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22 janvier 2017 7 22 /01 /janvier /2017 10:25

"Il me semble que notre "histoire" (récit), telle que nous (nous) la racontons à chaque fois un peu autrement, dégage de toute façon certains moments ou séquences (je ne dis pas instants, car ce sont toujours des enchaînements d'une certaine durée) de la totalité de notre histoire réelle ou objective, en les retravaillant et en les enrichissant aux dépens des autres (et d'abord au détriment du temps que nous passons à y penser, à les raconter ou à les ressasser, à les réinterpréter ou à les réinventer, à les regretter dans un sens ou dans un autre, temps qui compte pour ces moments-là plus que pour lui-même). De ce fait nous "vivons" quantitativement moins, mais la qualité de ces "moments choisis" (et sans doute choisis inconsciemment avant, pendant et après leur "temps réel"), relus et réécrits, remplit toute la durée de notre vie. Ces moments-là, que nous marquons par l'éternité graphique du parfait ou du futur antérieur (cela a eu lieu, cela aura eu lieu, ce qui pourrait se dire de chaque instant mais ne se dit en fait que de quelques-uns) ne sont plus tellement menacés (en tout cas moins que nous aurions pu le craindre a priori) par la "suite" des événements. L'histoire-récit en tant que succession indifférente d'événements recevrait sans doute son sens de sa fin, ce qui veut dire qu'elle n'en aurait pas tant qu'elle n'est pas finie (comme dans le conte chinois du paysan et du cheval où chaque nouvelle péripétie inverse le jugement porté sur toutes les précédentes); mais en fait chaque choix de séquence privilégiée comporte sa propre fin, ce qui lui assure un sens invulnérable quoi qu'il arrive ensuite. Ce sens est certes révisable, mais pour cela il ne suffit pas que de nouveaux événements arrivent, il faut que nous leur prêtions une importance égale ou supérieure à celle que nous avons déjà attribuée à nos "moments choisis" du passé -- ce qui arrive de moins en moins à mesure qu'on vieillit. Le regard qu'on porte sur "sa vie" étant radicalement différent au début et à la fin: au départ l'angoisse de la page blanche, où l'on ne sait pas ce qui comptera et marquera, où l'on craint le vide et l'insignifiance et où l'on s'accroche à n'importe quoi, au cas où, en redoutant que rien ne "marque"; à la fin la certitude de la page courte, mais mille fois relue et réécrite, où l'on est plus réticent aux ajouts."

Ces lignes que j'extrais telles quelles, avec ce que cette extraction ou extradition comporte de trahison même sans traduction apparente, d'une correspondance "privée" en partie consacrée au "sujet" de la trahison -- elles s'en extraient volontiers par leur "forme" impersonnelle, tout en y tenant par leur "fond" intime -- m'ont surpris, bien que je les aie écrites et même réécrites: ce n'était pas du tout ce que je voulais écrire, ce que j'avais commencé à écrire et qui s'était enlisé. Et de fait elles "répondent" moins directement à ce qui les précède dans le ("e-")courrier de mon interlocuteur ami (qui peut me lire ou ne pas me lire ici), sur le privilège douteux mais tenace, dans notre "histoire" ou récit autobiographique, du passé par rapport au présent, et du passé lointain sur le récent (thème qui sollicitait toute une chaîne de citations familières, de Qohéleth au Maupassant-Ophüls de La Ronde en passant par Les belles de nuit de René Clair), et de son éventuel rapport à une suite (sequel, Fortsetzung) connue, plus ou moins connue, voire tout à fait inconnue mais anticipée quand même dans le cas du "présent". Ce qui m'est apparu en cours de route, au point de rendre la route impraticable, c'est le caractère séquentiel et fragmentaire qui fait de l'autobiographie tout autre chose que le suivi d'une ligne naturellement continue: plutôt un montage cinématographique de plans et de séquences préalablement sélectionnés, quoique encore partiellement disponibles à l'arrangement de la mémoire et des mémoires. C'est alors au dialogue de Truffaut avec Jean-Pierre Léaud dans La nuit américaine que je repense: la vie n'est pas comme les films, il n'y a pas de temps mort dans les films, mais la vie racontée est bien comme un film, dont le tournage a déjà prévu l'ellipse des temps morts avant que le montage n'organise les fragments retenus dans une continuité rétrospective et artificielle. Je trouve aujourd'hui cette phrase de Pedro Almodóvar dans une interview sur ¡ Atame ! que je viens de revoir: "Il n'y a rien de plus authentique que l'artifice nu."

Il faudrait, bien sûr, nuancer et différencier ces considérations trop générales: il y a plus d'une manière de "scénariser", de "tourner" et de "monter" sa "vie", ses souvenirs et ses mémoires. Il y a un cinéma des temps morts (Wheel of Ashes, de Peter Emanuel Goldman, que j'ai vu il y a quelques jours, en est un excellent exemple, parmi tant d'autres). Mais il y a toujours un artifice du montage, une liberté rétrospective réelle quoique réduite par les choix préalables. Comme dans la réécriture littéraire, d'ailleurs (ainsi les "rédactions finales" des textes "bibliques", contraintes par le matériau antérieur tout en conservant une marge d'arrangement, qui peut donner un "sens" inattendu à l'ensemble sans réussir à effacer le sens partiel déjà constitué des unités qu'elles arrangent). Tout change, sans qu'aucun "auteur", même le dernier à parler, même le dernier à parler de lui-même, ait jamais le dernier mot.

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