וְהָיָה כַּאֲשֶׁר יַחֲלם הָרָעֵב וְהִנֵּה אוֹכֵל וְהֵקִיץ וְרֵיקָה נַפְשׁוֹ
וְכַאֲשֶׁר יַחֲלם הַצָּמֵא וְהִנֵּה שׁתֶה וְהֵקִיץ וְהִנֵּה עָיֵף וְנַפְשׁוֹ שׁוֹקֵקָה
כֵּן יִהְיֶה הֲמוֹן כָּל-הַגּוֹיִם הַצּבְאִים עַל-הַר צִיּוֹן
הִתְמַהְמְהוּ וּתְמָהוּ הִשְׁתַּעַשְׁעוּ וָשׁעוּ
שָׁכְרוּ וְלא-יַיִן נָעוּ וְלא שֵׁכָר
כִּי-נָסַךְ עֲלֵיכֶם יְהוָה רוּחַ תַּרְדֵּמָה
וַיְעַצֵּם אֶת-עֵינֵיכֶם אֶת-הַנְּבִיאִים וְאֶת-רָאשֵׁיכֶם הַחזִים כִּסָּה
וַתְּהִי לָכֶם חָזוּת הַכּל כְּדִבְרֵי הַסֵּפֶר הֶחָתוּם אֲשֶׁר-יִתְּנוּ אתוֹ אֶל-יוֹדֵעַ (ה)סֵפֶר לֵאמר קְרָא נָא-זֶה וְאָמַר לא אוּכַל כִּי חָתוּם הוּא
וְנִתַּן הַסֵּפֶר עַל אֲשֶׁר לא-יָדַע סֵפֶר לֵאמר קְרָא נָא-זֶה וְאָמַר לא יָדַעְתִּי סֵפֶר
Alors, comme celui qui a faim rêve qu'il mange, puis se réveille le gosier (ou l'âme) vide,
et comme celui qui a soif rêve qu'il boit, puis se réveille épuisé et le gosier (idem) assoiffé;
ainsi en sera-t-il de toute la multitude des nations
qui combattront (sur ou contre) le mont Sion.
Attardez-vous et soyez stupéfaits !
Fermez les yeux et devenez aveugles !
Ils sont ivres, mais pas de vin ;
ils titubent, mais pas sous l'effet de l'alcool.
Car Yahvé a répandu sur vous
un souffle (ou esprit) de torpeur,
il a fermé vos yeux (les prophètes),
il a voilé vos têtes (les visionnaires).
Toute cette vision est pour vous comme les mots (ou les paroles) d'un livre scellé (ou cacheté) que l'on donne à un homme qui sait lire, en disant: "Lis donc cela, je te prie !" -- et celui-ci répond: "Je ne peux pas, car il est scellé."
Et comme un livre que l'on donne à un homme qui ne sait pas lire, en disant: "Lis donc cela, je te prie !" -- et celui-ci répond: "Je ne sais pas lire."
Isaïe, xxix, 8ss.
Je ne sais pas, moi, pourquoi je reviens à ce texte, à ce passage plutôt entre deux oracles, qui me trottait dans la tête depuis quelques jours. Sans doute m'avait-il depuis très longtemps marqué, impressionné plus que son contexte, par son enchaînement ou son enchevêtrement, confus mais fascinant, de thèmes et d'images troubles, torpeur, stupeur, hébétude, cécité, ivresse, sommeil, rêve, lecture impossible enfin comme un cauchemar de scribe. Une accumulation d'ailleurs typique de cette prolifération rédactionnelle, et surtout transitionnelle, qui fait beaucoup du volume des "grands livres" de la Bible hébraïque, en particulier des "grands prophètes" comme Isaïe -- à telle enseigne qu'on ne saurait dire, ici, où s'arrête le prolongement de l'oracle qui précède (contre Ariel = Jérusalem, puis contre les assaillants de Jérusalem soudain frappés de stupeur ou de torpeur, v. 1-6) et où commence l'amorce du suivant (contre la "religion" et la "sagesse" des Judéens, frappées de stupeur ou de stupidité, v. 13ss). Bref, le genre de matériau hétéroclite que l'exégèse historico-critique tend à écarter rapidement comme secondaire pour concentrer son attention sur les morceaux plus homogènes et plus anciens.
Ce qui m'y ramène, c'est probablement d'abord la fin, le double double bind de cette injonction de lecture doublement impossible, qui me rappelle ou que me rappellent, à la fois et dans le désordre, la fameuse structure "schizogène" de Palo Alto, les Confessiones de saint Augustin (tolle, lege) et la chute de L'Incendie de la bibliothèque de Victor Hugo.
Lis (lege, anagnwqi, en hébreu qr', appeler, épeler, énoncer, prononcer, de la même racine sémitique qui donnera en arabe qur'an, "Coran", leçon, lecture, toujours à haute voix ou presque dans l'Antiquité -- saint Augustin, toujours lui, s'étonnera encore de voir, par exception, quelqu'un lire silencieusement): cet ordre positif, commandement implicite de toute écriture, serait-il tout aussi double-binding, aussi "contrebandant" si j'ose emprunter cette "traduction" maligne de Jacques Derrida, que sa défense négative "ne lis pas", cas d'école du double bind, surtout quand celle-ci est écrite ? L'écriture, comme l'inconscient freudien qui n'est peut-être pas tout à fait autre chose, serait-elle hermétique à la négation et réfractaire à l'exclusion, négation et exclusion de la (non-)lecture en l'occurrence ? Serait-il, devant un texte, tout aussi impossible de lire que de ne pas lire ? Comment ne pas lire ?
L'impossibilité de lire s'écrit ici -- laborieusement, de glose en glose de glose, d'écriture en réécriture -- sous deux espèces distinctes mais tendant à la symétrie, conjointes par ce waw qui peut être et ou ou. 1) Elle (l'impossibilité) peut être en effet du côté du livre (spr), un rouleau s'entend, qui serait "scellé", ce qui peut à son tour s'entendre de deux façons; ou bien a) au "propre" cacheté et, supposera-t-on alors, de manière mystérieusement tenace; livre inouvrable, rouleau indéroulable; ou bien b) au "figuré", illisible ou incompréhensible parce que chiffré (mot français où l'on retrouve, par l'arabe spr, du nombre et du calcul, en ces chiffres arabes qui comptent avec le zéro [sifr], autant que de la lettre et du récit; du compte et du conte, et de l'écriture et de la langue étrangères ou étranges), codé, obscur; chiffre dont joue quelquefois le "genre prophétique" et plus souvent, plus tard, l'"apocalyptique" (ainsi Daniel scellant le livre, Jean ne le scellant pas). D'une manière ou d'une autre, le savoir-lire du lecteur (littéralement un savoir-livre, spr et non qr', ou un savoir-le-livre: la tradition massorétique hésite ici, comme souvent, entre le ketib, "ce qui est écrit", avec l'article, et le qeré', "ce qui est lu", toujours de la même racine qr', sans article) est neutralisé, mis à mal ou en échec. Il sait li(v)re mais ne peut pas lire, énoncer, (r)appeler au sens de l'ouïe et de l'entendement les paroles de l'écriture de ce livre-là; il sait lire en général mais il ne sait pas lire ça, he can read and he can't read that. Ou bien 2) le livre n'y est pour rien, il n'est en aucun sens "scellé", et l'impossibilité est alors tout entière du côté du lecteur: il ne sait pas li(v)re.
En lisant (ou en croyant lire) cela, nous nous mettons spontanément à la place de l'infortuné (non-)lecteur, mis en demeure de l'impossible, et nous compatissons à son embarras. Nous soupçonnerions même une certaine cruauté de la part du donneur d'ordre et de livre (sinon de leçon), qui sait peut-être (le texte n'en dit rien) que le livre est "scellé" et/ou que le lecteur ne sait pas li(v)re. On pourrait toutefois (et avec une certaine vraisemblance contextuelle, si instable que soit le contexte) envisager la scène d'un autre point de vue. Le locuteur, lui, ne saurait pas li(v)re, il saurait qu'il ne le sait pas, et il se tournerait, peut-être avec toute une communauté inquiète, vers le livre et le lecteur présumé, comme on se tourne vers un "prophète" ou un "voyant" à défaut de "prophète" et de "voyant", en espérant de la lecture à haute voix du livre quelque chose comme un oracle ou une parole d'un dieu jadis vivant et présent, aujourd'hui absent sinon mort. Dans ce cas, la gêne du (non-)lecteur s'efface devant la déconfiture générale, quoique celle-ci aggrave incalculablement celle-là.
On songera alors, par exemple, à la scène de désarroi cosmique de l'Apocalypse de saint Jean devant le livre scellé (v, 1ss):
Καὶ εἶδον ἐπὶ τὴν δεξιὰν τοῦ καθημένου ἐπὶ τοῦ θρόνου βιβλίον γεγραμμένον ἔσωθεν καὶ ὄπισθεν, κατεσφραγισμένον σφραγῖσιν ἑπτά. καὶ εἶδον ἄγγελον ἰσχυρὸν κηρύσσοντα ἐν φωνῇ μεγάλῃ, Τίς ἄξιος ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον καὶ λῦσαι τὰς σφραγῖδας αὐτοῦ; καὶ οὐδεὶς ἐδύνατο ἐν τῷ οὐρανῷ οὐδὲ ἐπὶ τῆς γῆς οὐδὲ ὑποκάτω τῆς γῆς ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον οὔτε βλέπειν αὐτό. καὶ ἔκλαιον πολὺ ὅτι οὐδεὶς ἄξιος εὑρέθη ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον οὔτε βλέπειν αὐτό. καὶ εἷς ἐκ τῶν πρεσβυτέρων λέγει μοι, Μὴ κλαῖε: ἰδοὺ ἐνίκησεν ὁ λέων ὁ ἐκ τῆς φυλῆς Ἰούδα, ἡ ῥίζα Δαυίδ, ἀνοῖξαι τὸ βιβλίον καὶ τὰς ἑπτὰ σφραγῖδας αὐτοῦ. Καὶ εἶδον ἐν μέσῳ τοῦ θρόνου καὶ τῶν τεσσάρων ζῴων καὶ ἐν μέσῳ τῶν πρεσβυτέρων ἀρνίον ἑστηκὸς ὡς ἐσφαγμένον, ἔχων κέρατα ἑπτὰ καὶ ὀφθαλμοὺς ἑπτά, οἵ εἰσιν τὰ [ἑπτὰ] πνεύματα τοῦ θεοῦ ἀπεσταλμένοι εἰς πᾶσαν τὴν γῆν..
Alors je vis dans la main droite de celui qui était assis sur le trône un livre écrit au-dedans et au verso, scellé de sept sceaux; et je vis un ange puissant qui proclamait à grande voix: "Qui est digne d'ouvrir le livre et d'en défaire les sceaux ?" Mais personne au ciel ni sur la terre ni sous la terre ne pouvait ouvrir le livre et le lire. Alors je me mis à pleurer abondamment, car personne n'avait été trouvé digne d'ouvrir le livre ni de le lire. Mais un des anciens me dit: Ne pleure plus. Voici que le lion de la tribu de Juda, la racine de David, a vaincu, pour ouvrir le livre et ses sept sceaux. Alors je vis au milieu du trône et des quatre vivants, au milieu des anciens, un agneau debout, comme égorgé, ayant sept cornes et sept yeux, qui sont les [sept] esprits du dieu envoyés sur toute la terre...
Il faudrait les yeux innombrables de la mort, d'une certaine mort, pour lire -- vraiment -- ce qui est écrit. Ce que Blanchot à sa façon ne cesse de dire et d'écrire de la littérature.
En attendant, chez les Prophètes comme dans "l'apocalyptique", il arrive qu'à défaut de lire les livres on les mange, on les avale, on les dévore, avec des effets immédiats et secondaires, agréables et désagréables (Apocalypse x, 8ss; cf. Ezéchiel ii, 8ss; Jérémie xv, 16ss; Psaume 119,103). Des effets en tout cas, qui tôt ou tard ramènent au livre et à l'impossible nécessité de la lecture. Il y a toujours à lire. Y compris dans ces livres qu'on a ingurgités et régurgités et qu'on n'a toujours pas commencé de lire.
[Il y aurait aussi beaucoup à dire et à relire sur la torpeur divine, destructrice, créatrice et révélatrice, notamment cette tardéma (תַּרְדֵּמָה) commune à l'Adam de l'Eden au moment de la création ou de la dissociation de la femme (Genèse ii, 21), à Abraham entrant en songe terrifiant dans la conclusion de l'Alliance (xv, 12), à Saül endormi et inconscient du danger (1 Samuel xxvi, 12), au paresseux indifférent à son sort (Proverbes xix, 15) et à toutes sortes de divins rêveurs (Job iv, 13; xxxiii, 15). Ce sera -- comme toujours -- pour une autre fois, pour le jour ou la nuit de toutes les lectures impossibles.]