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12 octobre 2013 6 12 /10 /octobre /2013 14:57

Le déluge selon la Genèse est un exemple (presque) trop parfait de profondeur_accidentelle -- trop, par excès de pertinence, d'affinité, de proximité thématique ou de similitude graphique de l'exemple au schème qu'il devrait illustrer, excès qui déclenche une cascade de mises en abyme (!) successives: la nature du "cas" particulier, le "contenu" même du texte exemplaire, engloutissement catastrophique de la surface terrestre sous le reflux de l'océan primordial, fait écho assonant mais perturbateur à la leçon générale, à savoir la précipitation fortuite en profondeur abyssale d'un sens narratif simple et superficiel.

Contentons-nous ici d'un constat maintes fois énoncé: par rapport aux formes antérieures du récit épique (Atrahasis-Gilgamesh), la réduction à l'uni(ci)té des acteurs divins (conséquence seconde de la chute dans le monothéisme occasionnée par le scandale de la catastrophe nationale judéenne) entraîne une série d'effondrements de la trame narrative: quand ce ne sont plus des personnages différents (et différemment caractérisés, comme plus ou moins bienveillants ou malveillants, à l'égard de l'homme s'entend), mais le même qui crée, détruit, sauve et recrée, la question du comment qui fait presque tout l'enjeu, la matière et la concaténation d'une narration au premier degré (conflit et affrontement de volontés et d'intérêts contraires, rapports de force, stratégie, ruse) ne se pose quasiment plus: qu'il soit ou non déclaré tel l'unique protagoniste est tout-puissant de fait, puisqu'il est désormais seul en scène; le pourquoi, en revanche, devient à la fois central et insoluble. Les dieux ainsi rabattus les uns sur les autres en "Dieu" replient l'espace caduc de leur jeu collectif en une poche de profondeur insondable, d'où jaillissent tour à tour des décisions aussi souveraines et arbitraires que contradictoires, à l'égard desquelles la seule intelligence possible est de type météorologique: à la connaissance des dieux se substitue l'observation empirique et la prévision hasardeuse des humeurs successives de "Dieu". Ainsi s'ouvre notamment le gouffre du repentir ou du regret divin: "Dieu" regrette d'abord d'avoir créé -- autant dire, au moins pour un lecteur moderne, qu'il regrette d'exister, puisque c'est par rapport à la création qu'il existerait, ou contre-existerait, ce qui revient au même -- et finalement d'avoir détruit. Entre les deux, il aura décidé de tout détruire, puis de tout sauver en sauvant un peu (un reste) de tout. Les explications morales ou utilitaires tournent court: l'homme était "mauvais" au début, il l'est toujours à la fin, le massacre aura donc été parfaitement inutile. La rédaction, du reste, ne tente pas de masquer le "problème", elle le souligne au contraire, sans lui esquisser la moindre ébauche de solution. Il n'est que de comparer l'introduction (vi, 5ss) et la conclusion (viii, 21s):

וַיַּרְא יְהוָה כִּי רַבָּה רָעַת הָאָדָם בָּאָרֶץ וְכָל-יֵצֶר מַחְשְׁבת לִבּוֹ רַק רַע כָּל-הַיּוֹם וַיִּנָּחֶם יְהוָה כִּי-עָשָׂה אֶת-הָאָדָם בָּאָרֶץ וַיִּתְעַצֵּב אֶל-לִבּו וַיאמֶר יְהוָה אֶמְחֶה אֶת-הָאָדָם אֲשֶׁר-בָּרָאתִי מֵעַל פְּנֵי הָאֲדָמָה מֵאָדָם עַד-בְּהֵמָה עַד-רֶמֶשׂ וְעַד-עוֹף הַשָּׁמָיִם כִּי נִחַמְתִּי כִּי עֲשִׂיתִם ונחַ מָצָא חֵן בְּעֵינֵי יְהוָהֹ

Yahvé vit que le mal de l'homme sur la terre était abondant, que tout le tour (songer à l'image du potier) des pensées de son cœur n'était que mal, toujours. Yahvé regretta d'avoir fait l'homme sur la terre, il en fut peiné au cœur.  Et Yahvé dit; Je vais effacer l'homme que j'ai créé de la surface du sol, de l'homme au bétail, aux bestioles et aux oiseaux du ciel, car je regrette de les avoir faits. Mais Noé avait trouvé grâce (l'accompli non consécutif a souvent la nuance de notre plus-que-parfait) aux yeux de Yahvé.

 וַיָּרַח יְהוָה אֶת-רֵיחַ הַנִּיחחַ וַיּאמֶר יְהוָה אֶל-לִבּוֹ לא-אסִף לְקַלֵּל עוֹד אֶת-הָאֲדָמָה בַּעֲבוּר הָאָדָם כִּי יֵצֶר לֵב הָאָדָם רַע מִנְּעֻרָיו;וְלא-אסִף עוֹד לְהַכּוֹת אֶת-כָּל-חַי, כַּאֲשֶׁר עָשִׂיתִי
עד כָּל-יְמֵי הָאָרֶץ
זֶרַע וְקָצִיר וְקר וָחם
וְקַיִץ וָחרֶף,וְיוֹם וָלַיְלָה--לא יִשְׁבּתוּ

Yahvé sentit l'odeur apaisante (du sacrifice, "apaisante", nihoah, faisant jeu de mot avec le nom de Noé, Noah), et Yahvé dit à son cœur: Jamais plus je ne maudirai le sol à cause de l'homme(, -- il faudrait pouvoir traduire avec et sans virgule pour percevoir l'ambiguïté de "l'original") parce que le tour du cœur de l'homme est mauvais, et jamais plus je ne frapperai tout vivant comme je l'ai fait.
Car tous les jours de la terre,
semailles et moissons, froid et chaud,
été et hiver, jour et nuit, ne cesseront plus.

Passons sur l'incohérence logique qui permet encore à un "Dieu" unique, par définition "transcendant" au temps et à toute histoire, de créer, de détruire et de sauver, de projeter et de regretter, plus généralement d'agir (ou de parler) dans le temps de l'histoire (ne fût-ce que celui du récit) -- nous lui devons d'avoir tout de même un récit, mythique par tout ce qui le constitue telquoique fort indigent par rapport aux mythes polythéistes qu'il recueille et transforme. Par contre, le gain de profondeur, toute accidentelle qu'elle soit, paraît indéniable: voilà un créateur à jamais captif de sa création, un auteur inextricablement pris au réseau de l'écriture, de l'histoire et de la mémoire avec lequel il se débat vainement, nostalgique de la page blanche, voyant toute tentative d'effacement dégénérer en rature inutile; un tout-puissant impuissant à défaire, débile devant l'indélébile.

Du rapprochement inévitable, probablement "voulu" par les derniers compilateurs du texte pour autant qu'il leur restait quelque chose à vouloir, entre ces deux passages qui encadrent le récit biblique du déluge, j'ai souvent tiré, comme bien d'autres, la leçon édifiante de la grâce. Le monde dé-créé et re-créé, baptisé (cf. 1 Pierre iii) d'un baptême qui en ne changeant rien change tout, qui le purifie en le laissant aussi impur qu'avant, cela fait apparaître, dévoile, révèle, d'une catharsis apocalyptique avant la lettre grecque, par une nouvelle confrontation à l'indifférencié pré-originel dont elle se détache à nouveau comme au premier jour, la création initiale et continue comme pure grâce, merveilleuse d'absurde et d'arbitraire. Rafraîchissement de Dieu et du monde par la destruction gratuite et l'alliance gracieuse.

Leçon juste, belle, mais incomplète si l'on oublie à son revers -- en contrepoint -- la complainte pourtant expresse du sujet unique et tout-puissant assoiffé d'oubli et d'effacement, de retour à l'indifférencié à lui seul désormais impossibles. Qu'on y prête un tant soit peu l'oreille et l'on voudrait mourir pour lui qui ne peut pas mourir, tant qu'on le peut encore. Compassion illusoire cependant, car cette passion divine est bien humaine aussi, anthropomorphique comme on dit, ou plutôt misanthropomorphique: passion de l'homme excédé, dégoûté, affligé de l'homme et dès lors aussi incapable que Dieu de s'en débarrasser. Car aux yeux du pire comme du meilleur misanthrope l'homme a aussi trouvé grâce. A titre exceptionnel peut-être, mais d'une exception fatale.

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