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17 janvier 2013 4 17 /01 /janvier /2013 11:08

λύχνος τοῦ σώματός ἐστιν ὀφθαλμός.
ἐὰν οὖν ὀφθαλμός σου ἁπλοῦς, ὅλον τὸ σῶμά σου φωτεινὸν ἔσται:
ἐὰν δὲ ὀφθαλμός σου πονηρὸς ᾖ, ὅλον τὸ σῶμά σου σκοτεινὸν ἔσται.
εἰ οὖν τὸ φῶς τὸ ἐν σοὶ σκότος ἐστίν, τὸ σκότος πόσον.

-- Evangile selon saint Matthieu, vi, 22s.

 

C'est un texte auquel je reviens -- un passage; par lequel je repasse -- assez fréquemment. Je ne reviendrai pas ici sur ses "problèmes" sémantiques et exégétiques (voir p. ex. http://etrechretien.discutforum.com/t106-l-oeil-simple-mathieu-6-22), encore que ceux-ci soient littéralement fascinants: ils rassemblent et concentrent en effet au foyer de son rayonnement la convergence locale (ou focale) de thèmes par ailleurs divergents, qui se donnent à première vue (ou à tout autre point de vue) pour distincts et distants (on n'a ici que l'embarras des métaphores ophtalmologiques, optiques et encore plus généralement spatiales): clairvoyance et bienveillance principalement, nouées d'abord l'une à l'autre, et à un même organe du corps, par un fait de langue et de corpus (idiomatisme de l'hébreu puis du grec "bibliques"), puis renouées ensemble par un texte particulier et un contexte concentrique (l'Evangile selon saint-Matthieu > le "Sermon sur la montagne", chapitres v--vii > la "péricope" débutant, par exemple, au v. 19 du chapitre vi) à la "perspective" d'une "idéologie" particulière -- idéologie que l'on pourrait qualifier, si l'on ne craignait pas les anachronismes, de matérialisme, voire de situationnisme, de la dépossession. Car il ne s'agit pas, du moins pas immédiatement, contrairement à ce qui s'est beaucoup répété, de désintéressement ni d'inconditionnalité. Le "point de vue" qui unit clairvoyance et bienveillance dans la "simplicité" de l'œil sain et du regard bon est au contraire suprêmement intéressé (cf. le "trésor dans le ciel") et conditionné à une situation matérielle, une condition comme on dit aussi: celle du "pauvre" de son état, par choix ou par accident, qui d'une manière ou d'une autre n'a pas ou n'a plus les moyens de la distance. On est là aux antipodes de ce qu'on appelle couramment une "spiritualité" -- l'effet de l'œil "simple" ou "mauvais", lumière ou ténèbre, s'inscrit dans le corps -- et surtout d'une "spiritualité de consommation" ou "de loisir", autrement dit "du superflu".

Finesse ou perversité supplémentaire, qui complique le dualisme apparent du logion et l'ouvre sur un doute abyssal: l'"œil mauvais" est aussi "lampe du corps", ses "ténèbres" mêmes passent pour "lumière" et n'en sont que plus grandes, ou plus profondes (τὸ σκότος πόσον). Il y a une lucidité aveuglante, une "intelligence" rendue d'autant plus sotte ou obtuse (par la possession, la suffisance, l'envie, l'avarice, l'avidité, la malveillance, la méchanceté, la malignité, le calcul, la spéculation ou encore la méfiance) qu'elle est et reste à sa façon "brillante", et qu'elle le sait. Elle n'a donc pas, a priori, la moindre chance de se percevoir comme stupide, car elle ne laisse pas d'être, selon la formule consacrée de la Sagesse biblique, intelligente à ses propres yeux -- elle s'éblouit à son miroir (cf. p. ex. Proverbes xxvi, 12: plus d'espoir pour le stupide que pour le "sage-à-ses-propres-yeux").

Pourtant il y a aussi, il arrive, comme un supplément de paradoxe qui brise le cercle et le miroir, une inquiétude de l'intelligence -- et c'est précisément cet événement, cette rupture avec la logique désespérée de la lumière ténébreuse et de la lucidité aveugle que le texte produit ou provoque (je repense ici à Pasolini, qui avait si bien su faire écouter le texte de l'évangile selon saint Matthieu, sans commentaire -- encore que sur ce point précis le commentaire exégétique ne soit pas forcément inutile -- déclarant ne pas lire l'Evangile pour être rassuré ou réconforté, mais précisément pour être inquiété). Qui dans l'éclair d'une béance vertigineuse laisse entrevoir à l'intelligence et son désespoir et son issue dans une réquisition exorbitante -- qui la convoque, comme cette richesse qu'elle est aussi, jamais tout à fait indépendamment d'ailleurs de la situation matérielle ou sociale de son "possesseur", à la "pauvreté en esprit" et à cette "pureté du cœur" qui fait "voir Dieu" (v, 1.8), ou à l'abandon du jugement qui fait aussi "voir clair" (vii, 1ss) -- comme le chameau au trou de l'aiguille. Difficile simplicité, non impossible cependant, difficile par sa facilité même, et d'autant plus brûlante en son foyer.

Cela ne manquera pas de rappeler au lecteur du Nouveau Testament d'autres textes qui ont effectivement un "air de famille", parce qu'ils se rattachent aussi, par des fils plus ou moins ténus ou distendus, à ce "judéo-christianisme" disparu dans le prétendu divorce, ou plutôt dans la constitution symétrique, du "judaïsme" et du "christianisme" tels que nous les connaissons -- celui-là était sans doute plus et moins qu'une "religion": une affaire, non de croyance ni d'appartenance, mais de pratique et de situation.

P. ex.:

Καυχάσθω δὲ ἀδελφὸς ταπεινὸς ἐν τῷ ὕψει αὐτοῦ, δὲ πλούσιος ἐν τῇ ταπεινώσει αὐτοῦ, ὅτι ὡς ἄνθος χόρτου παρελεύσεται. ἀνέτειλεν γὰρ ἥλιος σὺν τῷ καύσωνι καὶ ἐξήρανεν τὸν χόρτον, καὶ τὸ ἄνθος αὐτοῦ ἐξέπεσεν καὶ εὐπρέπεια τοῦ προσώπου αὐτοῦ ἀπώλετο: οὕτως καὶ πλούσιος ἐν ταῖς πορείαις αὐτοῦ μαρανθήσεται. (Epître de saint Jacques, i, 9ss).

ὅτι λέγεις ὅτι Πλούσιός εἰμι καὶ πεπλούτηκα καὶ οὐδὲν χρείαν ἔχω, καὶ οὐκ οἶδας ὅτι σὺ εἶ ταλαίπωρος καὶ ἐλεεινὸς καὶ πτωχὸς καὶ τυφλὸς καὶ γυμνός, συμβουλεύω σοι ἀγοράσαι παρ' ἐμοῦ χρυσίον πεπυρωμένον ἐκ πυρὸς ἵνα πλουτήσῃς, καὶ ἱμάτια λευκὰ ἵνα περιβάλῃ καὶ μὴ φανερωθῇ αἰσχύνη τῆς γυμνότητός σου, καὶ κολλ[ο]ύριον ἐγχρῖσαι τοὺς ὀφθαλμούς σου ἵνα βλέπῃς. (Apocalypse de saint Jean, iii, 17ss)

 

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