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18 novembre 2015 3 18 /11 /novembre /2015 09:31

En m'annonçant incidemment la publication de quelques-uns de ses aphorismes, Maurizio Manco, déjà entraperçu dans plusieurs billets de ce blog sous le masque de "l'ami florentin", m'a fait ces jours-ci une belle surprise qui m'oblige, et ainsi m'autorise, à révéler son nom -- sinon son identité. Incidemment: il m'écrivait au lendemain des attentats de Paris, et notre correspondance, au tempo dit réel de la messagerie électronique, est vite retournée de l'"actualité" (où l'acte proche, terrible, assourdissant, aveuglant, se dérobait encore, déjà, en se manifestant) à l'écriture -- where else ?

Cela faisait longtemps que nous causions littérature et philosophie. Le hasard, ou la providence, d'un passé religieux en partie commun, suivi d'une dérive en partie similaire, nous avait fait nous rencontrer dans ces parages. Je savais que (pas encore combien) la lecture de Cioran avait été pour lui déterminante.

Je n'ai jamais appris l'italien: j'en suis venu à le comprendre un peu, passivement, par analogie avec le latin et les autres langues romanes que j'ai pratiquées, et surtout par une longue exposition cinématographique, de De Sica a Moretti, mais je suis incapable de le parler ou de l'écrire. Je le lis, quelquefois je le déchiffre, mais je ne le lis pas sans le traduire mentalement. J'étais assez frustré que nos échanges avec Maurizio nécessitent le recours à l'anglais, alors que nos langues "maternelles" sont si proches. Pour le lire au mieux (sinon bien) dans sa langue, il me fallait tenter de l'écrire en français. La brièveté du texte rendait la tentative envisageable, et la tentation forte. Je n'y ai pas résisté. J'avais d'ailleurs d'autant moins lieu d'y résister que l'auteur était là pour corriger gentiment mes plus grossières erreurs, à défaut d'empêcher son texte de lui échapper. Le résultat est ici: http://oudenologia.over-blog.com/disappunti.html

"Tout a été dit cent fois / et beaucoup mieux que par moi." Je ne sais pas (encore) si Maurizio connaît le poème de Boris Vian, mais à l'aphorisme il s'applique à merveille. Difficile d'en écrire un sans se demander (et sans pouvoir aujourd'hui assez facilement vérifier) si ce qu'il dit ne l'a pas déjà été, et de manière semblable. Le risque de plagiat involontaire -- vivre même en est un, disait Cioran -- est massif et dissuasif. Impossible pourtant de ne pas le courir, ce risque, quand on s'est aventuré à penser: d'elle-même la pensée tend à l'aphorisme, celui-ci dût-il se déguiser en formule ou en "mot d'auteur" pour se cacher et frapper par surprise dans un texte poétique ou prosaïque, un dialogue dramatique ou cinématographique. Il faut du courage pour oser une écriture purement, franchement aphoristique. Pecca fortiter, disait Luther.

Maurizio l'a fait, et il a bien fait: ses lectures abondantes -- beaucoup plus que les miennes -- ne sont heureusement pas parvenues à le dissuader de l'écriture. Son "carnet de désappoints" (disappunti renvoyant, par un jeu de mots hélas intraduisible, à appunti, notes prises ou remarques faites) est une petite merveille. D'équilibre et de rythme, d'abord -- c'est aussi pourquoi j'ai finalement préféré traduire le tout dans l'ordre (celui-ci fût-il fortuit, comme il est de règle en régime chaocosmique) plutôt que de citer ça et là tel aphorisme, comme je pensais le faire au départ. Au gré de l'enchaînement des sentences, on passe du frisson ou du vertige au sourire et au rire, par toutes les nuances de l'amertume et de la tendresse. Je ne le citerai pas, pas encore, surtout pas pour l'illustrer: il faut le lire. En traduction ou dans l'original, quitte à le retraduire.

Le percept et l'affect étant en l'espèce indissociables du concept, cela donne (aussi, surtout) à penser. Je n'essaierai pas non plus de dire quoi ni à quoi -- il faut le lire. Mais cela donne encore, après l'avoir lu et relu en pensant avec lui, à réfléchir -- non pas contre lui, mais en retour ou en réponse, comme il sied à la réflexion.

Par-delà la réflexion particulière qu'inspirera séparément chaque aphorisme (je compte bien y revenir plus tard au gré des sujets de ce blog, dont les affinités thématiques avec l'œuvre n'échapperont à personne), les Disappunti de Maurizio Manco me renvoient, dans leur ensemble, à la question de l'origine du propos, autrement dit du point de vue: d'où ça parle, comme on ne dit plus guère, d'où ça pense et fait penser, peser, juger, apprécier; et d'abord d'où ça perçoit, sent, ressent, éprouve, le lieu du discours étant premièrement, et en plus d'un sens, celui de la passion. Je retrouve là, dans une longue et vaste tradition de protestation métaphysique qu'il me plaît de retracer au moins jusqu'à Job, ce que je disais il y a peu (http://oudenologia.over-blog.com/2015/04/artaudoxie-ou-le-corps-s-entete.html) à propos d'Artaud, qui en est peut-être le cas le plus forcené: un héroïsme de la subjectivité (ou, selon le mot d'Artaud, du subjectile), qui ne se rend ni ne (se) déserte, même quand il prône la reddition ou la désertion; qui tient et défend jusqu'au bout la position et la perspective (concept florentin s'il en est !) d'un soi à la nomination et à la définition variables (je, moi, nous, on, homme, conscience, âme, corps), avec d'autant plus d'acharnement -- l'énergie du désespoir -- qu'il la sait intenable et indéfendable. Un parti-pris de soi jusqu'à la mauvaise foi incluse, voilà l'héroïsme et le panache du rôle, auquel Job et ses innombrables émules ne renoncent jamais que par le mépris. La quitterait-on un seul instant, cette posture, pour l'im-posture de quelque ek-stase, d'un impossible pas hors de soi comme dit Khayyâm, que s'évanouiraient et se confondraient aussitôt ses autres fantasmatiques et leur jeu paradoxal: on n'y reconnaîtrait plus ses ennemis jurés (mort, néant, absurde, non-sens, indifférence cosmique) et leur étrange consolation, ni ses amis parjures (Dieu, la vie, la beauté, l'amour) et leur cruauté autrement raffinée. On passerait, de la scène tragi-comique qui nous constitue, tantôt héros tantôt bouffons, à l'écriture du désastre, qui survit, avec et sans nous, à notre destitution.

Alla vetta del linguaggio sta, ardente e glorioso, il silenzio.

[On pourra lire ici -- en italien -- une intéressante interview de Maurizio Manco: http://www.aiplaforisma.org/?p=1497.]

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commentaires

B
Aphorismes : ces phrases qui, en les lisant, suscitent en vous cette question inutile : "Comment ai-je pu ne pas y penser avant ?" <br /> Inutile, parce que l'on n'en connait que trop bien la réponse.
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N
"Il y a des livres qui, comme de vieux amants rendus experts par une longue habitude, semblent savoir mieux que nous-mêmes ce que nous voulons." (M.M.)

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