Le blog de Narkissos

En toute volonté, humaine ou divine, reconnaître le cri, l'effort, l'instinct, l'action obstinée d'une passion animale; en celle-ci la sourde, obscure et puissante poussée d'une croissance végétale; et dans tout cela le repos indifférent de la flèche en plein vol, vibrant au cœur de sa cible ou rompue et gisant sur le sol, de la brise ou de la tempête, de la cascade, du torrent, du fleuve tranquille, de la mer belle à agitée ou du lac sans ride.

Masse de souffrance, qui te penserait, te pèserait, te mesurerait, te calculerait et te comparerait pour dire au juste ce que te font la multiplication, la division, l'addition et la soustraction de tes suppôts, le prolongement ou l'abrègement de leur durée, les infinies variations de leur économie cruelle et compatissante, affairée ou négligente, prévenante ou soignante, raisonnable ou acharnée à sauver ou à perdre ?

Il n'écrivait pas ce qu'il pensait, il ne pensait pas ce qu'il écrivait, du moins jamais simultanément ni synchroniquement, au moment et dans le mouvement où il l'écrivait: l'écriture, liquide même sans encre, s'insinuait dans les moindres failles de sa pensée comme elle s'engouffrait dans ses lacunes béantes, entre les pensées, dans les vides impensés de leurs (non-)rapports intelligibles et sensibles, formels et matériels, sonores ou graphiques, frayant, creusant, rongeant, frottant, frappant, épousant, éprouvant, ce qui lui offrait obstacle et chemin -- une pensée, sans doute, suivait tant bien que mal, avec le décalage régulier d'un écho ou d'un ressac ou un retard immense, comme à la relecture étonnée d'un texte oublié. A son tour elle se glissait, entre les lignes et entre les signes, pour y penser ce que l'écriture avait tracé là sans le penser. Qui écrivait, qui pensait ? -- Lui sans doute, le même et l'autre, et par ce jeu pronominal mille autres mêmes, morts et vivants, et par sa langue et sa culture d'autres langues et d'autres cultures, et l'homme et l'animal, et le dieu et le diable, et l'esprit et la matière, et tout l'être et tout le temps.

Pauvre magicien qui a besoin de quelque chose, pour la faire disparaître et reparaître.

L'épreuve décisive de l'amour -- où il s'éprouve effectivement et dans tous les sens de ce verbe -- survient au point où il s'aperçoit qu'il fait aussi le malheur de celui, celle ou ceux qu'il aime le plus. Qu'il y consente, tel un Christ kierkegaardien ou dostoïevskien, ou Les amants crucifiés de Mizoguchi, ou qu'il s'y refuse comme n'importe qui, même les susnommés autant qu'ils le peuvent, il le décide alors comme il se décide, infailliblement, sans le savoir. Avec crainte et tremblement sans doute, mais sans l'ombre d'un recul ni d'une avance, ni d'une régression ni d'une réflexion par rapport à l'acte où d'un coup il se détermine et se résout.

Tout acte attend comme toute phrase, patiemment et impatiemment, vainement et sûrement, sa relecture intelligente, critique, bienveillante, émerveillée, comme un jugement dernier d'une grâce au-delà du malentendu, de l'oubli et de l'effacement.  Il n'est, ne naît, ne vit et ne meurt que de cette attente.

Ce qui, comme la vie éternelle, le règne ou l'amour de Dieu, n'aurait pas de fin n'aurait pas non plus de commencement ni de sens. Et inversement, réplique aussitôt l'intuition du non-sens, fût-ce sous le vêtement modeste de l'interruption ou de la suspension du sens.

Ce n'est pas le Dieu des philosophes, ni celui des théologiens, qui répondrait à l'expérience --  celle dont je parle, dont tous parlent peut-être sans pouvoir en parler, que nous entendons appeler à son secours au moins un adjectif ou un complément, mais aucun ne lui va ou ne lui convient: fondamentale, mais elle ne fonde rien, abyssale plutôt mais elle n'abîme rien non plus; moins et plus que philosophique et religieuse, quand toute religion et toute philosophie en dépendraient; décisive sans décider de rien, inaugurale aussi souvent qu'elle se répète, la seule d'ailleurs à se répéter, inlassablement, là même où rien ne se répète jamais, d'une histoire à l'autre et dans chaque histoire, finissant précisément où elle commence: une déchirure de l'être, peut-être, mais qui ne laisserait aucune trace parmi les traces, pas même celle d'une cicatrice ou d'une couture, qui n'entamerait pas d'une fêlure la continuité générale: l'étonnement immémorial et toujours présent quand il arrive, qu'il y ait, pas même quelque chose plutôt que rien ni ceci plutôt que cela, mais précisément ce qu'il y a, ce qui arrive de toute sa provenance inextricable et intraçable. Si un nom, un visage ou une image se présentent là comme d'un dieu, ce n'est assurément pas d'un dieu raisonnable, ni raisonné ni médiatisé par quelques logos ou ratio, mais la fureur d'un arbitraire, sauvage jusqu'en son repos, le seul à la hauteur ou à la bassesse du hasard.

Temps réel, à la limite, de la passion et de l'action pures, de la pierre, du lancer et de la chute, de l'arbre, de la source ou du feu, A quoi toute conscience, animale déjà et de part en part, est nécessairement soustraite, ou dérobée, insensibilisée ou anesthésiée par la sensibilité même, en-deçà de tout langage, dans le sens ou le non-sens d'un moins d'être dont l'inexistence absolue de Dieu indiquerait à tout le moins la direction.