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28 mai 2012 1 28 /05 /mai /2012 21:22

En revoyant aujourd'hui ce petit bijou sobre et délicat qu'est -- à mes yeux -- Léon Morin, prêtre (1961, d'après le roman homonyme de Béatrix Beck, paru en 1952), incursion risquée mais magistrale de Jean-Pierre Melville sur le terrain de Bresson, il me semble à tort ou à raison qu'il est devenu, en cinquante ans, à peu près incompréhensible pour le "grand public", qu'il a pourtant touché à l'époque de sa sortie (évidemment ce n'était pas le même). Quant au texte du moins: l'image, les lumières, les cadrages, le jeu des acteurs, Emmanuelle Riva marquée à vie par son rôle dans Hiroshima mon amour, deux ans plus tôt, et Belmondo épatant en prêtre simple et sincère, un peu comme l'année précédente dans La Ciociara (où il ne sera finalement pas prêtre parce qu'il a la vocation, réplique inoubliable), tout cela reste intact et n'en ressort peut-être que davantage. 

Cela tient sans doute à beaucoup de choses : à la tenue littéraire de ce texte (part narratrice de la protagoniste considérable, comme souvent chez Melville adaptateur de roman depuis Le silence de la mer) et à ses références théologiques, bien sûr; à l'évolution des moeurs qui a émoussé la pointe du récit, l'ambivalence du sentiment amoureux et religieux: ambivalence trop évidente d'emblée pour qu'un (nôtre) contemporain, même catholique, en puisse goûter le patient et subtil dévoilement, trop "résolu d'avance" pour qu'un (nôtre) contemporain, même catholique, puisse s'y prendre et en éprouver pleinement le dilemme "moral" et "spirituel" -- on n'en ferait plus toute une histoire. La tragédie tient toujours à un contexte, et par les temps qui courent son délai de péremption est particulièrement bref. Quand on a la chance de tenir son destin ou son malheur, il faut se dépêcher de le consommer, de le vivre et d'en mourir, d'en jouir et d'en souffrir avant qu'il ne s'évente --avant que les contraintes qui conditionnent et sa fatalité et son intelligibilité cessent d'être contraignantes. Isolde aujourd'hui divorcerait du roi Marc, épouserait Tristan et ils vivraient heureux jusqu'à ce qu'un grand bâillement les sépare (Bergman in Sourires d'une nuit d'été).

Mais ce qui frappe surtout, c'est entre-temps la disparition quasi totale de l'Eglise de la scène sociale où elle était encore de plain-pied et de plein droit, quoique déjà en repli accusé (les banalités sur la "perte de la classe ouvrière" et sur "la France terre de mission" sont déjà datées dans le contexte narratif de l'Occupation et de la Libération). Les chances d'un contact de "terrain", non médiatisé ni canalisé par des réseaux spécialisés, a fortiori d'un dialogue fécond, entre le tout-venant du "monde du travail" et du "clergé ordinaire" sont aujourd'hui voisines de zéro.

Pour avoir bien connu, de l'intérieur d'un pensionnat lyonnais, l'Eglise catholique française des années 60, je ne peux pas dire que je le regrette, ni que je m'en étonne. Peut-être le luthéranisme de l'Europe du Nord a-t-il popularisé sa théologie de telle manière que celle-ci, portée ou non par des pasteurs, a conservé plus longtemps sa pertinence auprès d'un large public, de pratiquants occasionnels, de non-pratiquants et même de non-croyants (la problématique des films de Dreyer, de Bergman et encore de Lars von Trier porterait à le croire). Quand les latins pensent "Eglise", ce n'est pas la théologie mais l'institution catholique, avec sa hiérarchie et son rituel, qui se présente. Quand ils sont "sortis" de "ça", ce qui leur reste d'un éventuel catéchisme est plus "moral" que strictement théologique. 

La théologie catholique n'est pourtant pas plus mauvaise qu'une autre: tout autant que les théologies protestantes (souvent évoquées en termes positifs par l'abbé Morin d'ailleurs, et sans le moindre soupçon d'hétérodoxie de sa part) apte à performer l'acte religieux que j'évoquais précédemment en termes de "re-cueillir". En cela efficace, comme tout jarmakon, à proportion même de l'ambiguïté qu'elle risque, ce qui ressort assez bien des dialogues théologiques du film, malgré la poussière qui les recouvre: où elle opère, "Dieu" est parfaitement indifférent au "problème de l'existence de Dieu", à l'athéisme comme à l'hérésie. Et "l'amour" qu'il est, pour peu qu'il arrive, ne se laisse plus compartimenter entre "divin" et "humain", "spirituel" et "charnel", "hétéro-" et "homophile" (le thème de l'homosexualité est peut-être d'ailleurs dans ce film celui qui paraît le plus "actuel": c'est la finesse de son traitement qui étonne aujourd'hui, tributaire de la difficulté de son expression il y a un demi-siècle: comme on en parle mieux quand ça ne va pas de soi !): de l'attirance de Barny pour la beauté et la "virilité délicatement féminisée" de sa collègue Sabine, puis pour  Léon Morin, autrement "à part" des conventions du jeu des genres et des sexes, à son attraction vers le "Dieu" de celui-ci où se mêlent la jeunesse du Christ (par laquelle "Dieu ne pourra jamais vieillir") et la féminité de la Vierge. Comme disaient en un lieu similaire Bernanos ou Bresson, tout est grâce, esthétique et érotisme compris -- à moins qu'on ne cesse de jouer le jeu de la grâce pour faire trop sérieusement la part des choses.

Pourquoi le catholicisme a-t-il si peu laissé l'empreinte de sa théologie sur sa culture ? Ce n'est sûrement pas la faute de sa théologie, mais de l'épaisseur de sa parure qui la protégeait trop bien des profanes: Je déteste tous les écrans, dit quelque part l'abbé Morin, en un temps où ils étaient pourtant relativement rares.

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