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27 janvier 2014 1 27 /01 /janvier /2014 17:19

"Vous n'avez besoin de personne pour vous instruire", dit l'instructeur.

Ce léger paradoxe, qui se situerait d'ordinaire entre pédagogie et démagogie, formule de politesse, expression de fausse modestie et flatterie plus ou moins conventionnelles en rhétorique (captatio benevolentiae), se relève notamment dans un verset bien connu de la Première épître (dite) de saint Jean (ii, 27) où il passe souvent inaperçu, précisément peut-être parce que la proposition n'y est ni anodine ni accessoire:

καὶ ὑμεῖς τὸ χρῖσμα ἐλάβετε ἀπ' αὐτοῦ μένει ἐν ὑμῖν, καὶ οὐ χρείαν ἔχετε ἵνα τις διδάσκῃ ὑμᾶς: ἀλλ' ὡς τὸ αὐτοῦ χρῖσμα διδάσκει ὑμᾶς περὶ πάντων, καὶ ἀληθές ἐστιν καὶ οὐκ ἔστιν ψεῦδος, καὶ καθὼς ἐδίδαξεν ὑμᾶς, μένετε ἐν αὐτῷ
Quant à vous, l'onction (le chrisme, qui fait le "christ" au sens premier du mot, l'"oint") que vous avez reçue demeure en vous, et vous n'avez pas besoin que quiconque vous instruise; mais comme son onction vous instruit de toutes choses, qu'elle est vraie et n'est pas mensonge, comme elle vous a instruits, demeurez en lui (ou en elle).

Ce passage fait écho à un autre, quelques lignes plus haut (v. 20s) -- le tout dans un contexte d'antagonisme avec des adversaires porteurs d'une (autre) doctrine qualifiée de "mensonge" et stigmatisés comme "antichrists":

καὶ ὑμεῖς χρῖσμα ἔχετε ἀπὸ τοῦ ἁγίου, καὶ οἴδατε πάντες. οὐκ ἔγραψα ὑμῖν ὅτι οὐκ οἴδατε τὴν ἀλήθειαν, ἀλλ' ὅτι οἴδατε αὐτήν, καὶ ὅτι πᾶν ψεῦδος ἐκ τῆς ἀληθείας οὐκ ἔστιν.
Quant à vous, vous avez une onction du saint, et, tous, vous savez; je ne vous ai pas écrit parce que vous ne sauriez pas la vérité, mais parce que vous la savez et qu'aucun mensonge n'est de la vérité.

On remarquera qu'ici le verbe de l'écriture, grajein, vient à l'écriture (il y revient d'ailleurs beaucoup dans les épîtres "johanniques", où l'écrivain aime à écrire qu'il écrit, i, 4; ii, 1, 7s, 12ss, 26; v, 13; 2 Jean 5, 12; 3 Jean 9, 13): la contradiction (alors pourquoi j'écris ?) aurait-elle, à ce point, effleuré l'esprit de l'auteur ?

Toujours est-il que la formule dépasse en l'occurrence l'artifice de style: l'idée d'une connaissance immédiate du divin qui rendrait en principe superflue toute médiation pédagogique, tout enseignement, est au cœur de la doctrine "johannique", à telle enseigne qu'on y voit volontiers la marque distinctive d'un christianisme particulièrement "mystique", voire "illuministe", peu dogmatique et peu autoritaire (malgré le contexte qui appelle au rejet brutal de ceux qui ne la partagent pas), notamment par opposition au "proto-catholicisme" des Pastorales. Cela n'efface pas le paradoxe, mais l'accuse au contraire.

Sur ce point, du reste, le "johannisme" est moins isolé qu'on pourrait le croire. Par exemple, on retrouvera à peu près les mêmes éléments dans la Première épître (dite) de saint Paul aux Thessaloniciens (iv, 9): Περὶ δὲ τῆς φιλαδελφίας οὐ χρείαν ἔχετε γράφειν ὑμῖν, αὐτοὶ γὰρ ὑμεῖς θεοδίδακτοί ἐστε εἰς τὸ ἀγαπᾶν ἀλλήλους: Pour ce qui est de l'amour fraternel, vous n'avez pas besoin qu'on vous écrive, car vous êtes instruits de Dieu (théodidactes !) à vous aimer les uns les autres (cf. aussi v, 1; 2 Corinthiens ix, 1). Il s'inscrit en outre dans une longue, vaste et multiple tradition: on peut la retracer en direction de la maïeutique socratico-platonicienne (où le pédagogue dialecticien est "accoucheur" d'une connaissance déjà présente chez son disciple), avec l'exaltation de la connaissance comme re-connaissance et le mépris symétrique de la "polymathie" ou "savoir encyclopédique" qui en découlent; mais aussi bien en direction des rêves de connaissance immédiate des Prophètes bibliques: l'évangile selon Jean (vi, 45) cite ainsi le deutéro-Isaïe (liv, 13, selon la Septante): ἔστιν γεγραμμένον ἐν τοῖς προφήταις, Καὶ ἔσονται πάντες διδακτοὶ θεοῦ: πᾶς κούσας παρὰ τοῦ πατρὸς καὶ μαθὼν ἔρχεται πρὸς ἐμέ il est écrit dans les Prophètes: Et ils seront tous instruits de Dieu; quiconque a entendu du Père et a appris vient à moi. Dans le fameux passage du livre de Jérémie sur la "nouvelle alliance" (xxxi, 31ss; xxxviii, 31ss, LXX) auquel le Nouveau Testament doit bien plus que son nom, l'effet de la loi inscrite dans les cœurs est décrit comme suit: Celui-ci n'instruira plus son prochain, ni celui-là son frère, en disant: 'Connaissez Yahvé !" Car tous me connaîtront, depuis le plus petit d'entre eux jusqu'au plus grand. 

En tout état de cause, ce type de "doctrine" (c.-à-d. d'enseignement !) rend infiniment problématique le rôle de l'enseignant dans la mesure où celui-ci se maintient, se perpétue et même prolifère en dépit et aux dépens de sa doctrine. On songe à la critique de cette fonction et des ambitions qu'elle suscite dans l'épître de saint Jacques (iii, 1ss, qui fait aussi contraste avec les Pastorales, cf. 1 Timothée iii, 1ss), critique qui, elle, se fondait sur une conception pratique de la "religion" (i, 26ss). Ailleurs la contradiction est peut-être toute théorique mais non moins aiguë ni profonde. Je me souviens de ma repartie spontanée, jadis, à une étudiante qui louait les cours de tel professeur de théologie systématique en disant qu'avec lui elle avait le sentiment d'apprendre quelque chose: c'est tout le problème, s'il n'y a rien à apprendre ! Le "professeur de science infuse" est à la lettre l'emblème du "serviteur inutile", dans un sens radical que n'envisageait probablement pas l'auteur de la formule (Luc xvii, 10): là même où il paraît utile, il est nuisible; il ne peut paraître utile en effet qu'en détournant ses auditeurs de "l'essentiel", ce qu'ils savent déjà même quand il ne savent pas qu'ils le savent, ce qui ne s'apprend ni ne s'enseigne, ce qu'un "enseignant" ne saurait mieux servir qu'en se montrant tout à fait inutile. Il lui faudrait se taire et il ne le peut pas, ou du moins pas encore. Sa "mission", sa "vocation", sa "profession" tend vers un silence qui est sa fin et dont chaque parole dite, chaque mot écrit l'éloigne. Et c'est pourtant par la tension de cette tendance, qu'expriment maladroitement ses hésitations, ses contradictions et ses complications croissantes qu'il enseigne effectivement ce qu'il doit enseigner, c'est-à-dire: rien. C'est en mauvais enseignant, selon tous les critères usuels, qu'il enseigne bien, au sens qu'a conservé l'espagnol enseñar: qu'il montre ou indique son véritable propos, le point de sa disparition qui arrivera toujours trop tard, mais qui arrivera quand même, ne serait-ce que par la disparition de ses auditeurs ou de ses lecteurs. 

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