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13 mai 2013 1 13 /05 /mai /2013 22:28

Cher M. Nietzsche,

Je vous ai lu, et souvent relu. J'achève ces jours-ci la (re-)lecture (en traduction française, ce qui ne sera sûrement pas pour vous déplaire) de vos Œuvres complètes, qui rassemblent à peu près tout ce que vous avez décidé de publier de votre vivant; j'ai même indiscrètement consulté bien des textes que vous n'avez jamais livrés au public.-- Ecrits et Fragments dits posthumes, Lettres privées même. Vous m'êtes devenu, ainsi qu'à nombre de mes pères et contemporains, beaucoup plus familier que vous n'auriez probablement souhaité l'être à quiconque --- en effet je crois connaître, et à ma façon partager, votre goût de la distance.

Je suis bien au regret de vous décevoir: je ne ressemble en rien à ce que vous avez dû tant désirer en vain, ce que vous auriez entre tous mérité de connaître: une postérité authentique, de votre sang, dont l'ingratitude, l'oubli, la trahison même -- ce que Zarathoustra avait l'esprit de prescrire à ses disciples -- vous eussent été plus doux. Non seulement je vous suis venu trop tard -- tard dans mon histoire, plus tard encore dans l'histoire tout court -- mais surtout je n'étais pas de votre chair ni de votre esprit -- pas même de la pierre dure dont votre marteau aurait pu espérer, en la brisant, tirer son œuvre. Si je ne vous savais au-dessus du ressentiment, si je n'avais toute confiance dans la bonté dorée de votre savoir-rire, je n'oserais sans doute vous confesser que je suis, à peu de chose près, ce que vous avez méprisé le mieux: un réactif, un décadent, suivant la pente particulière de son déclin au gré des courants convergents du christianisme et de l'anarchie dont vous avez su déceler la secrète et profonde complicité. Sur ce point du moins, et assez lucidement d'ailleurs, avant même de vous lire je vous donnais raison.

Dois-je ajouter, au risque d'aggraver mon cas, que la lecture de vos livres, qui m'ont toujours intéressé, très souvent passionné et quelquefois ému aux larmes, n'a quasiment jamais suscité chez moi la moindre velléité de conversion ? Ce pourrait être, évidemment, parce que je ne vous aurais pas compris -- je ne le crois pas, quoique je me garde bien de vous dire pourquoi je suis si intelligent -- ou parce que, pour quelque (autre) raison, vous ne m'auriez pas convaincu -- il n'en est rien: mes objections à vos propos, il y en a eu de nombreuses au fil des pages, n'ont pour ainsi dire jamais porté sur l'essentiel de notre différence, sur ce qui me situe en plus d'un sens à vos antipodes. Je vous ai reçu, si vous me passez ce mot que j'emprunte à la théologie calviniste -- on a fait bien pire protestantisme que celui de Luther ! -- en réprouvé de votre jugement (dernier ou non)  Un ami théologien me racontait jadis comment, dans certaines églises d'Ecosse où cette doctrine sévissait sous son espèce la plus rigoureuse, les paroissiens assistaient aux services, selon sa formule, pour se faire battre. Ils se sentaient  for some reason; condamnés d'avance par la "double prédestination" à la perdition éternelle et venaient tous les dimanches s'entendre promettre à l'enfer, sans espoir ni volonté d'y changer quoi que ce soit. Cela me paraissait alors difficile à comprendre, mais voilà que j'ai fait à votre école une expérience semblable: j'ai accepté votre verdict, ou, si vous préférez, votre diagnostic sur mon type, je l'ai même accueilli, embrassé, avec enthousiasme -- non pas immédiatement, certes, car il m'a d'abord été fort pénible: aussi longtemps que je l'ai pu je vous ai évité, je vous ai remis à plus tard, mais je savais que vous m'attendiez de pied ferme, qu'un jour ou l'autre je devrais comparaître devant vous et vous entendre. Pourtant je n'ai jamais voulu, à vos yeux, m'amender ni guérir:  j'étais, inséparablement, ce que je pouvais et ce que je voulais -- je ne me lasse pas des permutations de ces trois verbes: ce que je pouvais voiloir être, ce que je voulais pouvoir être, etc. -- et, je suis sûr que vous le comprenez: telle était ma façon à moi, si retorse fût-elle, de vivre, d'aimer et de bénir la vie. 

Vous ne trouverez pas non plus en moi un de ces joyeux réformateurs récupérateurs -- Dieu sait qu'ils n'ont pas manqué ! -- qui ont tenté, plus ou moins sincèrement ou intelligemment selon le cas, d'atteler votre nom et votre œuvre au train de leurs idées, en vue de produire qui un christianisme, qui un anarchisme, qui un socialisme, qui un humanitarisme --  pardon my English -- Nietzsche-friendly, nietzschéo-compatibles (je vous épargne la liste des malentendus historiques, souvent moins comiques et plus terribles que ces derniers, auxquels vos écrits ont, malgré eux et malgré vous, donné lieu)Non que l'envie d'un tel syncrétisme ne m'ait jamais effleuré, mais parce que s'agissant de vous, et de moi, elle s'avérait très vite absurde ou pour le moins, comme diraient encore les Anglais, terribly impractical. Le nihil que vous avez débusqué et dénoncé si justement derrière tous ces -ismes ne pouvait être à mes yeux l'effet accidentel de quelque "abus" ou "perversion" réformable, mais bien, si j'ose cette contradiction dans les termes, leur essence, leur fond ou leur absence de fond -- j'eusse été le dernier à pouvoir en douter, car c'est précisément ce par et pour quoi  je leur étais le plus attaché. Mon amour du Jésus du Sermon sur la montagne et du deus negatio dei de saint Paul, malgré ce qui les oppose en surface, le goût qui me portait infailliblement vers ce qui leur ressemblait le plus chez les saints, les mystiques et les penseurs chrétiens ou autres, tenait à ce dénominateur commun zéro que l'arithmétique élémentaire se doit d'interdire pour ne point devenir folle -- et qui m'était, à moi, aussi nécessaire que l'était à Zarathoustra l'air léger et lumineux des cimes. Qui sait d'ailleurs si nous n'aurons pas vécu, sub specie contraria, de la même négation infiniment renversable ? Toujours est-il que vous avez -- je parle ici du travail que vous avez accompli en moi sur un bon quart de siècle,  non pas tout seul, mais principalement, si je cumule votre influence directe et indirecte  -- purifié et dégagé mon "nihilisme" de ses déguisements, de ses masques et de ses faux-semblants "édifiants". Vous l'avez ainsi rendu à la fois plus virulent et moins néfaste, pour autant que vous l'avez tiré bon gré mal gré de l'ambiguïté où il se dissimulait -- et d'abord à lui-même.  Ne serait-ce que pour cela nous vous devrions, moi et tous ceux que grâce à vous je n'ai pas abusés, une reconnaissance éternelle, Mais je préfère encore vous remercier pour les heures de bonheur inouï, tantôt radieuses, tantôt obscures, que j'ai passées auprès de vous et de Zarathoustra, qui s'y entendait si bien à recevoir et à bénir même ses plus lointains et ses plus dissemblables -- le pape hors service, l'homme le plus laid, et même l'âne.

Du temps où je vis, si inactuellement, je vous passe le tableau, consternant dans l'ensemble, bien que je ne doute pas qu'ici et là il vous eût donné à rire. J'espère davantage en ses lendemains; parce que leur chant ne manquera pas d'être cruel, je sais qu'ils auront autrement besoin de vous, de vos contradictions -- et de vos contraires.

Bien respectueusement à vous,

NarkissoV

 

 

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