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27 septembre 2015 7 27 /09 /septembre /2015 11:36

D'une "explosion démographique" depuis longtemps passée de sa phase pré-visible à sa phase in-visible, pour cause d'excès de visibilité, de saturation de présence et de débordement d'actualité -- puisque y étant nés et l'habitant depuis toujours nous sommes trop dedans pour pouvoir la reconnaître et la nommer, a fortiori y réagir tant soit peu rationnellement -- seuls peut-être des textes anciens, traces d'époques où elle n'était pas même envisageable, nous rendraient brièvement, par contraste, l'intuition.

Ainsi les fameux croissez et multipliez de la première page de la Genèse (1,22.28), et toutes les promesses de fécondité des suivantes, quand ils nous laissent un arrière-goût saumâtre: contrairement à d'autres générations de lecteurs c'est par leur irresponsabilité, leur légèreté, leur myopie catastrophiques qu'ils nous frappent. Ils n'en disent pas moins une "vérité" profonde et probablement imprescriptible sur la "vie", qui resterait vraie jusque dans la catastrophe, à savoir qu'à tous les niveaux et quelque "sujet" qu'on lui assigne (biosphère, biotope, règne, branche, espèce, variété, société, tribu, clan, famille, individu, organisme) elle est essentiellement sinon exclusivement expansive, tendant presque toujours non seulement à se prolonger, mais à s'étendre et à se répandre, jamais d'elle-même à se réduire, à se restreindre ou à se limiter, quand même il en irait de son intérêt. Seule l'arrête ou la contient une nécessité extérieure -- agression d'un autre "vivant", du prédateur au virus en passant par le semblable, rival, adversaire ou ennemi; ou défaut d'environnement et pénurie de ressources. Une telle nécessité peut sans doute être intégrée ou anticipée par le vivant concerné dans un geste auto-limitateur, voire partiellement autodestructeur, et par là salvateur -- il semble qu'à cet égard "l'intelligence" humaine, telle qu'elle s'est édifiée puis empêtrée dans sa superstructure de médiations, n'aura pas eu l'efficacité de "l'instinct" animal dont elle s'est distinguée sans cesser de s'y rapporter.

N'empêche que l'auto-limitation reste foncièrement contre nature, à la lettre anti-physique pour autant que la phusis même est croissance, anti-bio-logique. Quelle que soit la nécessité, à supposer même qu'elle finisse par se frayer un chemin jusqu'à la "conscience" humaine -- nous n'en sommes pas là -- et à entraîner des décisions (fussent-elles inutiles parce que trop tardives), elles n'opérerait pour la vie que contre la vie. Cruellement en tout état de cause.

La Wille zur Macht nietzschéenne et le Lustprinzip freudien -- les deux expressions "philosophiques" au sens large de cette tendance de la "vie" qui ont sans doute le plus marqué le XXe siècle -- avaient chacun leur ombre et leur revers qui trahissaient leur ambiguïté, voire leur aporie foncières. Si le "vivant" veut la puissance, à la fois il veut et ne veut pas faire (réaliser, effectuer, actualiser) tout ce qu'il peut. Car la puissance est réserve, excédent ou anticipation du pouvoir sur le faire ou défaut et retard du faire sur le pouvoir, différence de toute manière, qui pour se préserver ou se reconstituer comme puissance renonce à la dépense totale et instantanée, synonyme d'épuisement, vers laquelle cependant elle ne cesse de tendre. S'il veut le plaisir, il veut aussi contre le plaisir, non seulement au nom d'un "principe de réalité" indispensable à la viabilité et donc à la durée du plaisir mais encore en vertu de cette "pulsion de mort" (Todestrieb) qui semble contrecarrer celui-ci plus radicalement encore, bien qu'en dernière analyse elle échoue à se constituer en principe originairement distinct, au-delà (jenseits) du principe de plaisir. Il semble d'ailleurs que Nietzsche ait été plus lucide, surtout dans ses fragments, sur la plurivocité essentielle de son "principe" que Freud sur l'inséparabilité des siens, celle-ci ayant surtout été mise en évidence par des relectures ultérieures, notamment celles, successives, de deux Jacques, Lacan et Derrida...

Détour: j'ai enfin revu il y a peu, grâce à une opportune réédition en DVD de Malavida, trois films du cinéaste géorgien Tenguiz Abouladzé dont j'avais gardé depuis plus de vingt ans un souvenir merveilleux: Le repentir (1984), évocation à la lettre sur-réaliste d'une dictature imaginaire par excès de dictatures réelles (le dictateur porte la chemise de Mussolini, la moustache de Hitler et les lunettes de Beria), sans doute le plus connu en Europe grâce à sa Palme d'or à Cannes; L'arbre du désir (1976), chef-d'œuvre cinématographique et chromatique absolu, ronde de personnages pittoresques autour d'une histoire d'amour juvénile dont la fin tragique rappelle un autre très grand film, japonais celui-ci, Les amants crucifiés de Mizoguchi; et Moi, grand-mère, Iliko et Illarion (1962), récit d'"initiation" adolescente et rurale d'une époque plus strictement "soviétique" (il est en russe, contrairement aux deux autres en géorgien), dont je me souvenais moins bien, mais dont cette dernière vision m'a profondément ému. Il s'achève sur ce discours intérieur du protagoniste, après la mort de sa grand-mère (celle qui savait maudire comme personne mais le bénissait dans son cœur): "Je prendrai avec moi Iliko et Illarion [les deux vieux qui se chamaillent tout au long du film], et nous vivrons tous ensemble. Moi, Iliko, Illarion, et Meri [la fiancée]. J'aurai beaucoup d'enfants, de petits-enfants et d'arrière-petits-enfants, et encore leurs enfants, et nous serons le village entier. Puis, on sera encore plus nombreux, et nous serons le monde entier. Nous sommes le monde entier. Nous ne mourrons jamais, nous ne nous éteindrons jamais. Nous n'aurons jamais de fin."

Ce discours démesuré d'un garçon modeste au demeurant -- il vient de renoncer à l'avenir de la grande ville (Tbilissi) pour retourner dans son village -- jette, fonde, sème ou plante un avenir aux dimensions d'un univers à partir du présent et de la présence -- de lui-même, de ses proches et du lieu de leur proximité, comme si le monde précédent et environnant n'existait pas ou ne comptait pas. Il invite ainsi à rapprocher vitalité et virtualité.

La virtualité, au sens que Deleuze par exemple donne à ce terme lorsqu'il commente Nietzsche ou Bergson, ce n'est pas la possibilité au sens où l'on entend habituellement celle-ci, comme rétro-projection par double jeu spéculaire du réel ou de l'événement sur fond de négation (ce qui pourrait arriver, conçu à l'image de ce qui aurait pu arriver mais n'est précisément pas arrivé; la possibilité comme irréel du passé, du présent ou du futur comme rature ou bougé du réel); ce n'est  pas non plus, dans un sens encore plus banal aujourd'hui, la fiction, l'imaginaire ou une réalité tant soit peu "dé-matérialisée", c'est-à-dire autrement matérialisée, médiatisée et chiffrée (le "numérique" relevant du nombre et du chiffre en plus d'un sens). C'est une puissance réelle et un réel en puissance, d'un "être" qui ne saurait coïncider avec lui-même ni se limiter à un "état" quelconque. Si rien ne l'arrêtait il remplirait le monde, et il lui faut parler comme si rien ne devait l'arrêter, si "fausse" que soit cette hypothèse, pour dire et faire sa vérité -- pour s'avérer. Ainsi veut la "vie", expansive et virtuelle jusqu'à la fin incluse. Les amants assassinés de L'arbre du désir n'auront rien voulu de moins que le moi de Zouriko, et ils ne l'auront pas moins atteint, à finir dans la terre, que lui dont l'histoire finit bien parce qu'elle ne finit pas. On repense à Abraham: rien de moins que les étoiles du ciel pour postérité.

(http://etrechretien.discutforum.com/t1043-les-lecons-du-ciel)

 

 

 

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