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28 mai 2013 2 28 /05 /mai /2013 15:40

Proposition de définition, aussi imprécise que réductrice (exploit plus banal qu'il n'y paraît), du champ lexical, sémantique et conceptuel de l'"élection", de la "prédestination" et autres notions connexes (cf. la fameuse séquence verbale de l'épître aux Romains, viii 28s: prognwsiV, prescience ou pré-connaissance, proorismoV, prédestination ou prédétermination, [pro]klhsiV, vocation ou appel [à l'avance]; mais aussi eklogh, élection, choix [divin], etc.), dans le prolongement de ceci et de cela : des choses qui se disent et se pensent -- qui ne peuvent pas ne pas se dire ou se penser, si extravagantes et ridicules qu'elles paraissent à tout autre point de vue -- au moment et au lieu où la voix de l'in-déterminé (de l'in-fini, de l'ab-solu) le plus vaste et le plus inconsistant parvient aux oreilles, quand il en a, du déterminé (fini, défini, relatif, contingent), au plus serré de sa détermination particulière, et où celui-ci la re-connaît, et comme telle et comme sienne, ou à lui destinée -- imaginons une molécule d'eau prisonnière de quelque canalisation sanitaire qui entendrait soudain l'appel irrésistible de l'océan. A ce point il semble en effet impossible de ne pas faire du plus impersonnel une affaire éminemment personnelle, dût-on pour cela renverser toute perspective sensible ou intelligible, faire éclater tout cadre spatial et temporel et mettre toute raison, toute logique, tout enchaînement de causalité ou d'inférence cul par-dessus tête.

Certes, un tel "événement" de langage et/ou de pensée ne saurait se produire que dans la mesure où il dispose d'un fonds lexical, sémantique et conceptuel adéquat; autrement dit d'un corpus textuel qui s'y prête, indéfiniment disponible, lisible, mémorisable, citable, récitable, réitérable, imitable, offert à toutes les interprétations et appropriations légitimes ou non, à toutes les résurgences, à toutes les réminiscences comme à tous les simulacres, à tous les travestissements et à toutes les dérives de sens.

On observera ainsi que la terminologie et la phraséologie de l'élection (etc.) dans le Nouveau Testament puisent à de nombreuses "sources" distinctes, en particulier dans l'"Ancien Testament". Langage du "destin" ou de quelque instance "supra-divine" assignant à chacun son "sort" ou son "lot", son "héritage", son "patrimoine" (dans la mythologie levantine, l'assemblée des dieux joue à cet égard un rôle assez semblable à celui du couple anagkh-moira chez les Grecs) --  y compris à chaque dieu sa terre et son peuple et à chaque peuple son dieu tutélaire (cf. Deutéronome xxxii, 8ss). Langage de la vocation fonctionnelle (ou "professionnelle") du "prophète", pour autant que cette charge contrairement à celle de prêtre n'est pas héréditaire, qui ne peut recevoir sa "mission" sans se sentir (être) l'objet d'une désignation particulière, remontant éventuellement avant sa naissance -- ainsi Jérémie, explicitement dans l'oracle introductif (i, 5), mais aussi bien Moïse ou Samuel, dont l'histoire est introduite par un récit préliminaire d'annonciation, de conception, de naissance ou d'enfance plus ou moins miraculeuse qui joue un rôle comparable, marquant d'avance l'intéressé et le mettant à part. Et comme du prophète il en va parfois du "juge" ou "sauveur" charismatique (p. ex. Samson), du roi tout spécialement lors des changements de dynastie (c.-à-d. quand au regard des légitimistes de la dynastie précédente le nouveau roi passe pour un usurpateur, ainsi David par rapport à Saül), ou encore du cadet prenant le pas sur l'aîné (Jacob sur Esaü, Joseph sur ses frères). L'exception à la loi établie, à la coutume ou à la règle ordinaire relève par défaut de l'arbitraire de l'élection divine, qui ne se justifie et même ne se dit qu'à se "rétrojeter", à se "projeter en arrière", en quelque forme de pré-destination rétroactivement-inscrite-à-l'avance-dans-le-passé (!) par des oracles, des signes, des présages. Cela, bien sûr, n'empêche pas le langage de l'exception de déborder l'exception proprement dite, de s'appliquer aussi à l'ordinaire par voie de ritualisation (ainsi les cérémonies d'intronisation des souverains les plus légitimes, lors de leur accession au pouvoir et peut-être de célébrations anniversaires, font appel au langage analogue de l'adoption-engendrement divin, cf. Psaumes ii ou cx). Plusieurs de ces éléments d'exception contribueront dans le judaïsme tardif à façonner la figure variable du "messie", l'"élu" par excellence -- d'où, dans les écrits chrétiens, non seulement une panoplie de "prophéties messianiques" tirées de façon plus ou moins ingénieuse ou alambiquée des textes juifs, royaux, sacerdotaux ou prophétiques, mais aussi la confection de récits analogues (ainsi les textes de nativité des évangiles de Matthieu et Luc respectivement inspirés des histoires de Moïse et de Samuel). Il y a aussi, à côté de tout cela, le type d'expérience dont témoigne le psaume cxxxix (voir le dernier lien supra), difficile à classer ou à qualifier, mystique, rituel, sapiential (l'un n'empêchant pas l'autre), mais apparemment dépourvu, contrairement aux cas précédemment évoqués, de toute finalité et même de toute utilité fonctionnelle: l'expérience décrite par le poète, anonyme sauf à prendre à la lettre (même pas hébraïque) le titre secondaire du psaume ("de/à David"), n'est pas subordonnée à l'exercice d'une fonction ni à l'accomplissement d'une mission, elle semble à cet égard "gratuite". C'est celle où le génitif de la connaissance du divin se retourne, où le connaître change de voix en passant de la voix active à la voix passive: de la tentative de connaître le divin à la certitude d'être connu de lui. Or cela non plus ne se dit pas sans se rétro(pro)jeter sur l'avant-naissance, voire (à mesure que la perspective de la creatio continua où tous les événements sont, en droit sinon en fait, rapportés à l'action divine, cède le pas à celle d'une creatio in principio qui ne distingue plus les "individus" dans l'"espèce" seule "créée" une fois pour toutes) sur l'avant-histoire et l'avant-monde ("avant la fondation du monde").

On remarquera, bien sûr, que l'exploitation de cette thématique de l'élection et de la pré-destination dans le Nouveau Testament n'est généralement pas l'expression spontanée d'une "expérience" individuelle ou collective de ce genre: elle est non seulement mise en forme (poétique ou prosaïque, narrative ou rhétorique), mais surtout mise au service de la théologie (ou de l'idéologie) des différents textes qui y recourent. Ce faisant elle passe du statut de parole "subjective" à celui de discours "objectif" (étant bien entendu que le couple "objectif" / "subjectif" n'est nullement superposable, ni respectivement ni inversement, au couple "vrai" / "faux"), et de là à celui de fait allégué (qui, lui, est susceptible d'être "vrai" ou "faux"). Corrélativement elle se trouve de nouveau (par rapport au type de discours "subjectif" et "gratuit" du psaume cxxxix) assujettie à une finalité, celle d'un dessein divin (explicitement: proqesiV dans Romains viii), dont la conception peut varier considérablement d'un "auteur" ou d'une "école" à l'autre, mais qui comporte peut-être toujours, quoique selon des modalités et des proportions diverses, un aspect "progressif" et un aspect "cyclique". L'élection (etc.) des élus n'est pas une fin en soi, elle anticipe et sert une autre fin qui la dépasse, elle tend vers celle-ci qui reste future, mais qui est par un autre côté une manière de rétablissement, de restauration ou de réintégration et de retour à l'origine (cf. Dieu tout en tous chez Paul, la coïncidence du retour au Père et du salut du monde chez Jean, etc.). L'horizon (rappelons encore que le mot vient précisément du verbe grec traduit par destiner dans la "pré-destination", pro-orizw) est courbe en plus d'un sens.

Peut-être l'ensemble de ce champ (lexical, sémantique, conceptuel) n'est-il plus guère accessible au lecteur moderne que par un détour vers un champ adjacent, dont la frontière avec celui-là est d'ailleurs indécise: jusque dans les variantes textuelles des manuscrits on hésite quelquefois entre ces termes pratiquement interchangeables que sont l'"élu" et le "bien-aimé" (eklhktoV-agaphtoV). N'est-il pas vrai que l'expérience et l'expression de l'amour, de l'aimer et de l'être aimé, les plus immédiates et les plus médiatisées, les plus authentiques et les plus contrefaites, les plus naïves et les plus élaborées, convoquent non seulement quelque chose de similaire, mais bien le langage même de l'élection et de la pré-destination, avec les mêmes "effets poétiques" d'absolutisation, de rétro-pro-jection, de paradoxe spatio-temporel, d'une exclusivité qui ne souffre pas de ne pas tout inclure ? Chez Nietzsche encore, n'est-ce pas sous le masque de la "volonté de puissance" l'amour même qui "veut l'éternité"  et ne saurait se contenter de moins, quitte à recourber l'avenir vers le passé en "éternel retour" ?

 

 

 

 

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