La question de la justification telle qu'elle se pose et se repose, d'une époque et d'un contexte à l'autre -- de saint Paul à Sartre en passant par Luther ou Nietzsche, par exemple -- ne laisse pas d'être juridique parce qu'elle est aussi anti- ou anté-, para- ou quasi-, hyper-, ultra-, extra- ou archi-juridique: au-delà, en-deçà ou en marge de toute loi positive et de toute justice distributive c'est encore le droit qu'elle sollicite, dans sa forme et dans son fond, à sa limite et à son fondement; le principe même du droit qui se joue sur chaque point de droit, en théologie, en philosophie, en science ou en morale comme au tribunal: elle n'ébranle pas l'empire de la loi et du jugement sans le confirmer et, d'une certaine manière, l'étendre; c'est peut-être, du reste, en l'entraînant au-delà de toute frontière, en lui subtilisant les bornes de sa juridiction, en lui faisant remarquer son universalité effective, aussi universelle qu'il le prétend mais plus qu'il ne le croit, qu'elle le compromet le plus gravement -- par perversion périphérique plutôt que par subversion fondamentale, ou radicale.
Il faudrait sans doute prendre plus au sérieux qu'on ne le fait habituellement la dénégation ou protestation rhétorique de l'épître aux Romains (iii, 31): νόμον οὖν καταργοῦμεν διὰ τῆς πίστεως; μὴ γένοιτο. ἀλλὰ νόμον ἱστῶμεν -- legem ergo destruimus per fidem ? absit ! sed legem statuimus: "annulons-nous donc (désactivons-nous, neutralisons-nous, mettons-nous hors d'usage ou d'effet) la loi par la foi ? En aucun cas ! Au contraire, nous établissons la loi." (Il faudrait aussi rétablir le "s" de ce dernier verbe pour y réentendre l'écho d' ἵστημι, de statuo, de tous les stand, stehen, stellen, de l'installation, de l'instauration de tous les états, avec et sans majuscule; par toutes les stations et les statuts plus ou moins stables de ce qui tient [debout] ou tombe).
Certes, il y a là aussi du tour de passe-passe ou de bonneteau, de la contrebande, de l'astuce de prestidigitateur, de bonimenteur ou de bateleur, puisque sous le même mot de nomos le lecteur est mené, pour ne pas dire baladé, de la Torah-loi à la Torah-livre-et-récit (Abraham, chap. iv), donc de la loi "proprement dite" à ce qui sous le nom de loi la précède, la fonde ou l'emporte dans son effondrement; et entre principe ou état de droit en général, droit romain et torah juive en particulier.
Souci tenace de la justification, impossible nécessité de sa polysémie -- en chaque domaine ou champ, ce qui pourrait aussi se dire oikos ou nomè, logique, scientifique, technique, éco-nomique, il y va toujours d'un droit ou d'une loi dans un sens qui, pour opérer différemment, n'en est pas essentiellement ni foncièrement autre. Une justification, même si elle s'oppose modalement à une autre, relève par définition d'une loi (l'épître aux Romains n'élude pas cette évidence, cf. v. 27: διὰ νόμου πίστεως; et encore viii, 2).
Il n'est pas question d'être justifié sans justifier en retour la loi et le jugement dont la justification procède -- le "contraire", si l'on peut dire, est moins simple: le condamné peut donner raison, objectivement et même subjectivement, à la loi et au tribunal qui le condamnent; mais il peut aussi leur donner tort (autre schème important des christologies primitives, y compris paulinienne, cf. 1 Corinthiens ii, 6ss etc.; en condamnant le Christ, les instances législatives et judiciaires se condamnent; mais forcément au regard d'une instance législative et judiciaire supérieure).
Le jeu de miroirs de la "conscience" ne fait pas l'économie d'une telle instance, qui redouble tout être, tout acte ou tout événement d'un savoir et d'un jugement de valeur, approuvant ou désapprouvant, acquittant ou condamnant: c'est son économie même. Seule une grâce, en tant qu'exception suspensive du système légal et judiciaire dont elle dépend néanmoins par définition, se passerait de justification (ce que saint Paul semble avoir été tout près de voir, mais n'a pas vu ou du moins n'a pas écrit; cf. iii, 24; v, 21; l'Unschuld nietzschéenne n'en était pas loin non plus).