Pas de perspective sans illusion ni d'illusion sans perspective.
"Dieu" n'est pas une vérité, ni une erreur, ni une hypothèse (au sens banal de ces mots: il suffirait, bien sûr, de les creuser un peu pour qu'il soit tout cela à la fois); mais un phénomène, dont le point de vue de l'observateur éventuel fait partie intégrante, comme l'aurore boréale, l'arc-en-ciel, le chemin de lumière du soleil ou de la lune sur la mer (toutes "images optiques" mais extensibles et transposables, mutatis mutandis, aux perceptions des autres "sens", que celui de la vue n'en hantera pas moins). Il se déplace avec toi comme il diffère de l'un à l'autre, il est ce qu'il est en étant avec, comme le dit simplement et génialement l'Exode (chap. iii, dont il n'est pas indifférent qu'il commence par un mouvement d'écart, un déplacement du point de vue d'un "angle" à l'autre).
Je me souviens d'avoir écrit jadis -- j'avais peut-être commencé à lire Borges, mais assurément pas Heidegger -- qu'il faudrait à la théologie des verbes "impersonnels" de type météorologique: il dieut ou il fait dieu, comme il pleut, il neige ou il fait beau, il fait soleil, il y a du ciel comme tu disais. Apparaître de l'apparence et de l'apparition inséparables, indubitables en leur situation si provisoire soit-elle, si fugaces y soient-elles. Ce qu'en langage "biblique" on appelle la face ou le visage, lui-même changeant et reconnaissable, qui est aussi bien des dieux que des hommes, des animaux et de toute chose. A un certain point de vue, dans un certain enchaînement de points de vue qui fait trace et se communique en réseau, tout le sensible fait dieu comme une évidence phénoménale, "Dieu" est le nom possible, non nécessaire mais adéquat de "l'être" ou de "l'événement" (cf. le Dieu qui peut passer à la limite, dans les Beiträge). Le "Dieu des philosophes", pour autant qu'il est effectivement pensé (de Descartes à Spinoza ou Leibniz p. ex.), n'est pas opposable à celui (ou ceux) d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de ton ou de tes pères, de Jésus-Christ ou de la foi. Sans doute Abraham n'est pas Spinoza (p. ex.), et le moment de l'opposition (pascalienne p. ex.) a lui aussi sa pertinence, mais la théologie (du polythéisme au monothéisme ou à la philosophie déiste) ne peut en dernière analyse faire l'économie d'aucun de ses points de vue positifs: elle ne consiste à vrai dire qu'en une topographie des lieux saints où le nom de "dieu" a été invoqué, avec ou sans majuscule en français, jamais en vain dans la mesure où là du d-Dieu se donnait effectivement à voir ou à entrevoir, dans un bégaiement du verbe, dans un tremblement de soi et de toutes choses.
On n'interdira certes pas à la théologie d'interdire, de contredire et de nier, dans la mesure où cela appartient aussi à sa méthode. Reste qu'il est de son intérêt d'envisager, autant que possible, les points de vue qui ne sont pas le sien, ne fût-ce que pour constater qu'ils ne sont pas le sien. Il est tout aussi ridicule d'affirmer que ceux qui ne se connaissent pas de "Dieu" en ont un quand même (ce qui peut être fait sur un mode universaliste et bienveillant, à la Rahner, mais aussi sur un mode exclusiviste et agressif, comme je le lisais il y a peu sur une affiche "intégriste": "Dieu existe, que ça vous plaise ou non") que de le nier là où il est nommé (dans l'"hérésie" ou la religion d'en face). Et les innombrables points de vue d'où "Dieu" n'est pas nommé parce qu'il n'apparaît pas ne devraient pas moins l'intéresser. Je repense à la réponse profonde que Tarkovski rapportait de son père sur la question de l'"existence de Dieu": pour ceux qui y croient il existe, pour ceux qui n'y croient pas il n'existe pas. On la préciserait à peine par une circonstantielle de lieu et de temps: où et quand un d-Dieu apparaît il est cru, il ne peut pas ne pas l'être; où et quand il est cru il apparaît, il ne peut pas ne pas apparaître.
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Me voilà donc, formellement du moins, à contresens de la fameuse devise de Jung (Erasme, etc., jusqu'à Delphes peut-être): vocatus atque non vocatus deus aderit. Pas tant que ça au fond: car ce n'est pas l'invocation préalable, ou son absence, qui détermine -- le cas échéant -- la manifestation divine et sa nomination subséquente.