"Guarda le cose anche con gli occhi di quelli che non le vedono più." (Regarde aussi les choses avec les yeux de ceux qui ne les voient plus.) Je retrouve en revoyant le sublime Kaos (1984) des Taviani, qui m'avait fort impressionné il y a fort longtemps, cette phrase de Pirandello (Novelle per un anno) qui en est presque le mot de la fin (paroles de la mère décédée à l'auteur, dans l'épilogue du film). Et j'y reconnais celle qui m'était venue jadis, tout autre et presque la même (les yeux vides des statues de pierre), alors que je l'avais oubliée -- à la mort d'un enfant, qui est aussi le point de départ d'un des récits de Kaos (Requiem).
Ce n'est pas seulement la mort qui, comme on dit (c'est la vie), fait partie de la vie; ce sont aussi les morts qui font la vie des vivants provisoires, qui la vivent en somme; et pas seulement ceux dont on croit se souvenir ou que l'on feint de se rappeler, parce qu'ils y ont laissé le signe d'un mémorial, nom, effigie, œuvre ou tombeau (sèma, mnèmeion); ni la foule de ceux bien plus nombreux qui y ont laissé des traces repérables et traçables, quand même elles ne seraient jamais relevées, génétiques ou linguistiques, structurelles ou culturelles, ces anonymes qui auront frayé ou parcouru tel chemin, brisé ou déplacé telle pierre, inventé ou répété telle expression, esquissé ou imité tel geste (un sourire, par exemple). Même les morts-nés, même les morts d'avant toute naissance à qui la qualité de mort est refusée, chaque individu de chaque peuple disparu, de chaque espèce éteinte, dans les impasses d'une histoire, naturelle et culturelle, toujours l'une et l'autre à la fois; mangés, brûlés, décomposés; mêmes ceux qui n'ont été qu'inventés ou rêvés; chacun d'eux avec son monde différent, unique, caduc et intact, qui a cependant affecté d'autres mondes; chacun de leurs instants, de leurs pensées et de leurs émotions, de leurs plaisirs et de leur douleurs, de leurs espoirs et de leurs craintes, de leurs avenirs et de leurs passés. Tout cela ou rien, le sujet ou la substance, subjectum et substantia, l'hypostase pérenne de la vie, que chaque vivant participe du verbe vivre s'approprie en s'expropriant, dans le même mouvement immobile.