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Les livres sont des cartes pour se perdre.

 

L'idée de progrès est une eschatologie sécularisée.

 

Le regret est le mode rétroactif de l'espérance.

 

L'art, c'est l'aptitude à faire disparaître l'artifice.

 

Toute doctrine est arrogante.

 

Plus une idéologie est fumeuse, plus elle est toxique.

 

Les fables qui flattent l'homme ne vieillissent jamais.

 

Montrer ses plaies ou ses trophées, deux vulgarités symétriques.

 

Aimer, c'est disputer un être au néant, en étant sûr de perdre.

 

Rien de plus réel que de rêver qu'on tombe dans le vide.

 

L'oisiveté, ultime vestige du paradis, n'est fatale qu'aux esclaves.

 

Dieu aurait pu créer l'homme meilleur. Et réciproquement.

 

Tout excès est un défaut.

 

Chez tout fanfaron se cache une insécurité.

 

La musique des sphères est un requiem grandiose.

 

On se ment à soi-même, pour s'entraîner.

 

Se souvenir, c'est une façon créative d'oublier.

 

Le passé est le crime du temps, l'avenir son châtiment.

 

L'autodénigrement peut être une forme sophistiquée de narcissisme.

 

La vérité est sous les yeux fermés de chacun.

 

La métaphysique, ce commérage sur l'inconnu.

 

La mort est une erreur qui s'annule d'elle-même.

 

Les couchers de soleil ont plus de spectateurs que les levers.

 

 

*La présente sélection est due à la généreuse invitation de Fernando Menéndez (Libelos, Gijón, Asturies, Espagne), qui crée en tirage limité et hors commerce de brefs et beaux recueils d'aphorismes, le plus souvent d'origine italienne et française et traduits en espagnol (castillan). Il a sollicité Maurizio Manco, que je ne présente plus et qui a aimablement suggéré mon nom (Didier Fougeras) pour la section française, bien que mon rapport à l'aphorisme soit occasionnel, sinon accidentel. Dans l'ouvrage qui vient de paraître, les lignes qui faisaient pendant, sinon écho, à celles de Maurizio, étaient les suivantes (que les habitués de ce blog auront peut-être déjà lues ici ou là):

Le fléau des époques fatiguées, ce sont les infatigables.

L'avenir est ce qui n'aura jamais eu lieu.

Montre-moi un père ou une mère, et je te montrerai un assassin.

Leçon fossile : l'avenir est minéral.

Ce sont les vivants qui meurent, et les morts qui survivent.

Nul n'a donné la vie tant qu'il la garde.

Les relations humaines sont posthumes, même quand elles ne sont pas à sens unique.

La métaphore, c'est l'honnêteté de l'attribut.

Il faut que le présent soit rare.

Tous les mots ont un goût de cendre, qui attendent de nouvelles bouches à dévorer.

La vérité, mille masques et pas de visage.

Dieu s'entoure d'une épaisse nuée de médiocrité.

Être dupe ou désintéressé : alternance plutôt qu'alternative.

Le pire serait encore que l'ennui ne soit pas mortel.

Du suicide et de la survie, lequel est la ruse de l'autre ?

Curieusement, personne ne garde son égoïsme pour soi.

Qui a entrevu l'anarchie originaire n'en est jamais revenu.

Gnoses homéopathiques : guérir la conscience par la conscience comme le mal par le mal.

C'est une lucidité de mort qu'il faudrait pour dissiper l'illusion mortelle du sérieux.

Il fallait que ciel t'abandonne pour que tu t'abandonnes.

En vagabond, en poète, en conquérant, en souverain, en riverain, en voisin, habiter son absence.

Dans chaque solitude, on est encore un de trop -- et le plus fâcheux.

Sans beauté, sans bonté, sans bonheur, sans joie, ce ne serait pas non plus le pire des mondes possibles.

De la concision de l'aphorisme comme de la singularité de l'homme, le nombre se venge en les multipliant.

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Published by Narkissos - dans Maurizio Manco
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(Extraits d'une série qui a obtenu, après sélection anonyme, une "mention spéciale" en 2018 au concours de Turin, dont l'auteur avait été précédemment lauréat.)

 

 

L'aphorisme est un faux maigre.

 

Lire, c'est se charger du poids dont l'auteur s'est déchargé en écrivant.

 

Le jour n'est pas passé en vain qui a apporté une nouvelle question.

 

Epitaphe pour l'homme : « Tragiquement apparu. »

 

C'est un mystère qu'il y ait place en nous pour des choses plus grandes que nous.

 

Agir aussi c'est remettre à plus tard*.
(Ndt.: sens approximatif d'un jeu de mots intraduisible, mais significatif -- "toute azione = action  est dilazione, dilation ou retard, cf. dilatoire.)

 

Ne pas exister : moins exaltant, mais aussi moins humiliant qu'exister.

 

La fascination de l'apocalypse tient au fait que tout y périrait avec nous ; mais de toute façon tout périt avec nous.

 

Parfois c'est le courage qui maintient en vie ; parfois c'est la lâcheté.

 

Bien et mal ont en commun la résistance à l'explication.

 

L'absence de douleur est la forme de bonheur la plus sous-estimée.

 

Il traînait sa mélancolie comme un saint son emblème.

 

La capacité d'adaptation de l'homme est telle qu'il s'habitue même à la vie, cette suprême bizarrerie du néant.

 

La vie est un état hystérique de la matière.

 

Aux confins de l'univers, les parois cristallines de la boîte crânienne de Dieu.

 

Il y a peut-être une vérité, mais tellement évanescente – ou compacte – qu'il nous manque l'organe pour la percevoir.

 

Comme le prédateur et la proie, l'illusion et la désillusion évoluent ensemble : celles-ci s'approfondissent comme ceux-là se dissimulent.

 

Dans le sommeil, nous voyons le néant de dos ; dans la mort, de face.

 

Qui sait si l'esprit a formé le corps, comme la lumière l'œil ?

 

Dans certaines circonstances, il est inconvenant de s'obstiner à exister.

 

L'absence de mystère peut être plus frustrante que le mystère même.

 

Où le maître doute, le disciple croit.

 

Le premier crime contre l'humanité aurait été de la créer.

 

Il est des explications qui rendent l'obscurité plus obscure encore.

 

Pouvoir, telle une plante, se nourrir de lumière.

 

L'art est un piège tendu à l'invisible.

 

L'homme sûr de lui est un magicien envoûté par ses propres tours.

 

La vie offrait encore une infime illusion d'achèvement quand on mourait dans le lit où l'on était né.

 

Défi de couler la pensée dans une forme sans la déformer.

 

Le remords est un oreiller de pierre.

 

La paix des choses est une inquiétude glacée.

 

Une seule santé pour mille maladies : le mal est créatif.

 

Le mystique trouve le divin en lui-même, le saint dans l'autre.

 

La sérénité de la nature n'est qu'apparente : chaque centimètre carré de prairie est un théâtre de drames cosmiques.

 

L'instinct de survie : jusqu'à la procréation, une vertu de l'espèce ; après, un vice privé.

 

Dans l'amour et dans la douleur, le corps et l'âme se rejoignent.

 

Un monstre avec un nom fait déjà moins peur.

 

Il revendiquait le droit de ne pas dire ce qu'il pensait.

 

Que les oreilles soient dépourvues de paupières, c'est une grave erreur de conception.

 

L'idéal ne se réalise qu'en se dégradant.

 

Il est temps que le grand théâtre du monde ferme pour travaux.

 

Epitaphe pour un suicide : il ne voulait plus jouer le jeu ni porter le joug.

 

On n'a pas d'incident de parcours quand on n'a pas de parcours.

 

A mes organes : l'un de vous me trahira.

 

 

 

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(Avertissement du traducteur de fortune : les aphorismes traduits ou adaptés ci-après sont extraits d'une plaquette publiée en 2018, et en tirage limité, par https://it-it.facebook.com/babbomorto.editore ; en ont été abandonnés, à regret, ceux dont la traduction française ne semblait pas pouvoir faire justice à l'original – jeux de mots et autres idiomatismes ; repris, en revanche, ceux qui avaient déjà été traduits précédemment dans d'autres collections, et sans souci alors d'harmonisation : autre lecture, dans ce cas, des mêmes textes, qu'on reconnaîtra néanmoins sans difficulté.)

 

 

A ses heures perdues, il pratiquait l'omphaloscopie.

 

Au prix exorbitant de la sensibilité, il n'est pas certain que l'organique marque un progrès sur l'inorganique.

 

Se croire quelqu'un est la superstition la plus répandue.

 

Pour tailler la barbe des théologiens, rien ne vaut le rasoir d'Occam.

 

Il doit y avoir une raison pour que la vie, autant qu'on sache, ne se vante d'aucune tentative d'imitation.

 

Le fait que la nature ait caché la pénicilline dans une moisissure en dit long sur sa prétendue bienveillance.

 

Il serait intéressant de lire les avis sur la Terre dans un hypothétique TripAdvisor des mondes.

 

(Hommage à Gesualdo Bufalino): même un mauvais aphorisme tient en huit mots.

 

La politique est surtout affaire de supériorité amorale.

 

En ce qui concerne la mort, l'expérience personnelle est irremplaçable.

 

Un caillou peut attendre des milliers d'années qu'un enfant le jette à la mer.

 

Don Juan à l'envers, il faisait la liste des femmes qu'il n'avait pas eues.

 

Certains hommes rendent le monde meilleur par leur vie ; d'autres, par leur mort.

 

La tyrannie du corps veut qu'une rage de dents nous affecte plus qu'un massacre.

 

Chez certains, le vide absolu satisfait la quête d'absolu.

 

Il courtisait la vie avec une crainte secrète de ne pas être éconduit.

 

Parabole de l'homme : de l'acné juvénile à la démence sénile.

 

Le monde étant impubliable, Dieu l'a produit à compte d'auteur.

 

Un bon livre n'établit pas la vérité, mais l'impossibilité de l'établir.

 

Ne pas céder à la tentation d'utiliser l'esthétique comme anesthésique.

 

Se préoccuper de sa propre épitaphe est un vice typiquement humain.

 

Ce que nous appelons réalité est un court segment sur la droite de l'impossible.

 

Méfie-toi de ceux qui pontifient sur les malheurs du monde à distance respectable.

 

Adhérer, mais avec un certain détachement.

 

La normalité est la perversion la plus commune.

 

L'univers est fiable, comme le bourreau : il a toujours affilé le tranchant de la lame.

 

Une politique qui se sert du peuple comme de figurants pour les scènes de foule.

 

Le temps est précieux : gaspille-le bien.

 

Le néant a vomi l'être. La question de Leibniz, pourquoi quelque chose plutôt que rien, a donc une réponse : la nausée.

 

Sa vie aurait été parfaitement oubliable.

 

La secte idéale a un seul adepte.

 

Il se faisait un point d'honneur de n'être pas compté parmi les gens bien.

 

L'homme est l'ingrédient fatal à toutes les utopies.

 

Les réactionnaires utilisent les instruments de la modernité pour tonner contre la modernité.

 

Qui dort bien écrit mal.

 

L'humour est un chatouillement du cerveau.

 

Un monument, pour se faire chier sur la tête par les pigeons et pisser sur les pieds par les chiens ?

 

Être publié dans une anthologie, c'est comme monter dans un train ; on ne sait jamais qui on va côtoyer.

 

L'aphorisme est une forme de continence.

 

Chaque fois qu'il congédiait un texte, il le regrettait et voulait le reprendre.
(Ndt: riassumere, reprendre et résumer.)

 

Ecrire est (un acharnement) thérapeutique.

 

On cherche de la compagnie pour ne pas résoudre ses problèmes à deux.

 

Il n'est pas rare qu'un philanthrope fasse plus de mal qu'un misanthrope.

 

Qui veut être toujours lui-même se contredit.

 

Il est bon d'avoir un projet, pourvu qu'il soit irréalisable.

 

Un bain de réalité n'a rien de relaxant.

 

La tolérance est une forme sophistiquée de mépris.

 

Dieu est arrivé quand tout était fait.

 

Classer, c'est tuer : il n'y a pas loin de la taxinomie à la taxidermie.

 

Sur le lit de mort on se convertit : en rien.

 

Tout nouvel ordre a les défauts de l'ancien, plus les inconvénients du nouveau.

 

L'absence de Dieu est le plus grave de ses défauts.

 

Dieu et le diable se disputant une âme, pantomime à deux compères.

 

Tristes temps où il faut s'abaisser pour être à la hauteur.

 

La littérature, c'est la vie sans ses temps morts.

 

Ecrire contre l'homme est un acte philanthropique.

 

Le violent qui veut annoblir son instinct épouse une cause.

 

L'amour de ses propres erreurs est souvent payé de retour.

 

Les réserves d'air à brasser* sont inépuisables.
(Ndt: mot-à-mot, "air à frire", l'aria fritta étant plutôt le discours creux que l'activité inutile.)

 

Les conversions tardives sont suspectes : on ne sait jamais s'il faut les attribuer à la sagesse ou à la peur.

 

Tout est bien qui finit.

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En bonus aux Generi di sconforto, cette brève sélection de dix aphorismes (décalogue ?) qui a obtenu en 2016 le deuxième prix -- ça ne s'invente pas -- au Concours national de philosophie de Certaldo, et dont l'original a été publié la même année sous ce titre, "sans titre", dans le recueil Le figure del pensiero -- Antologia del Premio Nazionale di Filosofia, X edizione (Sillabe di Sale, Condove 2016). On en reconnaîtra deux ou trois, traduits peut-être un peu différemment ici ou là.

1. Ce qui nous attire dans le monde, c'est la fascination ambiguë de l'inachevé.

2. Il y a des pensées qu'il serait dangereux d'extraire, comme certaines échardes.

3. Il est facile de faire de l'ordre en soi quand les lieux sont à moitié vides.

4. Un livre t'a été utile quand il t'a ouvert au moment où tu le refermes.

5. Dans le corps humain, peu de zones érogènes, trop de zones pathogènes.

6. Son pessimisme cosmique, il le devait au cosmos déplorable où il était tombé.

7. La philosophie est un monument à la limite inconnue.

8. Il en est de la vie comme de certaines amours enfantines: on est ensemble, mais elle ne le sait pas.

9. Il lisait les écrivains suicidaires en essayant de découvrir ce qu'ils n'avaient pas supporté de comprendre.

10. Peut-être la vie qui a plongé dans la mort n'est-elle brisée qu'en apparence, comme un bâton dans l'eau.

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Le chaos actuel est une réorganisation inadéquate du chaos primordial.

 

En relisant la Genèse : Dieu a fait une erreur en créant, au sixième jour, quelqu'un qui allait irrémédiablement lui gâcher le repos du septième.

 

Inutile de chercher à redresser le monde : le clou n'est pas au centre.

 

La sphère des sentiments est le moins solide des solides.

 

Rendre le monde meilleur ? Le laisser sans l'avoir rendu pire serait déjà un objectif ambitieux.

 

Son devoir, c'était la vie, et il a dévié hors sujet.

 

Les auteurs de maximes de vie sont tous morts.

 

Un chat métaphysique se fait les griffes sur ma vie.

 

La vie est sale et salit.

 

Il avait une conscience de classe, qu'il ne portait que dans les grandes occasions.

 

L'inconvénient de disparaître, c'est qu'il faut d'abord paraître.

 

Au réveil, cet instant de panique délicieuse, avant que nous nous rappelions qui nous sommes.

 

Vivre lucide et ludique.

 

Se dissoudre dans le tout ou dans le rien, quelle différence ?

 

Ne t'en fais pas : c'est la sortie qui te trouvera.

 

Les bons livres sont des remèdes d'inconfort.

 

La beauté du cosmos est cosmétique.

 

Cosmogonie de la distraction :

Le Big Bang, accident domestique d'un dieu qui jouait avec le néant.

 

La beauté est une diversion par laquelle la nature, tel un prestidigitateur, nous distrait de son tour principal.

 

Que le recto et le verso d'une même feuille soient destinés à se tourner le dos à jamais, c'est une métaphore sublime de quelque chose qui, cependant, m'échappe.

 

De toute évidence, la vie n'était pas une manifestation autorisée.

 

Quand la vie te sourit, elle te cache quelque chose.

 

Où allons-nous, à la fin ? La réponse est dans la question.

 

Que l'épitaphe soit lapidaire.

 

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NdT: Traduction et adaptation artisanales des aphorismes du livret paru sous ce titre en 2017 aux éditions FuocoFuochino. Le titre, non traduit comme de coutume, est un jeu de mots sur les generi di conforto qui, en italien, ne sont pas seulement des "remèdes de confort" (cf. l'approximation ci-dessus) mais toutes sortes d'articles, alimentaires, pratiques ou décoratifs, destinés à rendre la vie agréable; substituant, bien entendu, l'inconfort au confort.

 

 

 

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Cliquetis

 

Parmi les phrases que j'écris ici, il n'y en a qu'une de temps à autre qui marque une avancée ; les autres sont semblables au cliquetis des ciseaux du coiffeur, que celui-ci doit maintenir en mouvement pour être prêt à couper au bon moment.

Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées*.

 

 

Penser qu'on écrit avec son propre sang favorise la concision.

 

On envie aux choses leur capacité d'être sans mal-être.

 

Le sommeil est l'heure de la promenade dans la prison du moi.

 

Il est des moments touchés par la grâce, où la joie et l'inutilité de vivre ne se contredisent pas.

 

Nous traversons le temps et son frottement nous désintègre.

 

Raccourci de tant de relations : du sentiment au ressentiment.

 

Le bonheur est comme le sommet d'une montagne : accessible, mais pas habitable.

 

La beauté est le remords de Dieu.

 

La vie doit être issue de la putréfaction du bouillon primordial.

 

Réponse poétique : « Papa, où va-t-on après la mort ? – Là où va la musique après qu'on l'a jouée. »

 

Il craignait d'être recalé et de devoir redoubler la vie.

 

Son pessimisme cosmique, il le devait au fait d'être tombé sur un univers lamentable (cosmo pessimo – hommage à Leopardi).

 

L'Être et le Néant, ou le Rien sous le masque de Quelque Chose.

 

Fascination des ruines : des colonnes qui soutiennent le vide.

 

Que des idées soient inutilisables, c'est parfois ce qui fait leur prix.

 

La vie n'attend pas toujours que nous soyons cadavres pour nous vilipender.

 

Absurde prétention que de comprendre un monde dont la matière est en si grande partie obscure.

 

La paix de l'âme est contraire à la vocation de l'âme.

 

La courbure du monde est bien loin d'être aussi accueillante que les courbes féminines.

 

Il faut se faire une raison : on ne peut pas déplaire à tout le monde.

 

Un seul peuple n'est pas menacé d'extinction : les philistins.

 

L'individu ne se répète pas : comme une obscénité.

 

Toute explication rassurante devrait inquiéter.

 

L'action est à la pensée ce que la danse est à la musique. Mais la meilleure musique ne se danse pas.

 

Il lisait les écrivains suicidés pour découvrir ce qu'ils n'avaient pas supporté de comprendre.

 

Il est instructif de penser que la culture occidentale est le fruit de ce que le hasard du temps a préservé de ses sources « classiques ». Il est inévitable – et inutile – de se demander ce que nous serions si d'autres œuvres, un autre canon, avaient échappé à l'oubli.

 

La profondeur de certaines personnes est en trompe-l’œil.

 

Peut-être est-ce dans le rêve que des fragments sans relation apparente se recomposent en une juste combinaison, nous indiquant une vérité ; mais cette révélation ne survit pas au réveil.

 

Il est des projets qui échouent par manque de folie.

 

L'univers a sa logique contraignante : comme le nœud coulant.

 

Même ce que nous gardons en mémoire n'y est pas en sécurité.

 

Il y a de l'insolence, voire de l'impiété, dans l'insouciance de la beauté.

 

L'être est un eczéma sur l'épiderme lisse du néant.

 

Procréer, ou apporter à la souffrance sa ration de chair fraîche.

 

Croire à la réalité de la réalité, voilà, peut-être, l'illusion suprême.

 

Exister, ce douteux privilège.

 

La vie, miel et fiel.

 

Mourir, c'est retourner où l'on n'a jamais été.

 

Dieu n'est pas théologien.

 

La comédie humaine n'admet pas de réplique.

 

S'il y a quelque chose plutôt que rien, c'est que le rien est capable de tout.

 

Il est difficile d'écrire sous dictature.

 

Vouloir est douleur.

 

Comment un manque peut-il peser ?

 

Nous ne saurons jamais si ce monde est incompréhensible par excès ou par défaut de signification.

 

Comme certains mollusques, il répandait de l'encre pour couvrir sa fuite.

 

Ecrire est (un acharnement) thérapeutique.

 

Le rêve a un avantage sur la réalité : quand il devient insupportable, on se réveille.

 

Les espaces entre les aphorismes sont les tombes blanches des mots qui n'ont pas survécu.

 

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L'original italien est disponible ici.

* Edition allemande de G.H. von Wright et Heikki Nyman, Vermischte Bemerkungen, Basil Blackwell, Oxford; édition bilingue allemand-français (traduction de Gérard Granel), Trans-Europ-Repress, 1984 (traduction seule, GF Flammarion 2002); l'extrait est daté de 1948 et sa traduction a été modifiée.

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Maurizio Manco, "l'ami florentin" plusieurs fois désigné dans les pages de ce blog, vient de publier en italien quelques-uns de ses aphorismes dans une anthologie du genre recueillie par Sandro Montalto, Geografie minime, dans la collection Athanor des éditions Joker (http://www.edizionijoker.com/Pagine%20libri/ATH%20-%20Geografie%20minime%20-%20AAVV.html). J'en tente ci-après une traduction, avec son aide:

 

Disappunti*

 

La création du monde, c'est le crime parfait.

La vie humaine est peut-être une maladie infantile des dieux; l'incarnation, une rougeole métaphysique.

J'ai devant moi un nombre de plus en plus restreint de petites morts avant de faire connaissance avec leur grande sœur.

Ce qui rend la fin tragique, c'est qu'il est rare que le corps et l'esprit se rendent en même temps.

Ce n'est pas l'homme, mais Dieu qui a besoin de l'autre monde pour remédier à la piètre figure qu'il a faite en celui-ci.

Il manque à ce monde quelque chose d'essentiel, comme la clef de voûte d'un arc; et malgré cela, il tient: c'est cette impossibilité ontologique qui fascine.

La pensée rigoureuse ne se couche pas sur des plumes, elle s'étire sur des clous.

La chute d'un être humain et celle d'une pierre sont sujettes aux mêmes lois physiques: y a-t-il meilleure preuve, confirmation plus douloureuse de l'indifférence de l'univers ? Celui-ci ne nous traite pas en hommes, mais en choses.

C'est le regard de l'homme qui rend sacré ce monde déserté des dieux.

La permanence de l'univers nous avilit. Nous n'apprenons donc pas sans un certain plaisir secret que lui-même, un jour, nous suivra dans l'éternel néant.

Dans le silence de certaines nuits il y a des heures où, en tendant l'oreille, on peut entendre le bruit du ver qui ronge le monde.

Ramener le Multiple à l'Un, c'est le métier de la mort.

La vie nous séduit comme Salomé par la danse des sept voiles, mais c'est notre tête qu'elle demande en trophée.

La vie nous inflige quelquefois des plaies à des endroits où nous ne pouvons pas nous lécher.

Derrière la paroi subtile de l'Être, on peut entendre les pas feutrés du Néant.

L'écrivain est un voleur qui pille surtout sa propre maison.

L'habitude est un voile qui nous cache le fond des choses. La familiarité est mystificatrice.

Au sommet du langage, ardent et glorieux, le silence.

Quelqu'un qui nous regrette quand nous ne serons plus. C'est le plus que nous puissions avoir.

Chercher à passer le plus possible inaperçu, telle est ma stratégie pour me défendre dans la vie. Pour être tout à fait inaccessible, il faudrait la thanatose.

L'univers est en expansion. Abusive.

En relisant Kafka: personne n'a encore imaginé l'horreur d'un cafard qui, en s'éveillant un matin d'un rêve troublant, se trouverait transformé en homme.

Quelle idée se faire de la vie quand il y a du déchet jusque dans l'ADN ?

Il y a, dans la vie de chacun, un moment crucial où l'on se trouve à égale distance de la naissance et de la mort. Et on l'ignore.

La solitude demande du courage. Dieu même ne l'a pas eu.

Les années qui nous restent sont comme des hirondelles sur un fil, prêtes à s'envoler. Vont-elles le faire une à une, comme d'habitude, ou toutes ensemble, dans un confus bruissement d'ailes, ça, on l'ignore.

La mort est virtuose. Son exécution est toujours parfaite.

Se méfier des aphorismes auxquels la force représentative (icasticità) confère un ton définitif trompeur. Celui-ci y compris.

L'état de dégradation de la Terre est typique de l'extrême périphérie de la galaxie.

Recette minimale pour survivre: penser que la vanité de tout ne soit pas forcément incompatible avec la signification de quelque chose, ici et maintenant.

Il y a des questions qui restent à nos côtés, comme de fidèles compagnes, jusqu'au dernier instant fatal, qui est la Réponse.

Le consentement est essentiel. En matière de sexe, son absence peut transformer le plaisir extrême en extrême outrage. On pourrait en dire autant de la vie.

Cela dit quelque chose de l'éternité, et peut-être aussi de l'Éternel, que les seules cellules immortelles soient tumorales.

C'est une astuce de la vie que le cœur soit un muscle involontaire.

Mettre à nu un corps est facile. Mais une âme ?

Épitaphe : il a existé, il a résisté, il s'est désisté.

On n'est jamais prédestiné, pas même par la souffrance. Celle-ci nous arrive, banalement.

Aucune autre planète n'a voulu de la vie. Seule cette idiote de Terre s'est fait avoir.

Être unique, ce n'est pas nécessairement être important. On peut être unique et éphémère, comme les flocons de neige.

Dans le sexe on cherche l'ivresse de sortir de soi, mais on est à chaque fois, inévitablement, renvoyé à soi-même. D'où: omne animal post coitum triste.

Il y a ceux qui mordent la vie à pleines dents, et ceux qui la laissent fondre dans la bouche, comme une hostie.

"Donner le jour" est une métaphore erronée. Engendrer, c'est reclure à l'obscurité.

Le respect pour la nature est une forme de captatio benevolentiae.

Le plus grand défaut du prochain, c'est sa proximité.

Être, c'est s'exercer à ne pas être.

Cette nostalgie qui parfois nous assaille, de quelque chose que nous aurions perdu à venir au monde.

C'est le rire du désespoir devant l'absurde qui rend la vie tolérable.

Le trouble de la chair ne s'apaise jamais vraiment, car ce n'est pas la chair en soi qui nous attire et nous séduit, mais l'énigme qu'elle recèle; de sa nature indéchiffrable, il ne nous est donné qu'en de rares et heureux instants de recueillir une faible trace.

Où la vie est nue, là paraît l'homme, ou la bête.

L'orgasme est bref: on ne tient pas longtemps dans le sein de Dieu.

En relisant saint Augustin: pas besoin de se demander unde malum, mais plutôt unde bonum. Le véritable objet de stupeur, l'authentique anomalie, ce n'est pas qu'il y ait de la méchanceté, mais qu'il y ait de la bonté.

Être du côté du persécuté, sans oublier que si les circonstances changent, il pourrait bien devenir persécuteur.

J'ai le syndrome de Stockholm dans mes rapports avec la vie.

Nous passons notre existence à heurter nos pauvres corps aux encoignures de la vie.

Nous sommes des insectes qui se heurtent obstinément aux vitres de la vie, à la recherche d'une lueur absente.

Seule notre inaptitude providentielle à voir la contemporanéité des événements nous empêche d'être submergés par l'horreur du monde.

Il y a des moments où la beauté poignante du monde enchante malgré lui le désenchanté. Et c'est peut-être son leurre le plus perfide, car cette beauté dissimule, telle une fleur vénéneuse, le rictus hideux de la réalité.

Ils n'avaient pas de divergences d'opinion, faute de matière première.

Tout système philosophique est une tentative désespérée de planter un piquet dans le fleuve qui nous emporte.

Il y a des livres qui, comme de vieux amants rendus experts par une longue habitude, semblent savoir mieux que nous-mêmes ce que nous voulons.

L'homme et la vie : deux amants maladroits.

Quand tu marches en file vers l'abattoir, même les distractions le long du chemin ont l'air de mauvais tours.

Je juge le doute et les certitudes à la quantité de sang versée en leur nom.

C'est une chance que la méchanceté active requière une certaine dose d'effort: la paresse de la majorité constitue ainsi un rempart involontaire contre le développement de la méchanceté du monde. Malheureusement, on peut en dire autant de sa bonté.

Que restera-t-il, à la fin, de toute notre agitation ? Une ondulation imperceptible à la surface du cosmos.

Il me semble que les singes nous regardent avec l'indulgence condescendante que l'on a pour des parents excentriques qui ont voulu trop en faire.

Nous voyons un sens à notre vie comme nous voyons des formes dans les nuages ou des constellations parmi les étoiles.

Il faut être indulgent envers Dieu : après tout, c'est un autodidacte.

Il y en a qui tentent de corrompre jusqu'au jugement de leur for intérieur.

Le bien-être ne fait guère de bonne littérature: le spleen de Baudelaire, l'ennui de Flaubert, la noia de Leopardi, le cafard de Cioran, le tedio de Pessoa, tout cela montre que l'esprit prospère dans la contrariété. La meilleure encre est de sang et de larmes.

Il y a de la noblesse à refuser de s'exhiber dans cette farce, d'être le jongleur d'un quelconque dieu.

Quelque chose a dû mal tourner dans l'acte de création : une interférence étrangère dans le fiat divin, une parcelle d'impureté qui, tombée dans le lait de la vie, l'a fait tourner irrémédiablement.

Ouvrir les pages d'un livre, ouvrir les jambes d'une femme: gestes sacrés, préludes à la volupté.

Personne n'entendra le soupir de soulagement de la Terre quand elle se sera enfin débarrassée de la funeste présence de l'homme, son plus fâcheux locataire.

De temps à autre une âme compatissante nous apporte, à nous reclus de la vie, un gâteau, mais dedans il n'y a pas de lime.

L'écrivain est un dieu mineur : lui aussi joue avec la vie de ses créatures, mais il ne les fait pas souffrir.

Nous pouvons entretenir l'illusion d'être libre dans la seule mesure où nous nous mouvons dans un rayon inférieur à la longueur de la chaîne où nous sommes attachés.

La conduite du monde est la sinécure de Dieu.

Ne nourris pas d'espoirs: impose-leur plutôt un jeûne purificateur.

En relisant Leibniz : substituer quelque chose à rien, c'est une légèreté impardonnable.

Il y a des pensées qui, comme certaines fleurs, ne s'ouvrent que la nuit.

Dans un Jugement vraiment universel, Dieu et les hommes devraient pouvoir changer de rôle.

L'homme ne pourra jamais rien proférer de plus efficace que son premier cri, son expression la plus authentique et la plus éloquente, son meilleur commentaire sur sa venue au monde.

La nature utilise la beauté comme le tortionnaire la musique, pour couvrir les cris des suppliciés.

La vie a tantôt le visage ambigu du hasard, tantôt celui, narquois, de la machination.

Il y a des livres qui s'ouvrent devant nous comme la mer Rouge devant le bâton de Moïse; d'autres où il faut se frayer péniblement un chemin à coups de machette, comme dans une forêt vierge.

Le sens est une mince couche de vernis que l'homme étend sur le non-sens. Mais c'est un vernis de mauvaise qualité, facile à gratter.

Exister sans interruption serait insupportable. Le sommeil, contrepoison de la veille, nous a été accordé comme une trêve nécessaire au rêve de l'être.

Panneau à afficher à l'entrée du monde : "Hier ist kein Warum."

L'univers, cette mise en scène colossale, ce village Potemkine monté par un démiurge paresseux en vue de l'inspection d'un dieu supérieur, qui tarde à se manifester.

La régularité bien ordonnée de l'univers est suspecte : elle rappelle la froide exactitude de la machine, l'efficacité obtuse et mortelle de l'appareil de torture.

Néant, être, néant : triptyque dont les charnières sont la naissance et la mort.

Peut-être avons-nous eu quelque aspiration sacrilège à exister; la réalisation de notre désir impie est alors notre némésis.

Au correcteur armé de crayons rouges et bleus, ce monde peut offrir d'intenses satisfactions.

Mets la vie au clou : le crochet ne tient pas.

On ne sait jamais sous quel caillou se tient, prêt à se dérouler et à mordre, le serpent de la douleur.

On passe de l'enfance à l'âge adulte à travers un cercle de feu où presque tous se brûlent les ailes. Les autres, les rares qui en sortent indemnes, ce sont les poètes.

Chaque homme est un véhicule qui transporte le mystère à travers le temps.

Si j'étais acteur, j'aimerais jouer Godot dans En attendant Godot.

Comme la lumière des étoiles, l'intelligence des choses doit faire un long chemin pour nous atteindre.

Toute vie est une fleur desséchée entre les pages du temps.

Peut-être cheminons-nous sur le revers du monde.

Le mythe du péché originel nous enseigne que l'Eden finit où commence la conscience.

Le fait de se savoir privé de soutien est déjà un soutien.

Comme nous portons un coquillage à l'oreille pour entendre le bruit de la mer, ainsi nous lisons des livres ou contemplons une œuvre d'art: pour entendre la rumeur du sens, tout en sachant qu'il n'y a pas de Sens.

Une poignée de terre te fermera la bouche à jamais : le dernier repas du condamné.

L'écrivain inverse le travail de Dieu : celui-ci transforme la parole en vie, celui-là la vie en parole.

L'art est interrogatif. Quand il se fait affirmatif (assertiva), il n'est pas loin d'être asservi (asservita).

Plus profondes les ténèbres, mieux les étoiles se voient.

La naissance, avec son double mouvement déconcertant d'expulsion et d'accueil, est une introduction adéquate à la nature irréductiblement contradictoire du monde.

Dieu, dit-on, écrit droit sur des lignes tordues. Dommage que ce soit aussi lui qui les trace.

Notre esprit produit peurs et espoirs à jet continu: cependant, en raison de quelque défaut de fabrication malheureux, il se trouve que la capacité de réalisation des premières excède de beaucoup celle des seconds.

A chaque fois que je regarde par la serrure dans l'espoir de surprendre la Vérité nue, elle, de son côté, a bouché le trou.

Il y a des moments où la vie semble inutile, comme la pluie sur la mer.

Nous sommes l'acné sur la face de la terre.

Le poète est celui qui sait aller à la ligne.

Faire l'amour avec sa propre femme, c'est comme faire du tourisme dans sa propre ville.

Le visage humain est un paysage où les saisons ne se répètent pas.

La vérité est un habitat insalubre. On n'y tient pas longtemps.

Nous fermons les yeux des morts parce que ce qu'ils voient nous fait peur.

La flèche est décochée. Suis-la.

A l'école des aspirants créateurs, notre monde sert d'avertissement, comme échantillon des erreurs à éviter. C'est la seule raison pour laquelle cet essai inabouti, résultat d'une expérience foncièrement ratée, n'a pas encore été démantelé.

Le Néant est notre Ithaque.

 

* J'ai renoncé (provisoirement) à traduire le titre, qui évoque à la fois en italien le "carnet de notes" (appunti) et notre désappoint(ement).

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Published by Narkissos - dans Maurizio Manco

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