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27 juillet 2010 2 27 /07 /juillet /2010 22:59

Ozu

Vu Il était un père, film de 1942 récemment redécouvert en France, qui est loin d'être une oeuvre mineure puisqu'en elle Ozu trouve, grâce peut-être aux contraintes de la censure militaro-impériale autant que malgré elles, le genre et le style dont il ne se départira plus jusqu'à la fin de sa carrière, l'instrument unique qu'il ne cessera ensuite de travailler, d'affiner et d'explorer pour en tirer toutes les nuances, toujours délicates et toujours merveilleuses.

Il fallait alors exalter le sens du devoir et de la responsabilité, le respect des traditions, l'obéissance à l'autorité familiale et impériale, le sacrifice de soi: au lieu de se heurter aux limites de ce cadre strict Ozu s'y cantonnera scrupuleusement, à l'exaltation près; en elles il trouvera plus de place qu'il ne lui en faut pour montrer ou suggérer ce qui à ses yeux, dans le cadrage de sa caméra au ras du sol, mérite de l'être. Non pas l'extraordinaire, l'héroïque ou le spectactulaire, la passion tragique ou l'expression bruyante des sentiments, non pas même les événements que l'image contourne le plus souvent par ellipse, mais le cours sensible et discret de la vie et des destins qui s'écoule là comme ailleurs. Tout cela est japonais, dira-t-on. Sans doute c'est bien parce que le pouvoir l'était qu'il a approuvé -- et même récompensé -- une oeuvre dont ne se seraient guère satisfaits les fascismes occidentaux. Mais des cinéastes tout aussi japonais, et d'excellents (comme Kurosawa et Mizoguchi), ont suivi des voies très différentes. Ozu lui-même, dans la première partie de sa carrière sous influence américaine, dans ses films muets surtout, s'était montré beaucoup plus "expressif", avec un brio comparable à celui de Lubitsch. Mais lorsque la censure s'inversera sous l'occupation américaine, l'individualisme naguère interdit étant dorénavant obligatoire, Ozu ne quittera plus sa voie. Ses drames pudiques et intimistes, où l'humour a toujours une belle part (l'affinité entre Ohayo et Mon oncle, de Jacques Tati, ne laisse de surprendre), auront seulement pour cadre la réalité d'une autre époque, distendue désormais entre valeurs traditionnelles et modernes-occidentales (ainsi du rapport entre les adultes absorbés par leur vie professionnelle et leurs parents âgés, dans Voyage à Tokyo, entre adultes et enfants dans Ohayo, ou sur la question récurrente des mariages arrangés, dans Fleurs d'équinoxe ou Le goût du saké). Et pour lui il ne s'agira pas de prendre parti, mais toujours de peindre le cours silencieux du même fleuve à travers d'autres paysages.

Ce film charnière a en outre le grand intérêt, pour les amateurs d'Ozu, de rendre tout juste perceptibles les procédés qu'il emploiera par la suite avec une telle finesse qu'ils échapperaient facilement à l'analyse, et d'aiguiser ainsi notre attention pour revenir au reste de l'oeuvre. C'est notamment le cas de l'alternance constante entre les scènes humaines où l'on suit les gestes et les relations des personnages et les plans fixes sur les paysages, les montagnes, les mers, les lacs, les fleuves, les arbres, les trains, les bâtiments, les tombes, les pièces, les objets privés d'humains, qui replace sans cesse le drame dans sa mesure en le rapportant à l'incommensurable. Du symbolisme subtil des scènes de pêche dans la rivière, où les mouvements du père et du fils tantôt s'imitent et tantôt s'opposent, reflet lisible par sa seule récurrence de toute l'histoire. De la relation sous-jacente, structurante mais jamais étouffante, des morts et des vivants, par l'autel de la mère défunte à qui l'on va "dire" ce qui arrive dans un rituel silencieux. 

(Pour mémoire: la tombe qui est l'unique image de ce blog est celle d'Ozu, et l'idéogramme qu'elle porte, sur lequel les vivants font couler de l'eau, n'est pas son nom mais le mot mu, le "rien" non du néant mais de l'impermanence de toutes choses.)

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