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25 février 2014 2 25 /02 /février /2014 18:32

Qui supporterait le temps et le tourment d'aimer, si celui-ci n'était assuré de se convertir et de se capitaliser instantanément en certitude apaisante d'avoir aimé (c'est peut-être ce qui paraît un peu trop explicite dans la conclusion de Gertrud, de Dreyer -- et pourtant...) ? -- et si la plénitude de l'amour accompli, gravé une fois pour toutes en son éternité mnémographique, intangible et inaliénable, ne précédait, ne prévenait et ne doublait de sa prescription ou de son pré-texte immémorial chaque moment et chaque mouvement d'amour présent et fragile, sensible et vulnérable, vivant et mortel, en devenir incertain ? Aimer, de ce point de vue et en exagérant à peine: un (plus ou moins) mauvais moment à passer, et une bonne chose de faite. L'œil ici n'est simple que l'espace d'un éclair, qui le prend au dépourvu et ne lui laisse pas le temps du calcul et de la spéculation -- pas même celui de la réflexion qui lui permettrait de se (sa)voir simple. Aussitôt après, comme avant, il louche sur la sécurité du participe passé, du passé composé au futur antérieur (j'ai aimé, j'aurai aimé). L'auxiliaire de conjugaison (avoir) se fait d'ailleurs ici l'écho de la duplicité foncière de "l'amour" qui tolère d'être l'objet d'un avoir (agaphn ecein, 1 Corinthiens xiii, 1ss etc.), et qui ainsi porte en germe toute l'hypocrisie potentielle de sa prétention à la possession permanente et à la constance.

Sans doute une telle "critique" vise-t-elle tout spécialement (une fois de plus) l'amour identifié sans condition, sans réserve et sans autre au bien, et, partant, au devoir, à l'oeuvre ou au mérite -- ce qu'il est advenu du commandement-d'amour dans la "civilisation judéo-chrétienne", y compris et peut-être surtout dans ses prolongements post-chrétiens ou "sécularisés".

A cette critique cependant l''amour "johannique" pourrait bien échapper -- sûrement pas parce qu'il se donne pour mutuel ou réciproque (les-uns-les-autres), amour du ou des "frères" plutôt que du "prochain" ou des "ennemis", mais parce qu'il se veut divin, et d'une divinité plus grande que tout, qui ne se laisse circonscrire par aucune inscription, qui excède en son "principe" comme en sa "fin" toute totalisation et, dans l'intervalle, toute "incarnation" définitive en "sujet" ou en "objet" d'amour (cf. http://oudenologia.over-blog.com/article-biotypographies-120623192.html).

Plus grand (meizwn): ce comparatif banal, souvent puéril (mon dieu, mon papa est plus grand que le tien, et ainsi de suite), joue en effet un rôle assez remarquable dans le corpus johannique. Passons -- en les remarquant tout de même -- sur les passages où le Christ est déclaré "plus grand" (que Jacob, Jean iv, 12; que Jean-Baptiste, v, 36; qu'Abraham, viii, 53; cf. Matthieu xi, 11//; xii, 6//), sur les emplois de type proverbial qui sont peut-être un peu moins caractéristiques (le serviteur n'est pas plus grand que son maître, xiii, 16; xv, 20), ou sur la formule épistolaire stéréotypée (quoique morphologiquement irrégulière) de 3 Jean 4 (je n'ai pas de plus grande joie). Reste une dizaine d'occurrences à relire:

i, 50s: Οτι εἶπόν σοι ὅτι εἶδόν σε ὑποκάτω τῆς συκῆς πιστεύεις; μείζω τούτων ὄψῃ. καὶ λέγει αὐτῷ, Ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ὄψεσθε τὸν οὐρανὸν ἀνεῳγότα καὶ τοὺς ἀγγέλους τοῦ θεοῦ ἀναβαίνοντας καὶ καταβαίνοντας ἐπὶ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου 
(A Nathanaël): Parce que je t'ai dit que je t'ai vu sous le figuier, tu crois ? Tu verras plus grand que cela. Amen, amen, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de dieu monter et descendre vers le fils de l'homme.

v, 20: γὰρ πατὴρ φιλεῖ τὸν υἱὸν καὶ πάντα δείκνυσιν αὐτῷ αὐτὸς ποιεῖ, καὶ μείζονα τούτων δείξει αὐτῷ ἔργα, ἵνα ὑμεῖς θαυμάζητε.
Car le père aime le fils et lui montre tout ce qu'il fait, et il lui montrera des œuvres plus grandes que celles-là (ou: que cela), pour que vous soyez étonnés.

x, 29s:  πατήρ μου δέδωκέν μοι πάντων μεῖζόν ἐστιν, καὶ οὐδεὶς δύναται ἁρπάζειν ἐκ τῆς χειρὸς τοῦ πατρός. ἐγὼ καὶ πατὴρ ἕν ἐσμεν
Mon père qui m'a donné (objet sous-entendu: qui m'a donné quelque chose; des "moutons" par exemple, figurant des "disciples" selon la lecture la plus primaire de la "parabole" qui précède) est plus grand que tout, et nul ne peut arracher de la main du père; moi et le père, nous sommes un.

xiv, 12: ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, πιστεύων εἰς ἐμὲ τὰ ἔργα ἐγὼ ποιῶ κἀκεῖνος ποιήσει, καὶ μείζονα τούτων ποιήσει, ὅτι ἐγὼ πρὸς τὸν πατέρα πορεύομαι:
Amen, amen, je vous le dis, celui qui croit en moi, celui-là fera aussi les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes que celles-là, parce que moi je vais au père.

xiv, 18: ἠκούσατε ὅτι ἐγὼ εἶπον ὑμῖν, Ὑπάγω καὶ ἔρχομαι πρὸς ὑμᾶς. εἰ ἠγαπᾶτέ με ἐχάρητε ἄν, ὅτι πορεύομαι πρὸς τὸν πατέρα, ὅτι πατὴρ μείζων μού ἐστιν.
Vous avez entendu que je vous ai dit: Je m'en vais, et je viens à vous; si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez que je m'en aille au père, car le père est plus grand que moi.

xv, 13: μείζονα ταύτης ἀγάπην οὐδεὶς ἔχει, ἵνα τις τὴν ψυχὴν αὐτοῦ θῇ ὑπὲρ τῶν φίλων αὐτοῦ. 
Personne n'a de plus grand amour que celui-ci: que quelqu'un dépose son âme (donne sa vie, se donne) pour ses amis.

xix, 11: ἀπεκρίθη [αὐτῷ] Ἰησοῦς, Οὐκ εἶχες ἐξουσίαν κατ' ἐμοῦ οὐδεμίαν εἰ μὴ ἦν δεδομένον σοι ἄνωθεν: διὰ τοῦτο παραδούς μέ σοι μείζονα ἁμαρτίαν ἔχει.
Jésus lui répondit (à Pilate): Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir s'il ne t'avait été donné d'en haut: c'est pourquoi celui qui m'a livré à toi (Judas, ainsi qu'on le comprend habituellement, bien qu'il ne réponde guère à la logique de l'argument ? le grand prêtre ? le "prince de ce monde" ? le dieu lui-même ?) a un plus grand péché.

1 Jean iii, 19s: [Καὶ] ἐν τούτῳ γνωσόμεθα ὅτι ἐκ τῆς ἀληθείας ἐσμέν, καὶ ἔμπροσθεν αὐτοῦ πείσομεν τὴν καρδίαν ἡμῶν  ὅτι ἐὰν καταγινώσκῃ ἡμῶν καρδία, ὅτι μείζων ἐστὶν θεὸς τῆς καρδίας ἡμῶν καὶ γινώσκει πάντα.
Et en cela (si nous aimons) nous saurons que nous sommes de la vérité, et devant lui (ou elle) nous persuaderons notre cœur: si notre cœur nous condamne, le dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout.

iv, 4: ὑμεῖς ἐκ τοῦ θεοῦ ἐστε, τεκνία, καὶ νενικήκατε αὐτούς, ὅτι μείζων ἐστὶν ἐν ὑμῖν ἐν τῷ κόσμῳ.
Vous, vous êtes du dieu, petits enfants, et vous les avez vaincus (les anti-christs), car celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde.

v, 9: εἰ τὴν μαρτυρίαν τῶν ἀνθρώπων λαμβάνομεν, μαρτυρία τοῦ θεοῦ μείζων ἐστίν, ὅτι αὕτη ἐστὶν μαρτυρία τοῦ θεοῦ, ὅτι μεμαρτύρηκεν περὶ τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ.

Si nous recevons le témoignage des hommes, le témoignage du dieu est plus grand; et tel est le témoignage du dieu, qu'il a témoigné de son fils. 

A parcourir cette série toute formelle, l'impression qui se dégage est celle d'une ouverture ou d'une déchirure, répétée et chaque fois nouvelle, d'un horizon donné: sitôt après la première annonce d'un plus grand, c'est le ciel qui s'ouvre, comme dans la scène du baptême des Synoptiques (Matthieu iii, 16), pour une réminiscence de l'échelle de Jacob (Genèse, xxviii) qui porte la figure du "fils de l'homme" à une dimension cosmique, passant dans les deux sens (les anges montent et descendent) la "frontière" habituellement close entre la terre et le ciel. L'appel réitéré au plus grand, surtout quand il est positif et futur (ce qui n'est précisément pas le cas de "l'amour", en xv, 13, et pas non plus des usages proverbiaux signalés plus haut, au présent gnomique de la vérité générale), a pour effet d'ouvrir la perspective au-delà du "donné" et de l'"acquis" de la connaissance, de la conscience ou de l'expérience, vers un espace inconnu et indéterminé hormis par le fait qu'il est "plus grand". Il empêche de s'arrêter à ce qu'on sait ou à ce qu'on croit savoir, pour l'avoir appris, vu ou entendu, et relance vers un élargissement à venir d'où précisément on ne l'attendait pas. Il y aura plus grand que les "œuvres" ou les "signes" (c.-à-d. les "miracles") accomplis par le Christ, plus grand que le Christ lui-même tel qu'il est déjà connu; même le disciple qui n'est pas plus grand que le maître fera des "œuvres" plus grandes que celui-ci, dans la mesure où il est entraîné dans ce mouvement vers ce(lui) qui est plus grand que tout, autrement dit im-mense. Le dépassement toujours à refaire, l'excès en souffrance, seul un comparatif relatif en effet peut le dire, qui se rapporte à une grandeur connue, fût-elle à chaque fois différente, pour dire plus grand qu'elle -- et non pas un superlatif absolu, le plus grand, qui arrêterait et totaliserait le mouvement sur une grandeur suprême, ineffable peut-être mais statique, définitive en tant que dernière. Penser -- regarder pour ainsi dire au-delà de l'horizon, non pour embrasser une totalité qui se refermerait en un autre horizon, mais juste derrière l'horizon du moment, quel qu'il soit, un peu plus loin, ce qui là déjà est et arrive -- ainsi Jean Beaufret illustrait-il à peu près, si mes souvenirs sont bons, la "pensée à venir" dont son maître Heidegger aimait à répéter que nous ne (la) pensions pas encore.

L'amour -- ô combien érotique dès lors même s'il se nomme agaph -- entendu comme ce mouvement de débordement qui précède tout sujet et ne s'arrête à aucun objet, n'est, par définition ou plutôt faute de définition, jamais accompli. Ou bien il l'est toujours, indépassable comme le dépassement même: rien n'est plus grand que lui qui est plus grand que tout, parce qu'il tend toujours vers plus grand, dans la mesure où il excède toute mesure et où sa fin n'est autre que la fin de soi. Celui-là, Dieu peut bien l'être, être (dit) amour (1 Jean iv, 8, 16) comme il est (dit) lumière (1 Jean i, 5) ou esprit (c.-à-d. souffle, Jean iv, 24), si cette essence n'est rien d'autre que son événement, si sa définition se dérobe à toute définition, parce qu'elle elle ne "comprend" ni ne "contient" rien qui ne déborde toute capacité de compréhension et de contenance.

Plus grand, en latin majus, ce sera aussi le mot clé de la définition de "Dieu"  (aliquid quo nihil majus cogitari potest, ce dont on ne peut rien penser de plus grand) dans la fameuse "preuve ontologique" de saint Anselme, dont on hésite toujours à décider si elle est stupide ou géniale. On n'en finira pas de s'étonner -- c'est un des traits les plus largement reconnus des textes "johanniques" -- que la plus grande profondeur s'ouvre à l'expression la plus simple, la plus naïve en apparence. Comme certains mots d'enfants nous reconduisent, pour la passer encore et encore, à la frontière où la pensée se perd, et autrement commence, inséparable de l'aventure. 

 

 

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