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5 février 2015 4 05 /02 /février /2015 13:55

Cela devait bien faire un quart de siècle que je n'avais pas revu Il grido (1957), de Michelangelo Antonioni. Inoubliable, sans doute, le cri (munchien ou non) qui met fin au gris de l'hiver sans fin où la vie, la belle, dans son insoutenable innocence, a rejeté à jamais le vivant qui s'y croyait naïvement chez lui et sûr de son bon droit -- non sans y avoir déjà pris, comme il se doit, la place d'un autre -- et pensait la maîtriser de son poste fixe (la tour de la raffinerie sucrière, modeste fierté prolétaire d'où Aldo voit de haut et de loin le bonheur de la maison sur la rive du fleuve, au début sans le savoir déjà perdu et, à la fin, le sachant perdu pour toujours). Immémorisable, en revanche, sauf à en trahir la durée, la longueur et la lenteur essentielles, entre ces deux tours qui sont la même et entre deux morts d'"ex" oubliés, l'errance des gris qui s'étire, désespérée, le long de la plaine du Pô, à la recherche d'ancrages impossibles, d'autres visages féminins, déjà perdus avant d'être gagnés. La dérive inexorablement ramène l'Ulysse défait au rivage de son départ, celui de la perte d'entrée de jeu définitive et irréparable. Entre-deux, la vie se sera quand même payé le luxe de cruauté de faire encore, longtemps, illusion d'espoir et de devoir: soumission inutile à l'un et à l'autre, d'autant plus humiliante que dépourvue d'avenir, à cette vie qui en chacun se veut, obstinément, au prix du camarade, de la soeur, du vieillard et de l'enfant. Le cri, elle ne l'arrachera pas au mourant -- tout à fait silencieux à la fin, comme l'humilié d'une Passion de Bergman, plus encore peut-être car l'indécision reste ici entière entre "suicide" et "accident" -- mais à la vivante, superbement incarnée par Alida Valli, percevant trop tard dans le mort la vérité et la fatalité de sa propre nature. Pietà inversée, éternellement coupable de sa vie, de sa beauté et de son innocence mêmes.

 

Je ne sais pourquoi cela me rappelle l'illustrissime réplique de Baptiste dans Les enfants du paradis: "C'est pas la vie que j'aime, c'est vous !" -- à Garance qui avait dit: "Je ne suis pas belle, je suis vivante, c'est tout."  Hélas et grâce à Dieu, vous êtes vivante.

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