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27 juillet 2012 5 27 /07 /juillet /2012 17:54

(En re-re-lisant  Zur Genealogie der Moral -- où, il n'est peut-être pas inutile de le signaler, j'étais d'abord arrivé, il y a quelques années, par le Nietzsche de Deleuze.)

Il n'est évidemment pas exclu que sur-vienne encore à "l'homme" quelque chose qui, se rendant maître de lui, lui assignerait globalement et rétrospectivement un sens, un rôle, une fonction, une utilité, une valeur dans (en l'intégrant à) un système supérieur, par un de ces sauts qu'on dit "qualitatifs" (bien qu'ils dépendent toujours de la quantitas d'un rapport de force), comparable à l'émergence d'un organisme (simultanément corps et espèce) multicellulaire s'assujettissant comme autant de ses parties chacune des cellules, des molécules, des atomes et des particules qui le com-posent, avec leur fonctionnement et leurs relations préalables, captant et détournant leur "volonté" à son profit en leur im-posant sa "loi" et son "organisation".

Cette idée (presque trop facilement concevable à un esprit moderne, nourri de néo-mythologie évolutionniste et progressiste) soulève toutefois de multiples difficultés:

1°. Par définition elle résiste (du moins elle devrait logiquement résister) à toute anticipation, sur le mode de l'espérance comme sur celui de la crainte, de la part d'une "conscience" antérieure (c'est-à-dire, suivant ce modèle, inférieure) à "l'événement": pour penser son dépassement (son assomption, sa subsomption) il faudrait que "l'homme" caduc s'id-entifie de quelque manière avec ce qui doit l'absorber et l'assimiler pour prendre sa relève. Une telle pré-vision littéralement ek-statique se trouve ainsi d'emblée marquée du sceau de l'im-posture. Ce qui d'ailleurs ne l'invalide pas forcément, mais la rend d'autant plus remarquable: que "l'homme" se soucie, s'inquiète, se pré-occupe, de ce qui viendrait le relever de lui-même, de sa "responsabilité" en même temps que de sa "liberté", qu'il le redoute ou le désire, cela jette, en attendant, une lumière révélatrice sur les possibilités comme sur les limites de la "condition humaine".

2°. Ce modèle censé rendre compte (d'avance) à "l'homme" d'un dépassement de "l'homme" reproduit à l'évidence le plus humain des modèles, par la médiation d'un tour de passe-passe en forme de jeu de miroirs, de double extrapolation et de rétro-pro-jection: en le transplantant d'abord de son champ historique, politico-social (l'Etat tribu, cité, nation, empire, absorbant tour à tour le clan, la tribu, etc., pour ne rien dire du phénomène tardif nommé "individu") à celui de "l'histoire naturelle", puis en le ressortant de  comme le lapin du chapeau, sublimé de telle façon qu'il ne ressortit plus ni à la "biologie", ni à l'"histoire", mais s'impose désormais aux deux comme un modèle herméneutique transcendant et par là susceptible de dépasser l'une et l'autre.

3°. La dimension "laïque" (plus exactement a-religieuse ou post-religieuse) et "technique" de ce modèle politico-social, dans son usage moderne, en accentue paradoxalement le caractère mythologique et totalitaire: quand le "machin" présumé assumer et subsumer "l'homme" n'a plus la nature -- surnaturelle peut-être, mais familière -- d'une divinité organisatrice et unificatrice de la réalité (réalité cosmique et humaine, naturelle et culturelle, passée et présente), alors il s'annonce vraiment comme tout-puissant, au sens inquiétant (unheimlich) de capable de tout. Par là aussi im-pré-visible (cf; 1°).

Le christianisme a séduit l'empire romain finissant en lui pro-posant l'à-venir d'une divino-humanité nouvelle, qui s'inscrivait comme une rupture dans la continuité de son histoire et de sa mythologie. L'analyse historique peut isoler dans son charme de nombreux ingrédients: la perspective apaisante de la fin d'une histoire et d'un monde (déjà) éprouvés comme trop vieux, et au-delà la perspective d'une "éternité" trop vague pour devenir jamais à son tour un autre monde et surtout une autre histoire; la fluidité vitale de "l'esprit" (du mot "esprit", pneuma, spiritus) reliant d'une part l'individu (le citadin de la cité cosmopolite détaché de ses liens d'appartenance et de ses repères traditionnels) à la "communauté" réelle et fantasmée (l'Eglise locale et universelle), d'autre part le présent de l'"expérience immédiate" à l'à-venir "éternel"; une structure "ecclésiastique" fonctionnelle (de "réseau interurbain") propre à garantir une certaine viabilité sociale, et à prendre la relève des institutions impériales défaillantes le cas échéant; le visage protéiforme du Christ, dieu et homme, individuel et collectif (le corps du Christ) susceptible d'accueillir la projection des idéaux divins et humains les plus divers -- on pouvait voir en lui du Zeus ou du Yahvé, de l'Apollon et du Dionysos, du logos stoïcien et du sage cynique, du juste justifié et du pécheur gracié, du titan (cf. Prométhée) ou du héros tragique, du messie et du révolutionnaire, du César aussi (kurioV) et ainsi de suite. Il y a certainement eu pour des centaines de milliers d'"hommes" (hommes et femmes, jeunes et vieux, Romains, Grecs, juifs ou "barbares", riches et pauvres, esclaves et hommes libres), non pas autant (n'exagérons rien) mais des centaines de raisons différentes et contradictoires de "devenir chrétien".

La réussite historique du christianisme devait cependant le dépouiller de l'attrait qui l'avait rendue (sic) possible. Plus il devenait garant de l'ordre présent du monde et de l'histoire de "l'homme", moins il semblait capable de représenter le dépassement de celui-ci. Tout anti-chrétien qu'il fût, l'Uebermensch nietzschéen occupe aussi la place qui fut d'abprd celle du Christ (et notamment cette du "Fils de l'homme", une fois cette expression libérée de son contexte "apocalyptique" originel): celle d'un au-delà de "l'homme".

Il n'en reste pas moins, à mon sens, que toute pensée (humaine) du dépassement ou de la relève de "l'homme" est essentiellement religieuse (même si l'inverse n'est pas vrai: toute pensée religieuse n'est certainement pas une pensée du dépassement ou de la relève de "l'homme"). Si d'aventure -- soyons optimiste pour une fois -- quelque esprit (de la Terre, par exemple) devait s'emparer de "l'homme" pour le conduire à une fin heureuse, je ne doute guère que ce soit le type d'humain qu'on qualifie aujourd'hui de "religieux" qui lui serait le plus accueillant et le plus réceptif. Le conservatisme et la pusillanimité morale ordinaires des "religieux" estampillés ne doit pas faire illusion. Ce n'est pas de la tautologie humaniste qu'on peut attendre la capacité (la réserve) de recul, et donc d'élan, qu'il faudrait pour oser penser (un) au-delà de "l'homme". Ni même l'ivresse qui le ferait agir avant que de le penser.

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