamais ne revenait au même) mais une autre, qui ne serait toutefois pas sans rapport avec la différence exclue pour l'écriture. 

L'écriture talmudique en tout cas, héritière en ligne directe (mais non sans différence, non sans perte ni sans gain) du judaïsme pharisien, réservait des surprises à celui qui, (re-)venant du christianisme, s'y risquait. Celui-là était, avant même de commencer à lire, prévenu contre elle. Prévenu d'abord contre son objet même, l'observance de la Torah qu'elle commentait et précisait,  par la théologie chrétienne dominante, influencée sur ce point (et surtout dans le protestantisme) par les épîtres pauliniennes: "Loi" ancienne et caduque, dépassée ou abolie, réputée impraticable,  reléguée dans le meilleur des cas à la fonction de faire-valoir de l'Evangile: lettre-de-mort contre Esprit-de-vie, servitude contre liberté. Prévenu a fortiori contre son interprétation pharisienne, depuis la caricature évangélique des "pharisiens" qui en dépit de ses propres contradictions aboutissait globalement à un contresens historique, celui d'un parti rigoriste. Ce contresens s'imposait notamment dans l'affaire de piqqouah nephesh (qui faisait l'objet de la discussion évoquée au début de ce billet), où les évangiles donnaient à "Jésus" le "beau rôle", en lui faisant plaider contre des "scribes (et) pharisiens" présumés obtus et insensibles que sauver une vie l'emportait sur tout commandement de la loi -- ce qui était précisément l'enseignement pharisien ! Sans doute il n'en allait pas toujours ainsi. Sur la question de la répudiation, par exemple, la position de "Jésus", surtout si l'on en ignorait les harmoniques "(pré-)gnostiques" (l'union des sexes comme figure d'un passage au-delà ou d'un retour en-deçà de la différence sexuelle), pouvait passer pour plus rigoriste que celle des pharisiens. Quant à l'évangile selon saint Matthieu, dont l'antijudaïsme et particulièrement l'antipharisaïsme paradoxaux passaient par la surenchère sur le pharisaïsme (non seulement la Loi restait en vigueur mais il fallait l'observer mieux que les pharisiens, v, 17s), il validait de fait la halakha pharisienne (la "doctrine pratique" sinon la pratique effective; cf. xxiii, 2ss, 23). Toutefois ces contre-exemples qui n'apparaissaient qu'à une lecture attentive et différenciée des évangiles ne faisaient pas le poids contre  l'impression générale, négative, comme en témoignait le devenir du mot "pharisien" dans la métonymie de la plupart des langues "chrétiennes".

La lecture du Talmud semblait d'abord confirmer plus d'un trait du portrait à charge évangélique: "tradition humaine" qui s'assumait comme telle, rapportant ses sources contradictoires sans trancher (par contraste, le Jésus des évangiles enseignait "avec autorité, et non pas comme leurs scribes"; "moi je vous dis"), attachée au détail et à la nuance dans la distinction (traits copieusement ridiculisés, cf. le moustique et le chameau, la dîme des aromates, etc.). Mais ce qu'on envisageait d'abord sous l'angle de la dérision, voire du mépris, se révélait à la lecture plein d'intelligence et de finesse -- en un mot et en plus d'un sens, d'esprit, jusque dans les "justifications" à première vue fantaisistes que la Gemara trouvait dans la lettre du texte de la Torah aux préceptes de la Mishna. Esprit de la lettre en somme, surprenant pour qui avait été accoutumé à opposer l'esprit à la lettre. L'analogie maintes fois relevée entre le procédé d'interprétation rabbinique et les lectures "déconstructives" de toutes sortes de textes par Jacques Derrida avait sa pertinence, d'autant plus remarquable d'ailleurs qu'elle ne venait pas d'une éducation talmudique ni même biblique approfondie.

A l'égard de ces textes, il s'était au fond comporté, lui le "bibliste", comme la grande majorité qui haussait les épaules ou réprimait poliment un bâillement devant les discussions exégétiques qui le passionnaient: à quoi bon se référer à des "traditions" et à des "textes", anciens et étrangers, quand il semblait tellement plus facile, économique et efficace de "penser à neuf" ? La nouveauté était déjà l'argument central du christianisme, qui l'avait d'ailleurs fasciné en tant que tel. Le tranchant de l'épée d'Alexandre ou du rasoir d'Ockham semblait indiquer, face à la complication infinie des écritures, l'unique geste raisonnable, le seul qui permette de passer outre à la paralysie exégétique et herméneutique, pour avancer -- comme Diogène échappant d'un pas à l'aporétique immobilisante des Eléates. Mais on pouvait bien avancer, on se retrouverait toujours un peu plus loin repris par une complexité avec laquelle il faudrait bien s'expliquer, quitte à la compliquer davantage. Le Talmud à sa manière témoignait alors de la méthode.

Une des rares fois où l'on entend dans le Talmud une "voix divine" (bath-qol, "fille de la Voix"), elle dit ceci:

"Celles-ci et celles-là (les paroles des "maisons" ou "écoles" de Shammaï et de Hillel) sont les paroles du Dieu vivant,  mais la halakha est selon les préceptes de la maison de Hillel" (Eruvin, 13b)

La voix divine tranche, en somme, en indiquant la voie pratique (halakha, c'est au sens propre la marche et le chemin) et en la fermant à l'alternative, mais en remarquant dans quoi elle tranche et ce qu'elle retranche, sans rien en retrancher; comme eût dit Jacques Derrida, elle décide sur fond d'indécidable.

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