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31 janvier 2015 6 31 /01 /janvier /2015 12:40

C'est encore à l'ami florentin que je dois la lecture d'un texte extraordinaire, Le dernier messie, écrit par le Norvégien Peter Wessel Zappfe en janvier 1933, et traduit en anglais par Gisle R. Tangenes en 2004 (seulement).

 

Son sujet est pourtant des plus ordinaires. L'idée n'a pas manqué d'effleurer un jour ou l'autre quiconque s'est mêlé de penser, à titre exceptionnel ou régulier; de hanter celui qui, comme le Steppenwolf de Hermann Hesse, en a fait sa Hauptsache, l'affaire de sa vie. Légère, peut-être, pour celui à qui la pensée est arrivée un beau jour comme une surprise, un accident de parcours imprévu; inquiétante, plus ou moins, pour qui s'imagine l'avoir choisie, voulue, apprise; évidente et obsédante pour qui l'a subie dès sa plus tendre enfance comme une infirmité et une fatalité.

 

C'est l'idée, précisément, du caractère accidentel, non seulement contingent et fortuit mais foncièrement pathologique et morbide, en un mot fatal, de la pensée (conscience, connaissance, esprit, intellect, bref tout ce qui fait et distingue l'homo sapiens sapiens): ce que l'humanité a toujours pris pour l'essence même de sa "dignité", voire l'aboutissement d'une téléologie créationnelle ou évolutive, ne peut plus être, du point de vue objectif qui est aussi devenu le sien, qu'une aberration biologique désastreuse. Coextensive et congénitale, comme son mal ou son ombre, à la pensée même (on la reconnaît sans peine dans l'arbre de la connaissance de l'Eden, ou dans ses inspirations mésopotamiennes perceptibles dans l'épopée de Gilgamesh, elle est déjà explicite chez Qohéleth-l'Ecclésiaste), elle a pris son temps pour se dégager, se développer, s'enraciner, se déclarer enfin à elle, envahissante et incurable:  Schopenhauer, Leopardi et Nietzsche cernant d'un triangle, au siècle avant-dernier, son avènement sinistre et son point de non-retour. Celui d'un nihilisme entendu non comme pensée (voire célébration imbécile) du néant mais comme pensée lucide et réflexive, quoique vaine et compulsive, du néant de la pensée.

 

Zappfe l'illustre d'une analogie naïve, qui n'est pas sans rappeler celle du Roi des aulnes de Tournier, avec une variété éteinte de cervidé qui aurait développé des bois trop grands et trop lourds pour survivre, la tête irrésistiblement courbée vers le sol par ce fardeau dont le porteur est, pour son malheur, trop fier pour s'en défaire.

 

Il détaille ensuite les stratégies (inconscientes) que l'espèce humaine a conçues pour n'en être pas trop ou trop vite accablée, pour survivre en-deçà de son paradoxe essentiel: isolation qui réussit à écarter, à réprimer ou à tenir en respect la pensée négative (ici un pléonasme), ancrage qui l'enracine dans des firmaments illusoires, idéaux ou institutions, distraction qui l'étouffe sous un flux continu d'impressions, sublimation enfin qui l'exploite et la détourne, par une expression intellectuelle ou esthétique, vers la production de valeurs forcément frauduleuses -- le présent essai, dit Zapffe avec autant d'honnêteté que d'humour, est un exemple de la dernière catégorie. Quant à ceux qui se refusent à de tels expédients, ou chez qui ceux-ci échouent, ils en crèvent. Avant Lacan, les non-dupes errent.

 

Le kérygme du dernier messie est bref: Soyez inféconds, et que la terre soit silencieuse après vous. La terre, en effet, ce penseur des sommets scandinaves l'aimait, plus que lui-même et ses infortunés semblables.

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