Faute de mieux, l'époque est au moins fertile en intertextualité aléatoire (c'est presque un pléonasme): celle que débitent en temps réel et à flux constant les anciens et nouveaux media -- publicité croisant ou interrompant toute sorte d'"information" ou de "message", "chaînes d'information continue" où une bande de texte autonome, quoique homogène (il s'agit toujours d'"information"), sous-titre une image et un son qui n'ont d'autre rapport avec elle, sauf coïncidence thématique réelle ou incongrue, que la répartition -- moira -- de l'écran) -- n'a pas aboli la précédente, qui s'opérait diachroniquement dans la mémoire du lecteur-auditeur-spectateur, par rémanence ou réminiscence.
C'est ainsi que peu après la relecture de L'Enracinement (voir quelques billets plus... bas) je suis tombé, dans la salle d'attente d'une administration, sur un tract officiel consacré à la radicalisation. Même racine, sinon même radical, pour ces deux faux jumeaux qui se partagent la même métaphore rhizomique -- et qui de surcroît se sont présentés à moi de part et d'autre du passage de l'an, en décembre et en janvier, tel Janus à double face.
L'ambiguïté virtuelle de la racine, végétale et nourricière, et de la radicalité destructrice et mortifère ne le cède en rien à celle du pharmakon, remède et poison, le plus souvent végétal et vénéneux, dont la vertu curative est également puissance toxique. On ne saurait la neutraliser sans l'arracher, la déraciner ou l'éradiquer -- sans se retrancher en même temps de la profondeur et de tout son potentiel vital. Tant bien que mal la "radicalité" cherche des racines, de préférence les siennes, propres, homogènes, autogènes, endogènes, idiogènes, parfois cependant hétérogènes ou exogènes, comme dans la greffe de conversion -- de même que, par une métonymie analogue mais plus artificielle, le "fondamentalisme" s'assure son fondement ou sa fondation. Que ce soit dans le passé réel ou fantasmé d'une tradition ethno-religieuse ou dans le présent gnomique d'une vérité idéologique supposée porteuse d'avenir universel -- nous eûmes naguère un radicalisme anticlérical et progressiste.
Qu'opposer à cette recherche, sinon la forclusion de son sens, de sa direction même ? Toute quête de profondeur est pathologique et pathogène, voilà le message officiel jamais énoncé mais mille fois répété par la bien-sur-veillance médico-policière généralisée et (c)rétinisée en réseau panoptique. Toute identité qui se cherche au-delà, en-deçà, au-dessous ou au-dessus, ou même à l'intérieur de son état-civil est d'une citoyenneté suspecte. C'est un mauvais sujet, mal assujetti, que celui qui ne coïncide pas exactement avec lui-même -- il émane de son "jeu", au sens mécanique du terme, une vibration néfaste: suspect de double jeu, il se spectralise dans le fantasme de la cinquième colonne -- même quand on ne situe pas très bien les quatre autres.
Les symptômes de la radicalisation indiqués au public biensurveillant -- tout un chacun se retrouvant ainsi en position et en devoir de diagnostiquer le mal, au moins à titre de prodrome, au service de la prophylaxie générale, -- sont multiples et cumulatifs, comme dans toute pathologie: plus il y en a, plus il urge de "signaler" aux autorités compétentes ("Agissez sans attendre", est-il prescrit en gros dès la première page). Les voici:
- rupture avec la famille, les anciens amis, éloignement de ses proches;
- rupture avec l'école, déscolarisation soudaine;
- nouveaux comportements dans les domaines suivants:
-- alimentaire;
-- vestimentaire;
-- linguistique;
-- financier;
- changements de comportements identitaires:
-- propos asociaux;
-- rejet de l'autorité;
-- rejet de la vie en collectivité;
- repli sur soi;
- fréquentation de sites internet et des réseaux sociaux à caractère radical ou extrémiste;
- allusion à la fin des temps.
Cette liste, à l'identique, aurait pu figurer quelques années plus tôt dans un tract d'information sur les "sectes"; un peu plus tôt encore elle aurait pu viser, à peu de choses près et de façon tout aussi nébuleuse, les mouvances d'extrême-gauche. Elle pourra servir demain contre d'autres radicalités, de type écologique par exemple. Ni le mot "islam" ni le mot "musulman" ne figurent dans le document, seuls "djihadisme" et "djihadiste" (le site de référence étant stop-djihadisme.gouv.fr) indiquent formellement sa cible actuelle -- sans que le "djihadisme" en question soit d'ailleurs rapproché ni distingué de la notion de jihâd à laquelle tout musulman a affaire, sans préjudice de son interprétation.
Tout se passe comme si la société occidentale, fière de sa laïcité mais jamais assez sûre d'elle-même dans sa recherche effrénée de sécurité, se murait et se calfeutrait contre toute menace provenant non seulement d'une extériorité latérale, de "l'étranger" forcément barbare, mais plus encore contre celles qui arriveraient sournoisement d'au-dessus ou d'en-dessous, de la transcendance ou de la profondeur, se retranchant du même coup de toute source possible de questionnement et de renouvellement... radicaux.
Pour compliquer encore l'intertextualité, une "information santé" annonçait ces jours-ci l'invention d'un bracelet décelant et signalant les signes avant-coureurs de la "dépression": ce sont probablement en partie les mêmes.