Le doute d'être du bon côté de l'histoire, ou le soupçon d'être du mauvais, n'est inné à personne, peuple, classe, groupe, milieu, parti ou individu: on ne se conçoit a priori que bon, le mal c'est l'autre; mais bien avant la défaite ou la catastrophe, il s'insinue -- le doute ou le soupçon -- à mesure que l'histoire tourne mal en se faisant d'abord sensiblement plus difficile, hasardeuse, erratique, accidentée, chaotique et cahoteuse, pénible et laborieuse, artificielle et forcée. Moins facile à vivre, c'est-à-dire à raconter, à lire et à écrire, à comprendre ou à interpréter. Dès lors cependant qu'il apparaît, le doute soupçonne, le soupçon (se) doute et se double d'une autre alternative: erreur désastreuse ou absurdité générale, chaque hypothèse entraînant derrière elle son cortège de doute et de soupçon en cascade: promesse, espoir ou tentation de repentir, de conversion, d'amendement, de progrès, de pardon conditionné ou bien d'absolution immédiate et inconditionnée, au prix exorbitant et dérisoire de la fin de l'histoire et de son sens présumé. Doute et soupçon dont on sort d'autant moins qu'on n'a plus d'allié ni d'adversaire, ni peuple ni nation ni nature, ni homme ni femme ni vieillard ni enfant, ni ciel ni terre ni enfer, ni dieu ni diable, ni ange ni démon, ni animal ni monstre, ni être ni autre devant qui capituler et perdre enfin la face, déposer le masque et reposer le rôle.