position critique

Homo faber et criticus: artisan et juge, arbitre, évaluateur, de son monde et de lui-même; d'où, à l'occasion, réformateur -- ou révolutionnaire, c.-à-d. aussi destructeur -- autant que formateur. Du point de vue unifiant et globalisant -- mais toujours européocentrique -- de ce qu'il est convenu d'appeler l'espèce, l'affaire est entendue: les différences individuelles en la matière ressortissent d'une manière ou d'une autre à un caractère spécifique, quoique culturellement différencié: distribution des rôles, division du travail.

Reste l'irréductibilité des deux rôles, des deux pôles; la préséance massive et laborieuse du premier lui vaut sans doute présomption de mérite ("la critique est aisée, mais l'art est difficile"), et tend à reléguer le second à la place médiane et instrumentale de l'utilité; la critique, qui ne saurait se justifier par ses oeuvres, et pour cause, qui dépend à tous points de vue, ou presque, de celles des autres, doit au moins (à celles-ci d')avoir le bon goût, la décence d'être constructive; la voilà, en somme, sommée de servir à quelque chose, et de préférence à mieux faire.

Pourtant le mérite même de l'oeuvre attend sa sanction d'un jugement autonome; l'approbation du savoir-faire, celle du maître et des pairs, ne lui suffit pas. Il lui faut aussi, surtout peut-être, celle de l'amateur, plus ou moins éclairé, cette étonnante sûreté du goût qui cependant ne sait pas faire. Plus précieuse en un sens, c'est elle qui souverainement, arbitrairement, mais aussi infailliblement fait, non pas la gloire immédiate qui est largement affaire de savoir-faire (marketing et plan com), mais la mémoire, "l'immortalité" culturelle: le chef-d'oeuvre ne se décide pas entre gens du métier; il se distingue, avec le temps, mais non sans le jugement à cet égard sacré du "profane" que le temps ne fait que consolider quand on dit qu'il "juge", en fait quand il se borne à prendre acte d'un jugement sans appel. Privilège de la réception et de la perception: il faut là un savoir regarder, écouter, goûter, sentir, un savoir aimer indépendant, en principe, de tout savoir faire.

Il est tentant de fonder, de tenter de fonder, le lieu et le droit d'un tel privilège; par exemple dans une théorie esthétique, invariablement suspendue quelque part à la vieille ficelle du renversement platonicien, quitte à la dissimuler sous d'infinies complications: juger, esthétiquement, ce serait reconnaître dans l'oeuvre quelque idée préexistante, quelque chose qui est -- fût-ce, artifice suprême, la négation même, idée hidden in plain sight comme idée de la négation de l'idée. Mais c'est toujours une "rationalisation" au sens anglais du terme, une justification après coup du jugement effectif et dépourvu de motivation explicite qui a déjà rendu l'oeuvre à la grâce.